LE CUJAS (86)

Chapitre 10 – Dashiell Stiller
Vingtième partie

Inventer ?… Mais non, pas inventer… pourquoi inventer ? …rapporter plutôt, rapporter la vie de ces gens avec leurs propres mots… leur faire raconter leur vie ! Et pour cela, il suffirait de les rencontrer et de les faire parler, c’est tout !
C’est ça ! Il allait partir pour Paris, tout de suite… demain… la semaine prochaine. Une fois là-bas, il ne serait surement pas difficile de trouver le premier des personnages et par lui, le suivant, et ainsi de suite…

A Los Angeles, Dashiell ne laissait pas derrière lui plus de monde qu’il n’en avait laissé à New York. Le temps de vendre sa voiture, de payer son loyer et de remplir une valise, et il s’envola pour Paris.

*

Le DC 6 s’est posé sur la piste du Bourget. Il n’était pas loin de midi et la visibilité était excellente. Pendant l’approche, Dashiell a pu contempler la ville qui s’étalait sur sa gauche avec en son centre la silhouette de la Tour Eiffel pointant vers le ciel sans nuages. Il n’a que très peu dormi durant les seize heures de vol entrecoupées des escales à Terre Neuve et à Shannon. Maintenant il a chaud, il a mal à la tête et il sent sur sa peau ses vêtements collés par la transpiration. La traversée du tarmac en plein soleil et la longue attente devant le guichet de la douane ont achevé de l’épuiser et c’est comme un somnambule qu’il est monté dans le vieux taxi rouge et noir.

Il a demandé au chauffeur de le conduire rue Cujas, puis il s’est affalé sur la banquette. Il s’est endormi dès la sortie de l’aérogare et, quand le taxi a traversé la plaine Saint Denis et les quartiers nord de Paris, il n’a rien vu des ruines des bâtiments bombardés. Il s’est réveillé au moment où la voiture contournait la Gare de l’Est. Il a ouvert la vitre, il s’est approché de la fenêtre pour sentir le vent de la course sur son visage. Arrivé devant Notre-Dame, il se sentait mieux. Quand le taxi a monté la rue Saint Jacques pour s’arrêter à l’angle de la rue Cujas, d’un seul coup, il a reconnu les lieux avec émotion. Il a descendu la rue jusqu’au Boulevard Saint Michel. La terrasse était là, protégée du soleil par les grands platanes. Quelques clients y buvaient du café ou de la bière en mangeant des œufs durs ou des sandwiches. Un serveur, nonchalamment appuyé contre le montant de la porte, son plateau d’argent pendu au bout d’un bras, regardait passer les rares automobiles sans les voir, perdu dans ses rêves. La patronne, c’était bien elle, ressemblait à ce qu’elle était déjà sur la photo treize années plus tôt. Debout derrière son bar, elle surveillait son domaine d’un œil tranquille.

Dashiell était frappé par l’impression de calme et de sérénité que dégageait ce tableau. Paris n’avait pas vraiment changé. Pourtant, il sentait que la ville était en convalescence, plus calme, plus lente qu’il ne l’avait connue autrefois.

Il n’osa pas entrer tout de suite au Cujas. Il ne se sentait pas préparé. Il ne se voyait pas entrer dans le café avec son sac et son air épuisé et dire à la patronne : « Bonjour madame, j’ai pris cette photo de vous il y a treize ans ; voudriez-vous me raconter votre vie ? » Il se dit qu’il fallait réfléchir à une méthode d’approche, à une stratégie, et qu’il serait bien temps de s’en occuper demain. Il fit demi-tour sur le trottoir. Tout à l’heure, un peu plus haut dans la rue Cujas, il avait vu un hôtel, l’Excelsior. Il s’y rendit et paya un mois d’avance pour une chambre avec balcon au cinquième étage.

Lorsqu’il montra la photographie au concierge de l’hôtel, le vieil homme lui dit qu’il ne connaissait pas les gens qu’on voyait sur la terrasse, mais que derrière, au comptoir, il reconnaissait parfaitement Madame Gazagnes, bien sûr, Monsieur Marteau, l’ébéniste du quartier et le garçon de café. Celui-là, il avait oublié son nom, mais il savait qu’il était parti quelque part en Chine ou quelque chose comme ça. Oui, parfaitement, Monsieur Marteau était toujours là. Son atelier n’avait pas bougé… rue Monsieur le Prince…dans la cour d’un immeuble sur la droite en descendant, juste avant un restaurant chinois.

— Un Chinois… la devanture est rouge, a précisé le concierge, serviable, vous ne pouvez pas vous tromper…

Dashiell décida de commencer par l’ébéniste.

— Bonjour, Monsieur. Je ne vous dérange pas ?

— Ah, ben, un peu, quand même.

— Je m’appelle Dashiell Stiller, et…

— Drôle de nom, Dachièle ! … Pas bien français, ça…

— Je suis américain.

— Ah, mais c’est bien, ça, américain ! Les Américains, vous nous avez bien aidés à gagner la guerre, et ça, c’est bien ! Et qu’est-ce qu’il veut, Dachièle ?

— Voilà : j’ai pris cette photo du Cujas il y a treize ans presque exactement…

— Ah, vous êtes à Paris depuis tout ce temps ? Comment vous avez fait pendant l’Occupation ? Parce que les Américains…

— Non, non. Entre temps, je suis rentré en Amérique, puis je suis revenu un peu en France avec les parachutistes, et puis après la guerre, je suis retourné chez moi, à New York, et puis maintenant…

— Et puis maintenant ?

— Eh bien, voilà : je suis revenu pour écrire un livre…

— Mais c’est bien, ça ! Mais vous savez, moi, j’ai pas beaucoup le temps de lire ! C’est qu’ébéniste, c’est pas de tout repos, hein !

— J’écris un livre sur la vie à Paris avant et pendant la guerre…

— Ah, ben ça, y en aurait des choses à dire !

— Alors j’aimerais que vous me racontiez un peu votre vie, et puis celle des autres, si vous les connaissez un peu…

— Ben, c’est pas que j’ai tellement le temps mais, un Américain qu’a fait la guerre chez nous, qu’est-ce que je peux lui refuser ? Faites voir encore, cette photo. C’est quoi votre nom, déjà ?

— Stiller, Dashiell Stiller.

— Bon ! Allons-y, Stiller ! … Moi, c’est Marteau, Marcel Marteau, né le 12 octobre 1882 à Ivry sur Seine, artisan ébéniste. Ça va faire trente-huit ans que j’ai ma boutique au 49 rue Monsieur le Prince. C’est moi, là, sur la photo. Je suis au bar, à moitié caché par la vitrine. La patronne l’avait rabattue contre le mur…

*

A SUIVRE

(attention : le prochain épisode du Cujas sera le dernier du chapitre en même temps que le dernier du roman.)

 

2 réflexions sur « LE CUJAS (86) »

  1. Le prochain et dernier chapitre se passe entièrement entre la Rue Victor Cousin, la rue Soufflot, et le Bd St Germain. Comme il se doit il se termine aux Deux Magots.

  2. Je suis très peiné que tu ne continue pas la vie autour du Cujas.J’adore ce quartier,et à travers ces rues je revie les plus belles années de ma vie en compagnie de la jeune fille qui est devenue mon épouse bien-aimée . la mère de mes enfants et la
    compagne de ma vie

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