¿ TAVUSSA ? (92) : La votation des trottinettes

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Dimanche dernier, j’ai voté. Eh oui ! Je fais partie des 7 ou 8000 parisiens qui, bravant le côté ridicule de la consultation, sont allés voter dans leur Mairie. Après avoir parcouru 670 kilomètres sous une pluie battante, après avoir déployé mille ruses pour franchir l’infranchissable Porte d’Orléans, après avoir suivi un Waze en délire et en zigzag à travers la moitié du XIIIème arrondissement, après avoir déchargé mes valises, colis, sacs plastiques, glacières et vêtements en vrac, entassé tout cela dans trois fournées d’ascenseur, monté le chauffage de l’appartement, je suis ressorti et j’ai voté. À propos de trottinettes. Comme un Suisse à propos d’un changement de sens unique. Comme un con.

Je suis donc allé jusqu’à la mairie, et une fois là-bas, il ne m’a pas fallu plus de quinze minutes pour
— faire la queue
— me faire contrôler mon identité
— assister à une bagarre
— monter deux étages à pied
— voter pour ou contre les trottinettes
— voter pour ou contre la végétalisation du quartier Mouffetard
— traverser à grands pas une vague exposition sur les Ponts
— redescendre deux étages et
— me retrouver, devoir accompli devant le Panthéon. Génial !

Faire la queue ? Normal…
Se faire contrôler son identité pour aller voter ? Rien à dire…
Assister à une bagarre ? Intéressant !

Voilà : j’arrive au premier contrôle, celui du contenu des sacs. Il s’effectue au moyen de deux agents de sécurité en grand uniforme, juste après le passage du sas vitré. Comme je n’ai pas de sac, je passe cet examen haut la main et m’ajoute à la file de droite qui avance lentement vers le deuxième contrôle, celui de l’identité. Je le passerai également avec succès, puisque je suis moi et que je peux le prouver. Mais avant cette nouvelle réussite, des voix s’élèvent derrière moi :

— Les trottinettes n’entrent pas dans la Mairie. Elles restent dehors.

Ça, c’est l’agente de sécurité, forte femme noire, qui le clame de sa voix puissante mais neutre à l’attention de quelqu’un que je ne vois pas encore.

— À la main ! proteste ce quelqu’un. À la main !

À l’ouïr, la voix n’est pas d’un gentleman. Je me retourne et vois un grand échalas de quarante ans. Il a la tête du ellefiste, teint gris, traits tirés, bonnet de laine sur la tête, blouson de cuir étriqué et craquelé, barbe de quatre jours. Ce n’est pas un gentleman. D’ailleurs, il brandit à bout de bras une trottinette électrique repliée en direction de l’autorité du lieu, laquelle répète sans intonation particulière, telle une Intelligence Artificielle :

— Les trottinettes n’entrent pas dans la Mairie. Elles restent dehors.

— Vous n’avez pas le droit, dit le Robespierre pas rasé tout en forçant son chemin à travers le sas.

— Les trottinettes n’entrent pas dans la Mairie !

— Vous n’avez pas le droit, clame le Ravachol à roulettes. Vous devez respecter la Loi !

— Je respecte la loi, dit la vestale du Vème, sortant de ses automatismes, et les trottinettes n’entrent pas dans la Mairie. Laissez la dehors.

— Vous n’avez pas le droit, insiste le révolutionnaire légaliste qui néanmoins pose son engin de mort à terre et à l’extérieur.

Tout aurait pu en rester là dans le meilleur des mondes. Force serait restée à la force, et le fier Sicambre se serait courbé devant la loi Duralex mais démocratiquement votée, et chacun serait retourné chez soi vivre entre ses parents le reste de son âge. Mais un potentiel Bakounine ne saurait accepter l’état des choses. Il est revenu, l’agressif, sans son EDPM, mais bien décidé à faire reconnaitre ses droits par celle qu’il considère désormais comme une obersturmführer obstinée obligatoirement obtuse. (Ah oui ! J’ai failli oublier : EDPM, c’est de l’acronyme municipal, ça veut dire « Engin de Déplacement Personnel Motorisé ». Sérieusement.)

Moi qui, pendant ce temps, ai avancé jusqu’à me trouver devant la table du jury qui va décider si je suis bien moi et si j’habite bien où j’habite, j’ai perdu quelques instants du drame qui commence à se nouer et je ne renoue avec l’action que lorsque j’entends la même voix qui reprend la même chanson :

— Vous devez respecter la Loi. Il faut respecter la Loi !

Ce doit être un trouble obsessionnel compulsif chez ce bonhomme. Je me retourne. Il est là, debout, aussi rigide et blanc qu’un lavabo, les traits tirés, les lèvres pincées ; il fait face, il est même nez à nez avec la femme en uniforme, itérant son slogan du jour :

— Il faut respecter la Loi !

Et, grand seigneur, après un temps toutefois, il ajoute :

— Madame !

Ça n’a pas dû plaire à Madame, ou alors le grand seigneur a eu un geste maladroit, ou menaçant, ou trivial, on ne sait pas. Toujours est-il que :

— Ah ! Ne me touchez pas !

La voix n’est plus celle de l’I.A. de tout à l’heure. Elle est nettement montée dans les aigus.

— Je ne vous ai pas touchée, dit l’homme, tout en avançant sur la femme.

— Ne me touchez pas ! répète-t-elle sur le même ton, en reculant.

Puis, dans un registre plus professionnel, et tout en commençant à tripoter son talkie-walkie, elle ajoute règlementairement :

— Veuillez reculer ! Restez à distance ! Reculez, Monsieur !

Tout anarchiste qu’il est, l’homme a brusquement compris qu’il risque des ennuis, d’autant plus qu’aucun Gilet Jaune ou TPMP (Touche pas à ma patinette) n’est là pour le soutenir et que dans ce quartier bourgeois, de gauche certes, mais bourgeois quand même, il saute aux yeux que la sympathie des témoins ne lui est pas acquise. Il recule donc et rentre dans le rang. Le rang, c’est l’autre file d’attente, celle de gauche, forcément. Mais un bon révolutionnaire qui, selon le précepte de Mao le Sublime, doit être dans le peuple comme un poisson dans l’eau même s’il est à trottinette, ça ne renonce jamais. A condition d’être bien maniée, cette assemblée, a priori peu favorable à la cause des EDPM, pourrait néanmoins être retournée par une dialectique habile, une mélenchonade par exemple. Aussi se met-il immédiatement en mode agit-prop et commence-t-il à grommeler à haute voix et à la cantonade :

— Ils n’ont pas le droit, vous savez. C’est la Loi. Il faut qu’ils appliquent la Loi ! La trottinette, on a le droit de…

Ça fait déjà quelques temps que j’ai repéré un autre quidam. Trois mètres devant l’agitateur, dans la même file que lui, il semble plutôt agacé par son comportement. Il a lui aussi une petite quarantaine, mais c’est son seul point commun avec l’énergumène. Lui porte un trench coat trois quart de couleur noire, une écharpe légère gris foncé et des cheveux bruns mi-longs coiffés dans un désordre romantique. La jeune femme qui l’accompagne tente de le calmer :

— Mais non, Jean-Pierre, ne t’en mêle pas ! C’est un imbécile ! Laisse, Jean-Pierre ! Ne va pas encore…

Encore quoi ? me demandé-je. Je ne saurai jamais précisément, mais je me doute que Jean-Pierre n’est pas un bel indifférent, calme et pacifiste. En effet, il s’est retourné, il est sorti de la file et, à deux mètres de distance, il a apostrophé le zigoto :

— Vous, là ! Commencez par la respecter, la loi, et foutez-nous la paix avec votre engin !

Si le visage de l’homme au trench coat est devenu rouge d’émotion et de colère contenue, la transformation de l’homme à la trottinette a été beaucoup plus spectaculaire. J’ai vu, littéralement vu, le type blêmir encore davantage, ses lèvres disparaitre totalement, ses narines frémir, et tous ses traits s’émacier, donnant ainsi à son visage une forme triangulaire inquiétante, tandis que le haut de son corps basculait légèrement en arrière et qu’il fusillait son adversaire du regard. On aurait dit un cobra dressé juste avant l’attaque mortelle.
J’étais tellement impressionné par la métamorphose du bonhomme que j’en ai oublié les mots que les deux hommes ont échangés, s’ils en ont échangés, et qui a administré la première baffe.
Malheureusement, quelques personnes, badauds et vigiles venus à la rescousse, se sont trop vite interposées, et le combat n’a duré que le temps d’un éclair. Une fois les deux adversaires immobilisés, tout le monde s’est trouvé d’accord pour désigner l’agresseur et l’agressé, et tandis que l’homme coiffé à la Chateaubriand rajustait dignement la ceinture de son imperméable, on entraînait l’autre vers un lieu tenu secret dans les sombres sous-sols de la Mairie.

Je n’ai pu m’empêcher de souhaiter que, d’ici à ce qu’il en sorte, on lui ait fauché sa trottinette.

Bon, après ça, j’ai pu voter pour ou contre les trottinettes. J’ai voté contre. Normal. Mais il s’est trouvé que, juste à côté, il y avait un autre bureau de vote. La Mairie voulait savoir si j’étais pour ou contre je ne sais quel stupide projet de véganisation du quartier Mouffetard. D’instinct, j’ai voté contre, bien sûr.

P.S. Pour ce qui est du résultat, vous le connaissez, bien sûr. Les trottinettes ont été rejetées par 90% des votants. Les vieillards respirent et envisagent de ressortir sur les trottoirs et cela dès septembre prochain ; on entend déjà les protestations des abstentionnistes…

3 réflexions sur « ¿ TAVUSSA ? (92) : La votation des trottinettes »

  1. Les problèmes d’édition avait éloigné nôtre auteur de l’écriture: heureux de le retrouver en pleine verve dans cette inénarrable scène de votation…
    Une scène d’anthologie drôle et imagée.
    L’auteur renoue avec le style enlevé qui enchante ses lecteurs.
    Commentaire anonyme lu ce matin dans le courrier des lecteurs du JDC.

  2. Avant de voter, avais-tu pris connaissance du contenu exact de la question qui était posée ? Parce que j’avais compris qu’il fallait voter pour ou contre la location de trottinettes en libre service et pas, hélas, leur autorisation de rouler sur les vieillards.

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