Sacrée soirée ! (15)

15

C’est notre chauffeur de taxi qui entre. Je le reconnais facilement : il est grand et gros et noir. Et vieux aussi. Il tient le bouquet de chez Morelli d’une seule main au bout de son bras tendu. Il a reconnu Anne et s’est dirigé droit vers elle.

—Voilà, Madame. Faudra pas m’en vouloir d’avoir mis tout ce temps à vous rapporter les fleurs. C’est qu’elles avaient glissé derrière mon fauteuil. Et le client après vous, il les a pas vues. C’est le couple d’après qui les a trouvées. Ils voulaient les garder, les fleurs. Mais j’ai dit que c’était pas possible. Des fleurs comme ça, c’était surement pour une femme, et cette femme, elle attendait surement ses fleurs, et si elles les avaient pas ce soir, ça lui ferait surement de la peine ; ça pourrait faire des histoires ou même un drame. On ne sait jamais.  Alors, j’ai pris les fleurs devant avec Foulcan. Foulcan, c’est mon chien. Faudra pas le dire, parce que j’ai pas le droit d’avoir un chien dans le taxi. Mais il est gentil, Foulcan. Il sent pas mauvais et il dit pas un mot. Mais moi, je lui parle souvent… C’est que c’est pas toujours rigolo d’être taxi. Alors, avec Foulcan… Bon, c’est pas tout, voilà les fleurs. J’ai pas pu les apporter plus tôt, parce que j’ai eu une course à Roissy. Ça se refuse pas une course à Roissy. Mais après je suis revenu direct ici. Et j’ai vu la lumière. Alors, voilà les fleurs…

Bon, ça va, le taxi ! Ça va comme ça ! Tu vas l’avoir, ton pourboire ! Va falloir que tu nous laisses entre grandes personnes, maintenant. Bye-bye, le taxi, bye-bye… Mais Anne :

— Monsieur, je suis extrêmement touchée par tout ce que vous avez fait pour me rapporter ce bouquet. C’est un plaisir de voir qu’il existe encore des hommes tels que vous, des hommes qui comprennent l’importance que certaines choses ont pour les femmes. Vous êtes un gentleman.

Elle en fait quand même beaucoup, la ménagère du XVIème arrondissement de moins de cinquante ans. « Je suis très touchée… des hommes tels que vous… et gnagnagna… vous êtes un gentleman et gnagnagna !… » C’est quand même pas le duc d’Orléans, le wattman ! Et elle continue :

— Puis-je vous demander de remettre ces fleurs à celle à qui elles étaient destinées, la dame au bout de la table ? Merci infiniment.

Et voilà Renée qui s’y met aussi, ravie que cet intermède fasse un peu oublier les engueulades de tout à l’heure :

— Merci, Anne, pour ce magnifique bouquet. Et merci à vous, cher Monsieur ! C’est un grand plaisir que de le recevoir de vos mains. Je crois que nous nous souviendrons longtemps de cette soirée, et tout cela à cause de ces fleurs et surtout à cause du porteur. Porteur ! Ah ! Ah ! Mon Dieu, qu’est-ce que j’ai dit. Ça m’a échappé. Je suis confuse…

— Renée, vous ne devriez pas…

Ça, c’était Anne qui protestait. Je n’ai pas compris tout de suite, mais après j’ai bien vu le rapport : porteur-Afrique, Afrique-porteur, un trait d’esprit, quoi ? Le taxi a dû comprendre aussi, mais il ne semble pas fâché.

— Moi, Madame, je suis pas porteur, ni dans la brousse, ni à la gare de Lyon. Je suis taxi. Ernest Garoua, soixante-trois ans, né à Argenteuil, à la G7 depuis 1990 ! Pour vous servir !

— Monsieur Garoua, puis-je vous offrir à boire ? Françoise, accompagnez donc M’sieur Ernest à la cuisine et versez-lui un verre de vin rouge…

— Renée ! Vraiment !

C’est encore Anne. Elle n’a pas aimé le « M’sieur Ernest » ; elle doit trouver que ça fait condescendant.

— C’est bien gentil à vous, Madame. Mais d’abord, je ne bois pas d’alcool. Oh, n’ayez pas peur ! Je suis pas musulman. Mais c’est que je conduis, vous savez. Et puis maintenant, il faut que je rentre au dépôt, à Bois-Colombes. C’est dire que je suis pas encore rendu chez moi ! Je sais pas ce qui se passe ce soir, mais il y a des flics partout, des pompiers, des ambulances. Du coup, ça roule plus du tout. Non, ça ! Je suis pas rendu ! Allez, faut que je m’en aille maintenant. Alors, bonsoir Messieurs-Dames !

C’est ça, mon gars ! Allez, Léon l’Africain ! C’est l’heure de rentrer dans ton village ! Allez ouste ! Mais Anne et son tout nouveau désir de mixité sociale ne l’entendent pas de cette oreille :

— Attendez, Monsieur Garoua. Je vous raccompagne, dit-elle en se levant de sa chaise et en se dirigeant vers moi.

— Gérald ! Ton portefeuille !

Elle a chuchoté, cette fois sans crier.

— Hein ? Tu ne vas quand même pas lui donner un pourboire, au gentleman !

— Passe-moi ton portefeuille, je te dis. Vite ! Il s’en va…

— Mais je lui en ai déjà donné un en arrivant ici.

— Sans blague ? Un euro ?

— Plus que ça… un euro vingt !

—Un euro vingt ! Donne-moi ton portefeuille, minable, ou je fais un scandale !

Je ne veux pas qu’elle se ridiculise une fois de plus, alors je le lui donne. Bien obligé ! Elle se précipite derrière le bonhomme en agitant mon portefeuille. C’est tout juste si elle ne crie pas « Hep ! taxi ! »

A SUIVRE

 

Une réflexion sur « Sacrée soirée ! (15) »

  1. Sacrément bon! Je m’régale de plus en plus à ce dîner de c…

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