Je hais le théâtre !

temps de lecture : 4 minutes

Je hais le théâtre !
ou
Elvire Jouvet 40

Combien de fois ai-je dit que je n’aimais pas le théâtre ?
Des centaines….
Il m’est arrivé même de le crier en traversant le foyer pour en sortir.

Combien de fois l’ai-je écrit ?
Presque autant de fois…

Combien de fois l’avez-vous lu dans le Journal des Coutheillas ?
Je l’ignore, mais si vous en êtes un lecteur, même occasionnel, ma détestation proclamée du théâtre n’a pas pu vous échapper.

Combien de fois n’ai-je pas protesté contre la facilité, l’indigence d’une pièce à succès ou la creuse prétention d’une pièce d’avant-garde, contre les marmonnements et les chuchotis de certains comédiens inarticulés — Atricule, mon vieux ! Atricule ! disait Jouvet. Les gens sont venus pour t’entendre ! Alors, atricule ! —  contre les mises en scène qui cachent une partie du jeu pour une partie des spectateurs, contre l’incompréhensible et incommensurable inconfort des sièges, incompatibles avec l’incompressible morphologie du terrien moyen de ce début de siècle ? Combien de fois ?
Sans parler du prix des places…

Et vous vous dites : « mais pourquoi, animé de tant de haine pour le théâtre, continue-t-il à y retourner et, subséquemment, à nous bassiner avec ses interminables et sempiternelles  diatribes contre cet art du spectacle éphémère et honorable ? Pourquoi ne s’abstient-il pas d’y aller et nous laisse un peu en paix ?« 

Mais c’est parce que, comme César la Marine Française, j’aime le théâtre, je le respecte, le théâtre, et c’est parce que je l’aime et que je le respecte que je proteste contre ceux qui l’abîment avec leur nullité, leur vacuité, leur démagogie, leurs procédés, leur esbroufe et leur irrespect du spectateur.

Quand un spectacle est vraiment du théâtre, il peut-être une extraordinaire source d’émotion, rire, sourires, réflexion ou larmes pour simplifier. Cyrano à 15 ans, Le Bourgeois Gentilhomme à 16, Antigone à 17, Roméo et Juliette à 18, Oscar à 19, Qui a peur de Virginia Wolf à 25, La Puce à l’oreille à 30, Phèdre à 40, Le Misanthrope à 50, Thé à la menthe ou t’es citron à 60, Le Roi Lear à 80… quel plaisir et, parfois, quelle merveille !

Mais on nous a nourri de Boeing-Boeing, d’Edmond, de Dîners de cons et de Ils s’aiment !, toutes pièces à grand succès, mais si vides, si insincères, si fabriquées, ou si roublardes que les adjectifs viennent à me manquer !

Voilà, c’est tout, je me calme…

Si j’ai bouleversé le programme du JdC pour caser toutes affaires cessantes cette chronique théâtrale au propre comme au figuré , c’est qu’urgence il y a.
J’explique :
Il y a eu récemment sur la chaine LCP une émission intitulée ‘’Elvire Jouvet 40’’.

Vous connaissez LCP ? Oui, forcément. Vous avez zappé distraitement dessus un nombre incalculable de fois, pour l’abandonner moins de dix secondes plus tard sur une vue de l’hémicycle de l’Assemblée ou sur un débat mille fois ressassé sur d’autres chaines. LCP… chaine publique… moins de 0,5% d’audience…

Oui mais… LCP… chaine publique… diffuseuse de documentaires hors temps, hors mode et de perles de l’I.N.A. comme cette ‘’Elvire Jouvet 40’’ que vous ne pouvez pas vous permettre de manquer.

Voici de quoi il s’agit : En 1940, Louis Jouvet enseigne au Conservatoire. Pendant des jours et des jours, il fait répéter le tirade d’Elvire dans le Dom Juan de Molière à une jeune élève. La secrétaire de Jouvet est présente et enregistre tout ce qui est dit, en sténographie probablement, car il n’existe ni trace filmée ni sonore de ces cours. Une quarantaine d’années plus tard, les carnets correspondants sont retrouvés et servent à la réalisation d’un film reconstituant ces répétitions de la seule tirade d’Elvire. Bien sûr, ce sont des comédiens qui incarnent Jouvet et son élève, mais d’excellents comédiens, inconnus aujourd’hui, mais excellent. Sans jamais imiter sa diction si particulière, celui qui incarne Jouvet est habité par lui.

Croyez-moi, les 70 minutes que durent les répétitions sont un spectacle extraordinaire, où l’on voit un Jouvet exigeant, changeant, incertain, profond, ému, coléreux  en train de construire sa conception de la scène, sa théorie du métier d’acteur, et de sculpter son Elvire sur son élève. Le programme s’achève sur des entretiens avec quelques comédiens ayant eu Jouvet comme professeur : Julien Bertheau, Alfred Adam, Bernard Blier, l’actrice que Jouvet faisait répéter, la régisseuse… le tout est passionnant.

Le spectacle est visible en Replay sur LCP jusqu’au 10 février prochain. Vous pouvez aussi le voir sur youTube par le lien ci-dessous dont j’ignore s’il a une date de péremption.
Alors, vous feriez bien de vous dépêcher ! Cliquez sur Elvire ou sur le lien …

Elvire Jouvet 40

Avertissement : le lien ci-dessus était éphémère et ne fonctionne plus. Vous pourrez quand même voir les répétitions avec celui -ci

https://www.youtube.com/watch?v=E-3csrQu5yI

Vous perdrez seulement la présentation et les interviews des comédiens. C’est dommage, mais c’est comme ça. 

 

ET MAINTENANT, LE TEXTE ! LE TEXTE, COCO ! TOUJOURS LE TEXTE !

RAGOTIN
Monsieur, voici une dame voilée qui vient vous parler.

DOM JUAN
Que pourrait-ce être ?

SGANARELLE
Il faut voir.

DONE ELVIRE
Ne soyez point surpris, Dom Juan, de me voir à cette heure et dans cet équipage. C’est un motif pressant qui m’oblige à cette visite, et ce que j’ai à vous dire ne veut point du tout de retardement. Je ne viens point ici pleine de ce courroux que j’ai tantôt fait éclater, et vous me voyez bien changée de ce que j’étais ce matin. Ce n’est plus cette Done Elvire qui faisait des voeux contre vous, et dont l’âme irritée ne jetait que menaces et ne respirait que vengeance. Le Ciel a banni de mon âme toutes ces indignes ardeurs que je sentais pour vous, tous ces transports tumultueux d’un attachement criminel, tous ces honteux emportements d’un amour terrestre et grossier ; et il n’a laissé dans mon coeur pour vous qu’une flamme épurée de tout le commerce des sens, une tendresse toute sainte, un amour détaché de tout, qui n’agit point pour soi, et ne se met en peine que de votre intérêt.

DOM JUAN, à Sganarelle
Tu pleures, je pense.

SGANARELLE
Pardonnez-moi.

DONE ELVIRE
C’est ce parfait et pur amour qui me conduit ici pour votre bien, pour vous faire part d’un avis du Ciel, et tâcher de vous retirer du précipice où vous courez. Oui, Dom Juan, je sais tous les dérèglements de votre vie, et ce même Ciel qui m’a touché le coeur et fait jeter les yeux sur les égarements de ma conduite, m’a inspiré de vous venir trouver, et de vous dire, de sa part, que vos offenses ont épuisé sa miséricorde, que sa colère redoutable est prête de tomber sur vous, qu’il est en vous de l’éviter par un prompt repentir, et que peut-être vous n’avez pas encore un jour à vous pouvoir soustraire au plus grand de tous les malheurs. Pour moi, je ne tiens plus à vous par aucun attachement du monde ; je suis revenue, grâces au Ciel, de toutes mes folles pensées; ma retraite est résolue, et je ne demande qu’assez de vie pour pouvoir expier la faute que j’ai faite, et mériter, par une austère pénitence, le pardon de l’aveuglement où m’ont plongée les transports d’une passion condamnable. Mais, dans cette retraite, j’aurais une douleur extrême qu’une personne que j’ai chérie tendrement devînt un exemple funeste de la justice du Ciel ; et ce me sera une joie incroyable si je puis vous porter à détourner de dessus votre tête l’épouvantable coup qui vous menace. De grâce, Dom Juan, accordez-moi, pour dernière faveur, cette douce consolation ; ne me refusez point votre salut, que je vous demande avec larmes ; et si vous n’êtes point touché de votre intérêt, soyez-le au moins de mes prières, et m’épargnez le cruel déplaisir de vous voir condamner à des supplices éternels.

SGANARELLE
Pauvre femme !

DONE ELVIRE
Je vous ai aimé avec une tendresse extrême, rien au monde ne m’a été si cher que vous ; j’ai oublié mon devoir pour vous, j’ai fait toutes choses pour vous; et toute la récompense que je vous en demande, c’est de corriger votre vie, et de prévenir votre perte. Sauvez-vous, je vous prie, ou pour l’amour de vous, ou pour l’amour de moi. Encore une fois, Dom Juan, je vous le demande avec larmes ; et si ce n’est assez des larmes d’une personne que vous avez aimée, je vous en conjure par tout ce qui est le plus capable de vous toucher.

SGANARELLE
Coeur de tigre !

DONE ELVIRE
Je m’en vais, après ce discours, et voilà tout ce que j’avais à vous dire.

DOM JUAN
Madame, il est tard, demeurez ici : on vous y logera le mieux qu’on pourra.

DONE ELVIRE
Non, Dom Juan, ne me retenez pas davantage.

DOM JUAN
Madame, vous me ferez plaisir de demeurer, je vous assure.

ELVIRE
Non, vous dis-je, ne perdons point de temps en discours superflus. Laissez-moi vite aller, ne faites aucune instance pour me conduire, et songez seulement à profiter de mon avis.

3 réflexions sur « Je hais le théâtre ! »

  1. Au temps pour moi : ce n’est pas Marius qui respecte la Marine française, c’est César, bien sûr ! Correction faite…

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