Rendez-vous à cinq heures à la pharmacie

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Numéro 048
par Lorenzo dell’Acqua

Canicule oblige, je portais alors une robe si légère qu’elle ne m’avait pas permis de garder mon soutien-gorge. A cinquante ans passés, l’indécence de cette frivolité ne risquait pas de provoquer un scandale. Jeune, j’avais été une Louise Brook blonde aux yeux verts fort courtisée qui conservait aujourd’hui de beaux restes arrondis par un léger embonpoint. Pharmacienne dans une station balnéaire agréable, je n’étais pas malheureuse mais, ce matin-là, ma tenue aguichante m’avait donné à la fois l’illusion d’être encore désirable et une nostalgie un peu volage.

Le chiffre qui s’affichait là-haut sur l’écran était identique à celui inscrit sur le petit papier blanc qu’il me tendait. C’était donc bien son tour.

— Numéro 048, merci de me montrer votre ordonnance

— La voici. Le Crestor, précisa-t-il, c’est pour le saucisson

Cette plaisanterie si souvent entendue ne m’amusait plus depuis longtemps. Je levai alors les yeux, curieuse de voir la tête de ce vieux monsieur qui se croyait encore drôle. Ni beau, ni laid, une expression déroutante sur le visage, à la fois sérieuse et naïve, les cheveux encore fournis bien que plus blancs que blonds, il avait un âge difficile à situer entre la cinquantaine lasse et la soixantaine avantageuse. Je me résignai sans regrets à rester dans l’incertitude quand un frisson me traversa au moment où je croisai son regard sombre. Mon trouble me fit imaginer que cet inconnu n’était pas insensible à mes charmes épargnés par le temps. Son sourire insistant était comme une invitation au flirt, voire plus, si affinités. Ma robe décolletée, et même très décolletée, offrant à sa vue l’échancrure de mes seins avait pu lui évoquer des souvenirs torrides bien que je ne nourrissais plus guère d’illusions sur leur pouvoir de séduction. Envahie par le fol espoir d’une aventure qui s’offrait à moi pour la dernière fois, je ne parvins cependant pas à le retenir quelques minutes de plus. Une fois sa facture réglée, il quitta la pharmacie sans même se retourner.

Seule et désemparée derrière mon comptoir, je me retrouvai livrée à mon désarroi surement favorisé par la robe moulante que je portais sans rien dessous. Pourtant, ce n’était pas par provocation que je m’étais ainsi dénudée et seule la canicule en était la raison. Je crois que les conditions atmosphériques et leurs conséquences vestimentaires avaient réveillé en moi un désir évanoui depuis des années. Je vis s’éloigner avec une tristesse infinie mon ultime bien qu’hypothétique amant.

Quelques jours plus tard, nous étions allés nous baigner sur la plage de L. avec ma fille, son mari et leur bébé. Enserrée dans un maillot de bains deux pièces laissant deviner mes attraits d’hier, j’étais allongée avec eux sur le sable. Comme souvent en ces fins d’après-midi ensoleillées de septembre, il n’y avait pas le moindre souffle de vent et la température était d’une incroyable douceur. D’un bleu profond, sans la moindre ride, la mer ressemblait à un lac dont l’eau transparente nous incitait à venir nous y rafraîchir.

Il était là, à deux pas de nous, nu, en tout cas c’est ainsi que je le vis, le corps épargné, non pas beau, mais encore acceptable malgré un âge certain. Je ne pouvais m’empêcher de le regarder et il s’en aperçut. Je crois qu’il n’y fut pas insensible.

Comme il y avait foule le jour où il revint à la pharmacie, j’eus le temps, malgré mon émotion, de trouver une introduction spirituelle à nos retrouvailles inespérées.

— Seriez-vous déjà en manque de Crestor ?

— Non, de vous, Madame.

Lorenzo dell’Acqua

6 réflexions sur « Rendez-vous à cinq heures à la pharmacie »

  1. Je ne m’attendais pas à ce que Lariégeoise se jette sur le saucisson avec une telle frénésie. Il est vrai que ce mot était malvenu surtout dans une nouvelle érotique. J’ai donc décidé de remplacer « saucisson » par « rillettes ». Si « rillettes » lui évoque toujours le Viagra, je pense qu’elle devrait consulter un psychanalyste.

  2. Ah ! D’accord, d’accord ! C’était une plaisanterie réservée aux carabins et aux apothicaires ! Je suis rassuré.

  3. Le Crestor est un hypolipémiant prescrit pour faire baisser les taux de cholestérol et de triglycérides dans le sang qui endommagent nos artères, le cœur etc … Il est remarquablement efficace et bien toléré à tel point qu’il est souvent pris pour éviter de faire des régimes alimentaires compliqués sans matières grasses et, en particulier, sans saucisson. Donc, quand tu en prends, tu peux manger du saucisson et des tartines de pain beurré à la moelle.
    J’ai préféré prendre l’exemple du saucisson parce que le pain beurré à la moelle aurait été un peu lourd et moins poétique dans le bref échange entre la pharmacienne et son client.

  4. « — La voici. Le Crestor, précisa-t-il, c’est pour le saucisson
    Cette plaisanterie si souvent entendue ne m’amusait plus depuis longtemps
    . »

    Moi non plus, mais c’est parce que je ne la comprends pas.

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