La chute du globe (intégral)

temps de lecture : 9 minutes 

Couleur café n°35

La chute du globe

La Coupole,
102 Bd du Montparnasse,
PARIS 14

LES FAITS
Mercredi 24 août 2022, peu après 18 heures, le globe de verre de l’un des lustres qui assurent l’éclairage de la terrasse de La Coupole s’est décroché de sa suspension. Il s’est fracassé au sol à toute proximité d’une cliente en dispersant aux alentours un grand nombre de débris de verre acérés. Cet incident n’a causé aucun blessé. Les débris ont été balayés et l’activité normale a repris. Quelques minutes plus tard, un groupe de huit américaines s’est installé en terrasse pour diner. Tout ce qui précède est parfaitement véridique, mais pour la suite, c’est pas certain.

ROBERT DE MONTESSORI, poète, essayiste
J’étais seul, l’autre soir, à la terrasse de La Coupole. C’était pendant cette période où il faisait si chaud à Paris que, ce jour-là, lors de ma promenade vespérale, je n’avais eu ni le courage ni la force de parvenir jusqu’à la Closerie des Lilas pour m’y rafraichir d’une coupe de Ruinart selon mon habitude. En effet, vers six heures de l’après-midi et trente-cinq degrés sept de température, alors que je passais devant La Coupole, je fus tenté par la terrasse de cet établissement, qui, à cette heure et en cette saison, se trouvait hors d’atteinte du soleil depuis plusieurs heures et, par conséquent, pourrait sans doute me procurer pour un temps une fraicheur relative. La Closerie et ses ombrages étaient encore bien loin et je ne fus pas long à me décider : je franchis la ligne des jardinières dont les  bosquets limitent la terrasse de cette grande brasserie, autrefois si populaire.
Trouver une table convenable ne fut pas chose aisée. En effet, comme l’heure du diner de certains étrangers d’outre-atlantique approchait, le personnel avait déjà dressé la plupart des tables à cet effet et, sur la terrasse, il n’en restait qu’un petit nombre où la seule consommation d’une boisson fût encore permise. Je regrettai in petto cet autoritarisme peu commercial dont faisait ainsi preuve le tenancier de cet établissement, mais trop affecté par la canicule pour manifester ma réprobation et en tirer les conclusions en portant ma clientèle plus en amont sur le boulevard, je m’installai à l’une des tables laissées disponibles.  Elles étaient rassemblées dans la partie la plus orientale de la terrasse et n’accueillaient encore que peu de consommateurs : dans l’angle opposé à la table que j’avais choisie, une dame entre deux âges portant un léger embonpoint et une robe imprimée à fleurs tenait un stylo à la main et semblait réfléchir devant un bloc de papier à lettres et un verre de vin rosé ; me faisant face, assise à une table proche de l’entrée menant au bar, une jeune femme brune buvait à petites gorgées dans un verre conique à haute jambe un cocktail aux couleurs kaléidoscopiques surmonté d’un petit parasol en papier ; elle me regardait sans me voir et je remarquai qu’elle portait un discret pansement rose sur l’arrête d’un nez plutôt joli ; à la table la plus proche de la mienne se trouvaient deux hommes ; je ne saurais les décrire car je leur tournais le dos, et jamais mon éducation ne m’aurait permis de me retourner vers eux pour les examiner ; je ne pus cependant m’empêcher de remarquer que l’un d’eux parlait d’une voix plutôt forte, marquée d’un accent facilement reconnaissable, celui du midi et même, plus précisément, de Marseille. Enfin, à deux tables de distance, sur ma droite, un petit homme fluet aux manches de chemise retroussées était renversé sur son siège, les mains croisées derrière la nuque et le regard perdu dans la contemplation de la marquise qui couvre partiellement la terrasse.
Et c’est ainsi que je me trouvais seul, l’autre soir, à La Coupole, à attendre que le maitre d’hôtel veuille bien s’apercevoir de ma présence.

LOUIS FERDINAND FÉLINE, gonze
« Et PAF ! » qu’il a fait le gros globe de verre en explosant sur le sol. Ou plutôt « Et POF ! » que c’était le son, un son bien rond, bien chaud, tout de suite suivi d’une cascade de bruits cristallins, bien froids, eux, bien du genre comme quand on laisse tomber une poignée de fourchettes sur un carrelage de cuisine. Bien sûr, au moment du POF et des bruits subséquents, nous, les gens, sur la terrasse, on a tous sursauté, mais pas autant que la grosse dame, celle qui écrivait sa lettre en buvant du rosé. Ah ! qu’elle a crié en renversant sa chaise tant elle s’était levée fissa pour s’écarter de sa table. Bon, je me suis dit, sa lettre, elle l’écrira plus tard, chez elle peut-être même, parce qu’elle est plus en état, la grosse dame, plus du tout, toute émotionnée qu’elle se trouve par ce qu’il vient de se passer.

CESAR OLLIVIER, bisenessemane
Oh, Bonne Mère ! Elle y a échappé de peu, la cagole, à la trépanation. Un peu plus à gauche, elle prenait la boule en plein sur le cabasson, et alors, c’était la méchante fracture, la grosse catastrophe, l’écrabouillage fatal. Qu’est-ce que c’est que ce bouge où il m’a amené, Gandolfi ? C’est quand même pas ordinaire : je lui demande un endroit convenable, pour y prendre un jaune et barjaquer tranquillement entre amis, au frais. Et zou ! tout ce qu’il me trouve, cette brêle, c’est de m’amener ici, à La Coupole. La Coupole, la Coupole ! Il en avait plein la bouche de La Coupole. Tu verras, La Coupole !… La Coupole par ci, La Coupole par là… et c’est là que venait Untel ! et aussi Machin, avec Unetelle de temps en temps ! Mais je les connais pas, moi, tous ces gens ! Et à supposer que je les connaisse, ils sont pas là aujourd’hui, non ? Alors, qu’est-ce que ça peut me faire à moi, Untel, Machin et Machine ? Té, regarde plutôt : on arrive, tranquilles, Gandolfi et moi, on devise gentiment, et POF BALINGBLINGBLING! , on manque de se faire assassiner ! Alors tout ce que je vois moi, c’est qu’à la Coupole, il vaut mieux y venir casqué !

GINA VAN PARABOUM,  modèle
Mince alors ! Heureusement que je ne me suis pas mise là-bas, dis-donc ! J’en suis toute retournée… Déjà que j’ai un pansement sur le nez… Ç’aurait été le pompon si j’avais pris ce truc sur la tête ! Quand je vais raconter ça à Océane !… Elle voudra plus venir ici… Mais que je suis bête, moi ! Mais faut que je change de place : je suis juste dessous la lampe d’à côté. La même, exactement la même ! Si ça se trouve, d’ici cinq minutes, elle va me tomber dessus. « Hé, Frankie ! Je m’en vais au bar, à l’intérieur. Sois un chou, apporte-moi mon Caraïbes Express, tu veux ? »

FRANCK COTTARD, chef de rang
Elle est marrante, Gina ! Elle ne voit pas que j’ai autre chose à faire, non ? Elle va se l’apporter toute seule son cocktail à la con ! Bon ! On dirait qu’il n’y a pas de blessé, cette fois. C’est déjà ça ! Je leur avais pourtant dit à la Direction qu’il fallait faire quelque chose, changer les globes, fermer la terrasse, je ne sais pas, moi ! « C’est à l’étude, ils m’ont dit ». A l’étude ! Tu parles ! Ça fait quand même  une semaine, maintenant… La prochaine fois, il y aura un drame, c’est sûr. Bon, c’est pas tout, il faut que je m’occupe de la cliente, là. « Ah, Madame ! Nous sommes désolés ! Je ne comprends pas, c’est la première fois qu’une telle chose se produit… un coup de vent, sans doute. Tenez, Madame, je vous propose de vous installer à l’intérieur le temps que l’on nettoie. Dans le bar, il n’y aura pas de risque, ah ! ah !  … Non, je plaisante, bien sûr. La maison sera heureuse de vous offrir votre consommation… ce qui vous fera plaisir… Non ? Vraiment ? Ah, mais ne partez pas, Madame… Madame ? Madame ? » Bon, eh ben barre-toi, connasse ! « Moussa ! » Où est-ce qu’il est encore celui-là ? « Ah ! Moussa ! Va me chercher un balais et une pelle et ramasse-moi tout ça en vitesse ! Faut que j’aille voir Roger, moi maintenant…»

ROGER RATINET, Responsable maintenance
« Eh ben voilà ! Le deuxième en une semaine ! C’était couru, qu’est-ce que tu veux ! Tu vois, Franck, le globe, il fait plus de quatre kilos, quatre kilos cinq-cent-cinquante exactement, j’ai pesé, presque cinq kilos de verre de 3 millimètres, du verre ordinaire, même pas du Sécurit. Eh bien, des globes comme ça, il y en a treize, tout le long de la terrasse. Bon, d’accord, c’est pas supposé tomber par terre tous les jours, mais quand même, ça peut arriver… la preuve !  Et tout ça suspendu à une espèce de cône en cuivre par trois petites vis de rien du tout… des 3 par 20, tu te rends compte ? Ni rondelle, ni frein, ni rien… C’est pas du travail sérieux ! Je leur ai dit à la direction, ça, il y a deux ans. Ils m’ont répondu que le remplacement était à l’étude. A l’étude, tu parles ! Maintenant, on voit le résultat ! Et qui c’est qui doit trouver d’urgence la solution ? C’est Bibi, comme toujours !
Pourquoi c’est tombé ? Ben, c’est évident. Qu’est-ce que tu veux, avec cette chaleur ! Quarante degrés le jour, dix-huit la nuit ! Qu’est-ce que tu crois qu’il fait, le cône en cuivre ? Eh bien, il gonfle et puis il dégonfle, et il recommence le lendemain : il gonfle, il dégonfle. Le problème, c’est que la boule de verre, elle, elle fait la même chose, mais pas autant et pas en même temps. Résultat des courses : à un moment, les vis, elles en peuvent plus. Alors elles lâchent. Et PAF ! Moi, je dis qu’il faut fermer la terrasse ! Pas possible, ils m’ont dit, débrouillez-vous ! Et comment je peux me débrouiller, moi ? J’ai même pas reçu l’escabeau que j’ai demandé !

PASCAL GANDOLFI, avocat
C’est plutôt rigolo, cette histoire, non ? C’est spectaculaire, ça rompt un peu la monotonie et il n’y a pas de blessé. Alors, que demande le peuple ? Mais il n’a pas l’air de cet avis, le cousin Ollivier. Voilà qu’il est tout pâle et qu’il ne dit plus rien. Il n’a vraiment pas l’air dans son assiette. On dirait même qu’il me fait la gueule. Qu’est-ce que j’y peux moi, s’il y a un lustre qui tombe ? Au moins, ça va nous faire un sujet de conversation, parce que jusque-là, il faut dire… En tout cas, ça lui fera quelque chose à raconter, rue Paradis. J’imagine déjà l’Odyssée qu’il va en tirer, Ollivier. Du grand spectacle… Hollywood ! Tiens, justement, des américaines ! Huit d’un coup. Des veuves ou des divorcées en goguette, riches surement, drôlement gaies en tout cas… Elles sont là pour diner, c’est leur heure.
Bon sang ! Voilà le maître d’hôtel qui les installe en terrasse, juste en dessous de deux lampadaires strictement identiques à celui de tout à l’heure ! N’importe lequel pourrait leur tomber sur la tête à n’importe quel moment !
Sur des américaines, vous pensez !
Et riches en plus…
J’imagine  la scène, le drame, le procès…
Il faut absolument que je fasse quelque chose…
Parce qu’on ne sait jamais, quand même, il pourrait y avoir un accident…
Avec un peu de chance…
Après tout, je suis avocat…
Il faut bien vivre…
Je vais proposer à César de reprendre un Ricard pour se remettre de nos émotions.
On va rester encore un peu.

FIN

2 réflexions sur « La chute du globe (intégral) »

  1. Ratinet…Ratinet, ce nom me dit quelque chose. En tout cas, lui en a dans le ciboulot.

  2. Mais qu’est-ce que cette charge réitérée contre les avocats ?
    Je connais un ingénieur qui, bien que des ponts, se serait volontiers chargé de l’expertise du sinistre globe !

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