Le Cujas (44)

Oui, c’est Sylvette qui a été sa première fois. C’est drôle que cela ait eu lieu le soir même où il sortait vierge d’une maison close, vous ne trouvez pas ? Il n’avait rien voulu accepter des services professionnels que lui proposait la petite Louise, mais à peine quelques heures plus tard, il connaissait son premier grand frisson grâce à une gentille fille rencontrée par hasard. Mais Sylvette n’a pas été que sa première fois. Elle a été aussi sa première liaison.

Chapitre 8 – Georges Cambremer

Septième partie

Oui, je l’ai bien connue. À vrai dire, elle n’est restée avec Antoine que quelques mois, mais nous sommes souvent sortis ensemble. Elle voulait devenir comédienne et elle préparait le Conservatoire au Cours Simon. Pour payer ses études, elle était cousette dans une maison de couture de la rue Mogador. De temps en temps, elle obtenait des places gratuites au troisième balcon de la Comédie Française et elle en faisait profiter ses amies. C’est comme ça que nous l’avions rencontrée ce fameux soir au Nemours : elle sortait de voir Britannicus. Le lendemain de leur rencontre, Antoine l’avait installée dans un hôtel de la rue Saint-Lazare, tout près de son travail et quinze jours plus tard, il la faisait emménager dans son appartement de la rue de Vaugirard. Parce qu’il avait son appartement à lui. Je crois que l’immeuble appartenait à sa famille. Il avait réussi à persuader son père qu’en habitant là, il serait plus près de La Sorbonne et qu’il gagnerait du temps pour travailler ses cours. Je l’enviais beaucoup pour ça, moi qui habitais encore chez mes parents au Trocadéro.
Sentimentalement, Antoine avait beaucoup investi sur Sylvette. Il était très amoureux. Il était aussi très intéressé par les deux mondes qu’elle lui faisait découvrir, celui du théâtre et celui des midinettes. De son côté, Sylvette, bien que je l’aie crue tout à fait désintéressée, appréciait le monde facile dans lequel Antoine la faisait entrer. Oh, pas dans sa famille, bien sûr ! Ses parents n’auraient pas admis une ouvrière, ni même une actrice à leur table. D’ailleurs, ils le croyaient encore innocent. Mais par Antoine, Sylvette commençait à connaître les grands restaurants, les bars chics, les cabarets à la mode, et il faut dire qu’elle y prenait goût. Pourtant, un jour, j’ai reçu d’elle un coup de téléphone. Elle appelait d’un café près de la Gare de Lyon et me demandait de venir la retrouver d’urgence. Quand j’arrivai là-bas, elle paraissait nerveuse. Elle avait deux valises à ses pieds et elle finissait un verre de cognac. Elle m’annonça qu’elle quittait Antoine. Dans une heure, elle prendrait un train pour le midi avec un homme qu’elle avait rencontré une semaine plus tôt. Il était écrivain et vivait à Arles. Il était merveilleux, passionnant, elle ne pouvait plus se passer de lui. « Tu comprends, Georges, j’aime beaucoup Antoine, c’est un garçon épatant, droit, intelligent, cultivé… gentil pour tout dire. Mais avec lui, maintenant, je m’ennuie. J’ai besoin d’autre chose, de quelque chose de moins facile, de plus intense. Alors, je pars vivre avec Olivier… » Elle n’avait pas le courage d’annoncer la rupture à Antoine et elle me chargeait de le faire à sa place, moi, son meilleur ami. Je lui ai dit : « Et ta carrière ? Tu crois que tu vas percer comme actrice à Arles ? C’est très joli, Arles, mais c’est un trou, tu sais ! » Mais sa carrière ne comptait plus… de toute façon, elle n’arriverait jamais à rien, il y avait trop de monde sur les rangs, trop de jolies filles plus douées qu’elles… Elle a pris ses deux valises et m’a planté là avec un baiser sur le front en le disant : « Surtout, sois gentil avec Antoine… »
Elle quittait Antoine sans même le lui dire et elle me demandait d’être gentil avec lui ! Les femmes sont incroyables…
Vous savez, il va vraiment falloir que je vous laisse. Je suis déjà très en retard. En deux mots, sachez que quand je lui ai annoncé le départ de Sylvette, Antoine n’a pas bronché, pas devant moi en tout cas. Mais je ne l’ai pas revu de toute une semaine. La semaine suivante, je suis allé chez lui. Je l’ai trouvé changé, amer, plus fort, plus sûr de lui. Il avait décidé de ne plus jamais aimer, mais il ne à renonçait pas aux femmes pour autant. Dorénavant, il choisirait des femmes qu’il entretiendrait, comme disait son père, et auxquelles il ne pourrait pas s’attacher. Et pour en être certain, le moyen qu’il avait trouvé, c’était d’en changer régulièrement, systématiquement. C’était bien dans sa manière, ce genre de décision exaltée, définitive, enfantine. Bien sûr, je n’y avais pas cru, mais il s’y est tenu, notamment avec Simone, la fille qui est sur la photo, et avec d’autres aussi… Et puis un jour, il a retrouvé Isabelle qui revenait du Liban. Ils se sont mariés. J’étais le témoin d’Antoine. J’étais content pour lui qu’il change de vie, mais je perdais un compagnon de débauche. Non…, débauche n’est pas le mot qui convient. C’est bien trop fort et ça ne correspond pas à ce qu’Antoine et moi faisions ensemble. Disons que c’est mon camarade de jeu que je perdais à nouveau.

Isabelle est une femme épatante. Vous l’avez rencontrée, je crois ? Alors, vous avez pu en juger. Elle a beaucoup changé depuis la mort d’Antoine et nous ne nous voyons plus beaucoup, mais je garde une grande affection pour elle….
Bon, eh bien voilà, mon cher Stiller, j’ai été ravi de faire votre connaissance. Il faut que je vous quitte maintenant : il y a un conseiller du ministre qui m’attend depuis déjà une vingtaine de minutes.

Écoutez… ce qui s’est passé après leur mariage, Isabelle vous l’a raconté, n’est-ce pas ? Je ne vois pas ce que je pourrais vous dire de plus.

Vous parler de moi ? Mais pourquoi faire ? Je croyais que c’était Antoine qui vous intéressait. De toute façon, vous en savez déjà beaucoup, ne serait-ce que sur ma jeunesse… Non, je ne vois pas l’intérêt. Vraiment.

Qui voulez-vous que ça intéresse ? J’ai été mobilisé comme tout le monde. J’ai été fait prisonnier et j’ai eu la chance de pouvoir m’évader très vite. J’ai fait un peu de Résistance et après la Libération, je suis entré dans un cabinet ministériel. La suite va de soi. À vrai dire, je n’ai rien fait de bien glorieux. J’ai surtout eu beaucoup de chance, vous savez.

Si vous y tenez vraiment… c’est cela… éventuellement, oui. Prenez donc contact avec Viviane, elle vous indiquera mes disponibilités. Elles ne sont pas très nombreuses, je le crains. Ah ! mais j’y pense ! Vous rentrez en Amérique la semaine prochaine, je crois ? Alors, ça ne va pas être possible, parce que moi, je pars après-demain en voyage officiel en Indochine pour trois semaines et d’ici là, je n’ai vraiment pas une minute à moi. Je suis sincèrement désolé, ç’aurait été avec grand plaisir, mais vous voyez… enfin… Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter une excellente fin de séjour à Paris. Je vous raccompagne. Au revoir, Monsieur Stiller.

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A SUIVRE 

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17 Mar, 16:47 Rendez-vous à cinq heures : la drôle de guerre des mondes
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