Les corneilles du septième ciel (12)

(...) elle le crucifia avec cette sentence devenue célèbre : « Si les Coutelas étaient de fines âmes, ça se saurait dans les étables ». La messe était dite. Edward comprit que ses manoeuvres de séduction n’auraient désormais plus aucune chance de succès, ce que Louis-Charles, en fin diplomate ravi de la tournure des événements, lui confirma.

Chapitre XII

Penser que cet épisode malheureux de sa jeunesse lui soit revenu en mémoire au moment d’établir une stratégie efficace pour faire la connaissance de la jolie jeune fille assise avec sa copine au Flore serait faux. S’il avait en général une bonne mémoire, Edward Crandaret n’en eut jamais pour les épisodes déplaisants de sa longue carrière. Ses études d’ingénieur lui avaient appris le pragmatisme cruel et ses années en brousse le flair du chasseur. Ces deux qualités le sauvèrent maintes fois de situations critiques mais jamais du ridicule sentimental. Soyons honnête, il convient d’atténuer ce portrait peu flatteur d’Edward qui cachait ses nombreuses qualités : bien que chasseur, ingénieur et écrivain, il n’en était pas moins sensible, généreux et poète. Certaines admiratrices pourraient en témoigner aujourd’hui à cet âge injuste qui voit les plus grands séducteurs perdre leurs cheveux malgré les efforts financiers consentis pour ralentir ce phénomène inexorable. Selon la classification de l’OMS, Edward était donc un non-émotif actif primaire ce qui s’avéra plus utile en Afrique qu’à Saint Brévin les Pins.

Devant son café et son ordinateur éteint, sa réflexion initiale focalisée sur la recherche d’une approche efficace lui avait rappelé les folles années de sa jeunesse où, irrésistible tombeur aux succès multiples, il ne se souvenait pas avoir jamais connu cette timidité qui le clouait sur place sans être capable d’imaginer la moindre solution.

– Vous habitez chez vos parents ? Cette question dont il avait abusé jadis lui sembla d’autant plus ridicule qu’il aurait été plus exact de dire chez vos grands parents que j’ai bien connus jadis à deux pas d’ici, au Tabou. Non, il devait faire un effort d’imagination. L’attaquer de front, sans la moindre précaution oratoire, comme cela lui était arrivé si souvent avec les lions et les crocodiles, lui parut possible dans le sanctuaire de l’existentialisme mais risquait de réveiller les fantômes de Sartre et Beauvoir qui n’auraient pas manqué de lui faire non pas la peau mais la morale. Or, il détestait qu’on lui fasse la morale d’autant qu’il l’avait élastique ; il y avait sa morale à lui et la morale des autres. Bien que capable de tact et de nuances, il avait appris de sa longue expérience qu’il y avait autant de morales que de situations conflictuelles. Or là, il était en conflit avec lui-même ce qui sortait du cadre de ses habitudes.

Favorisées par l’accumulation de demis pression, ses réflexions furent interrompues par le départ des deux jeunes femmes ; la grosse embrassa la jolie et partit non pas en courant, vu sa morphologie, mais en faisant semblant de se dépêcher vers la sortie, laissant sa compagne régler les consommations au serveur pressé d’en finir. Après cette formalité, Françoise se leva à son tour et, au moment où elle passait devant Edward, s’arrêta, se tourna vers lui et dit, en sachant très bien que ce n’était pas possible,

– Bonjour Monsieur, ne seriez-vous pas Didier Blonde, l’écrivain ?

Le monde, enfin le sien, qu’il avait passé sa vie à mettre en équations sophistiquées mais efficaces, s’écroula d’un seul coup. Pris de court et parant au plus pressé, Edward envisagea de lui dire des répliques cultes du cinéma bien qu’aucune ne lui sembla adaptée, comme  « T’as d’beaux yeux, t’sais ? » d’autant que Françoise portait des lunettes de soleil. « Atmosphère, atmosphère … » collait mieux à son dépaysement intellectuel dans ce lieu, mais « C’est lourd, soit, mais c’est lourd » avait le mérite d’être décalé et assez spirituel à condition que son gibier ait eu connaissance de ce chef d’œuvre du septième art sorti sur les écrans plus de cinquante ans auparavant ce qui, vu sa jeunesse, n’était pas sûr. Sans avoir encore trouvé la réplique la mieux adaptée à cette attaque surprise, Edward ne put que balbutier d’une voix chevrotante :

– Non, monsieur.

A SUIVRE 

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