Bardamu et les New-Yorkaises

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On se souvient de la description de l’arrivée de Bardamu à New York : « Figurez- vous qu’elle était debout leur ville, absolument droite. New York c’est une ville debout. »
Mais on se souvient certainement moins bien de ce qui se passe quelques heures plus tard. Bardamu, clandestin décharné et fiévreux, erre dans Manhattan. Il remonte Broadway jusqu’à l’Hôtel de Ville et s’assied sur un banc d’où il contemple le spectacle de la ville :

J’attendis une bonne heure à la même place et puis de cette pénombre, de cette foule en route, discontinue, morne, surgit sur les midi, indéniable, une brusque avalanche de femmes absolument belles.
Quelle découverte ! Quelle Amérique ! Quel ravissement ! Souvenir de Lola ! Son exemple ne m’avait pas trompé ! C’était vrai !
Je touchais au vif de mon pèlerinage. Et si je n’avais point souffert en même temps de continuels rappels de mon appétit je me serais cru parvenu à l’un de ces moments de surnaturelle révélation esthétique. Les beautés que je découvrais, incessantes, m’eussent avec un peu de confiance et de confort ravi à ma condition trivialement humaine. Il ne me manquait qu’un sandwich en somme pour me croire en plein miracle. Mais comme il me manquait le sandwich !
Quelles gracieuses souplesses cependant ! Quelles délicatesses incroyables ! Quelles trouvailles d’harmonie ! Périlleuses nuances ! Réussites de tous les dangers ! De toutes les promesses possibles de la figure et du corps parmi tant de blondes ! Ces brunes ! Et ces Titiennes ! Et qu’il y en avait plus qu’il en venait encore ! C’est peut-être, pensai-je, la Grèce qui recommence ? J’arrive au bon moment !
Elles me parurent d’autant mieux divines ces apparitions, qu’elles me semblaient point du tout s’apercevoir que j’existais, moi, là, à côté de ce banc, tout gâteux, baveux d’admiration érotico-mystique, de quinine et aussi de faim, faut l’avouer. S’il était possible de sortir de sa peau j’en serais sorti juste à ce moment-là, une fois pour toute. Rien ne me retenait plus.
Elles pouvaient m’emmener, me sublimer ces invraisemblables midinettes, elles n’avaient qu’un geste à faire, un mot à dire, et je passais à l’instant même et tout entier dans le monde du Rêve, mais sans doute avaient-elles d’autres missions.
Une heure, deux heures passèrent ainsi dans la stupéfaction. Je n’espérais plus rien.

Voyage au bout de la nuit – Céline

2 réflexions sur « Bardamu et les New-Yorkaises »

  1. Sublime ! On retrouve de ces fulgurances et ce style formidable dans « Guerre », qui vient d’être édité pour la première fois. Mais le sujet n’est pas aussi beau que les femmes de New York !

  2. Céline à New-York, c’était vers 1925. 
Mais, dans le même genre de spectacle, qui n’a pas vu Madison Avenue le matin vers 9 heures dans les années 60 a manqué quelque chose.

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