Une journée particulière

par Lorenzo dell’Acqua

Cette journée avait été si particulière que j’envisageais de la raconter à mes amis. Malheureusement, quarante-huit heures plus tard, je ne me souvenais déjà plus pourquoi et ce n’était pas les 6,4 kilomètres parcourus à pied, une distance respectable à mon âge sans être pour autant un réel exploit, qui en étaient la raison. La disparition récente d’un ami confirma le bien-fondé de ma décision : mon Journal Illustré m’avait été fort utile pour retrouver tous les bons moments passés avec lui et tombés dans l’oubli.

C’était donc un 11 novembre qui n’avait rien de plus original que les soixante-quatorze précédents. Je quittai mon domicile assez tôt le matin, mais pas trop quand même, pour rejoindre à la Brasserie Mollard un ex-ami redevenu mon ami. Les horaires de nos levers me fournirent un sujet de réflexion pendant le trajet en bus. Quand on se lève tard, la journée ne commence que deux heures plus tard après le dérouillage matinal obligatoire à notre âge et c’est alors le moment de se mettre à table pour le déjeuner. Autrement dit, quand on se lève tard, on se prive de la moitié du peu de temps qui nous reste à vivre.

Vous vous demandez pourquoi j’allais à la Brasserie Mollard si éloignée de mon domicile ? Ce n’était bien évidemment pas à cause de son nom peu attractif surtout pour un restaurant mais parce que sa situation devant la Gare Saint Lazare permettait à mon filleul, ingénieur à Rueil, de venir par le train déjeuner avec moi. Je l’avais donc choisie ce jour-là malgré la distance pour faire plaisir à mon ami X. qui demeure lui aussi dans la banlieue ouest. Depuis cinquante ans, et sans que cela ne m’ait jamais posé le moindre problème, c’était lui qui était obligé de traverser Paris en métro pour me rejoindre à La Coupole. Je ne crois pas qu’il s’agissait d’égoïsme de ma part mais plutôt de mon incapacité à me mettre à la place des autres. Y parvenir ne serait-il pas le début de la sagesse ?

Vers dix heures, je prends donc l’autobus, ligne 27, parce que la météo est si déprimante que je n’ai pas le courage d’y aller en métro. Mon intention était de passer avant notre repas aux Galeries Lafayette Haussmann, seul Grand Magasin à disposer à mon avis d’un nombre suffisant de rayons pour résoudre mes problèmes vestimentaires. Jusqu’à présent, il m’avait été impossible de voir de mes propres yeux le sweater vert de Levi’s ailleurs que sur un catalogue en ligne aux couleurs pisseuses. Comme ils taillent petit, il me fallait aussi l’essayer parce que chez eux le modeste L me va mieux que le prestigieux XL. Je descends à la station Auber et rejoins sans difficultés ma destination. A ma grande surprise, le personnel que je rencontre est aimable, comprend ce que je lui demande et m’indique sans se tromper l’étage des sweaters. La jeune fille du premier stand en haut de l’escalator me renseigne elle aussi en souriant bien qu’elle n’en vende pas. J’avais oublié de vous signaler que je manquais aussi de sweaters assortis à la couleur de mes jeans. Ses conseils judicieux me permettent d’en trouver non pas un mais deux de couleur bleu marine dans une boutique qui, en revanche, semble ignorer la couleur verte pourtant caractéristique de leur logo. Le problème de cette marque, c’est justement son logo démesuré qui vous couvre l’hémithorax gauche et vous transforme en homme-sandwich. J’avertis la vendeuse, charmante elle aussi, que j’allais faire le tour du magasin et ne reviendrai vers elle qu’en l’absence d’affinité ailleurs, ce qui fut le cas. Bien qu’elle ait disparu entre temps, j’achetai à son remplaçant, un gamin chaleureux bien qu’un peu trop compatissant à mon goût, celui des deux dont le logo était d’une taille raisonnable. En quittant ce magasin aux employés si sympathiques, je me suis fait cette réflexion : ou bien j’étais trop sévère avec eux par le passé ou bien leurs comportements avaient changé dans le bon sens.

Il me restait dix minutes avant mon rendez-vous quand je me retrouvai  devant le Printemps et, qui plus est, celui des hommes ! Je grimpai au troisième étage où il n’y avait toujours pas mon sweater Levi’s vert mais je demandai à en  essayer un autre de façon à connaître ma taille exacte au cas où je serai obligé de le chercher sur internet. La bonne volonté et la gentillesse du vendeur me firent chaud au cœur et, emporté par ma gratitude, je lui achetai le modèle L noir alors que j’en possédais déjà un similaire mais d’une autre marque. En sortant du Printemps, je fus envahi par cette culpabilité disproportionnée que je ne m’explique toujours pas et qui pourrit ma vie depuis ma naissance.

Si tous les vendeurs et toutes les vendeuses du quartier faisaient preuve des mêmes qualités, je risquais de ne pas être capable de rapporter chez moi l’ensemble de mes acquisitions. Malgré cette crainte légitime, je ne pus résister à l’appel du rayon Librairie d’autant que je n’avais pas de cadeau pour mon ami de cinquante ans. Le vendeur fort sympathique était lui aussi prêt à m’aider mais il ne connaissait pas l’ouvrage que je voulais offrir à mon copain. Les romans de gare, me dit-il avec un humour inattendu, ce n’est pas mon rayon, au propre comme au figuré. Un Roman de Gare était en réalité le titre du livre en question. Il me l’a trouvé ainsi que le précédent de Philibert Humm, Roman Fleuve, un livre inutile au plan littéraire mais très utile comme antidépresseur qui m’avait bien distrait des horreurs du quotidien. Mes éclats de rire avaient même réveillé mon épouse endormie. Après avoir feuilleté en passant celui de Charles Dantzig, Théories des théories, je l’achetai aussi parce que la page 84 traitait de la théorie de la connaissance des êtres, un sujet qui m’intéresse beaucoup en ce moment.

Je suis allé ensuite m’installer chez Mollard à une table assez isolée pour que nos déficits auditifs ne gâchent pas la conversation. Comme X. me l’avait demandé la veille, nous fîmes comme si nous nous retrouvions quinze jours après notre précédent déjeuner alors qu’en réalité, brouille entre nous oblige, cela faisait plus de dix huit mois. Technique efficace, je le reconnais, car nous n’avons jamais évoqué les raisons de notre discorde. Malgré le temps passé, il avait toujours ces mêmes défauts enfantins qui expliquent, et mon indulgence à son égard, et mon incapacité à lire son blog. Peu importe ce que nous avons mangé mais la choucroute de la mer était aussi aimable que le garçon.

La journée aurait pu s’arrêter là tant la disponibilité et l’efficacité de tous les interlocuteurs auxquels j’avais eu affaire m’avaient enchanté. Par chance supplémentaire, je réussis à introduire tous mes achats, sweater superflu et livres non prévus, dans un petit sac à dos en toile que mon épouse avait eu la gentillesse de me prêter à condition que je ne l’abîme pas.

En quittant X. et la Brasserie Mollard, il me prit l’envie de passer par les Jardins du Palais Royal. Comme je ne compte plus trop sur ma seule mémoire, j’ai fait appel par précaution aux photos que j’avais prises et qui sont mon bloc-notes. Cette démarche ne s’est pas avérée inutile : j’avais complètement oublié ma rencontre avec le seul pigeon intelligent de Paris. En réalité, je ne l’avais pas vu mais il est passé devant moi au moment où je déclenchais. Par un coup de chance cher à Cartier-Bresson, il était dans la bonne position, pile au centre, et les ailes déployées vers le haut alors que, déployées vers le bas, elles rendent tous les volatiles hideux. Allez, puisque c’est vous, je vais vous le montrer. Pas mal le pigeon, non ?

Initialement, les Colonnes de Buren ne m’avaient pas du tout plu comme d’ailleurs la plupart des œuvres contemporaines installées à côté de chefs d’oeuvre anciens. Bien que cela n’ait rien changé à mon impression défavorable, je savais pourtant que le magnifique temple de Karnak en Egypte est une juxtaposition de constructions ayant parfois deux mille ans d’écart. Reconnaissons que les Colonnes de Buren comme la Pyramide de Peï sont très photogéniques, surtout ce jour-là où certains visiteurs du Palais Royal portaient des vêtements rayés noirs et blancs.

Apparemment, vous ne réalisez pas les risques insensés que j’ai pris. Il est en effet désormais interdit de photographier les enfants et les jeunes filles en minijupe dans les lieux publics. Comme je l’ai appris à mes dépens, les photos où ils figurent sont considérées par les gendarmes assermentés comme de la pédophilie ou de la pornographie. Cette dérive intégriste qui n’a rien à envier à l’Inquisition risque un jour prochain de condamner au bûcher plus de la moitié de la Peinture et quasiment toute la Sculpture. J’empruntais ensuite le couloir Richelieu pour traverser le Louvre puis prendre le bus 27 sur les quais.

Voilà le récit d’une seule journée qui fait tout de même six pages. Proust n’a plus qu’à bien se tenir ! Je m’en vais de ce pas le soumettre à NRCB mais, attention, Philippe, je l’ai tellement polissé que tu risques de glisser en le lisant.

 

4 réflexions sur « Une journée particulière »

  1. Critique d’Une Journée Particulière par Freddy Scotch
    Comme l’ont remarqué les cinéphiles, Une Journée Particulière est la fidèle transcription à la littérature du chef d’œuvre filmé d’Ettore Scola dont elle a emprunté le titre. Certes, les personnages ont été un peu modifiés mais on retrouve dans le responsable du rayon librairie au Printemps Haussmann largement inspiré de NRCB l’isolement vertigineux et la détresse sexuelle de Mastroianni mis au ban de la société fasciste. De même, l’affriolante vendeuse du stand Lacoste auquel le narrateur ne semble pas insensible nous rappelle l’ampleur du décolleté de Sophia Loren. Certes le lieu du drame qui se déroule sur les Grands Boulevards à Paris n’évoque que d’assez loin le toit du misérable immeuble de la banlieue de Rome en 1937 où l’héroïne étend ses sweaters verts fraîchement lavés avant d’offrir ses charmes à Mastroianni. Le passage à l’acte qui occupe un bon moment dans le film n’est qu’évoqué ici qu’avec une élégante pudeur quand le narrateur s’isole avec la souriante vendeuse de sweaters dans une cabine d’essayage pendant plus d’une demie heure. Et les colonnes de Buren me direz-vous ? Que vient faire leur laideur dans cette histoire ? Le choix de ces clichés vulgaires serait une métaphore de la politique affreuse de l’Italie d’alors. Quoi qu’il en soit, et contrairement à des exemples récents ayant fait l’objet d’une publication complaisante dans le JdC, on est en présence d’un passage réussi du filmé à l’écrit dont nous régale, le mot n’est pas trop fort, ce fin gourmet de Lorenzo.

  2. L’ironie acerbe du commentaire de NRCB qui a profondément blessé Lorenzo traduit hélas son amertume de ne pas être le personnage principal de cette dernière nouvelle . Il est certain que son rôle était plus gratifiant dans Une Américaine à Paris. Pourtant, Lorenzo affirme s’être largement inspiré de lui pour le personnage du responsable du rayon librairie au Printemps Haussmann. Effectivement, en y regardant de plus près, son humour décadent, son analyse fulgurante de la situation, la précision mathématique de son raisonnement et la percutante efficacité de ses conclusions ne se rencontrent dans la vraie vie que chez les Ingénieurs des Ponts à la retraite.
    Bloody Al Aisne

  3. C’est aussi mon avis et j’en profite pour féliciter NRCB de la pertinence de ses prévisions

  4. Note du NRCB
    Absolutely fabulous !
    Qu’il est palpitant le récit de cette fantastique quête de l’armure du chevalier moderne à travers la sombre forêt Lafayette, toute peuplée de méchantes fées et de gentilles sorcières, de trolls amicaux et d’enchanteurs vénaux. Elle est prenante du début à la fin, cette histoire de recherche impossible et pourtant cruciale, surtout quand on en arrive au dilemme de la taille : XL or not XL ? L’introspection du narrateur quant il s’agit pour lui de choisir la couleur verte qui lui ira le mieux au teint est bouleversante, mais c’est à propos du logo, équivalent moderne des armoiries du chevalier d’aujourd’hui, que l’on atteint des sommets qui n’ont plus été visités depuis la Chanson de Roland. Bien que personnellement je préfère le blason de Ralph Lauren, ce cavalier qui tape sur la tête de son cheval avec un marteau à long manche, celui des chevaliers de l’ordre de Levi’s Strauss est toujours aussi glorieux et représentatif de la permanence de l’esprit de conquête qui anime à nouveau l’Amérique et le Canada enfin bientôt réunis.
    Malgré l’abondance de détails qui ne peut que rappeler la description du vistemboire à goupilles inversées dans le catalogue de la Redoute de 1919, année du prix Goncourt de Marcel Proust, des questions demeurent sur certaines parties du texte.
    Par exemple, quand il pleut, le narrateur préfère-r-il réellement se rendre au champ de bataille en autobus plutot qu’en métropolitain, ou bien est-ce seulement pour contredire le bon sens commun?
    Autre exemple, pourquoi choisir un 11 novembre, jour ô combien symbolique de paix, pour aller raviver sa querelle avec X, alors qu’un cessez le feu téléphonique venait juste d’être conclu avec lui ?
    Pourquoi, aussi, ne pas évoquer franchement avec X les vrais motifs de sa discorde, et crever ainsi l’abcès, alors que l’on sait qu’il est inévitable que le sujet revienne un beau jour sur le tapis ?
    Pourquoi cette situation me rappelle-t-elle les rapports entre Chirac et Balladur, le premier disant du second qu’il était « un ami de trente ans ! » tout en s’apprêtant à le tuer politiquement ?
    L’incapacité de se mettre à la place des autres a-t-elle un nom ? Qu’en penserait MonChat (GPT) ?
    Malgré ces quelques zones de flou, ce morceau de bravoure reste un grand moment. L’année littéraire s’annonce splendide.

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