Le mécanisme d’Anticythère – Chapitre 1

Chapitre 1 – Ali Al-Niaimi
Printemps 217 av. J.-C.

Lorsqu’Archimède de Syracuse a reçu le messager d’Antiochos, roi de Babylone, il lui a demandé de s’asseoir un instant. Il lui a proposé de se laver les mains et lui a offert de l’eau et des figues. Puis, il l’a prié de repasser dans deux ou trois jours car il était très occupé en ce moment par une question d’optique absolument primordiale mais dont la résolution ne saurait tarder. Le messager eut beau faire valoir la très haute situation de son mandant, la très grande importance du message à transmettre et la valeur inestimable du cadeau qu’il était chargé de lui remettre, rien n’y a fait et Archimède l’a très doucement et très fermement poussé vers la porte.

Deux jours plus tard, assis sur un tabouret bas sous le plus vieil olivier de sa propriété de campagne, il écoute en silence le prince Ali Al-Niaimi, envoyé extraordinaire et neveu du roi Antiochos. Le prince connait les usages. Debout devant le vieil homme, il commence par réciter avec conviction l’interminable éloge que le roi est censé avoir prononcé devant toute sa cour assemblée des extraordinaires mérites du savant de Syracuse, dont la réputation, aussi immense que méritée, s’étend jusqu’aux confins de la civilisation et même au-delà.

— Et c’est pourquoi, continue Ali Al-Niaimi sur un ton à peine moins exalté, mon maître, Antiochos le troisième, dit le Grand, dit le Magnanime, mégas basileus, roi de Babylone, souverain de la grande Syrie, suzerain de toutes les tribus qui voyagent sous son auguste protection entre les rives de la mer infinie du Couchant et les sommets enneigés du Levant, commandeur des arts et des sciences et oncle affectueux m’a commandé de t’apporter ce présent en témoignage de son admiration et de sa reconnaissance pour les bienfaits que tu as apporté à l’humanité.

Les serviteurs qui accompagnent le messager royal déposent alors devant les sandales du savant une très simple et très sombre caisse à peine bardée de fer et munie d’une serrure si petite qu’on croirait celle d’une boîte à parfums. Archimède prend la clé que lui présente le prince, la glisse dans un pli de sa toge, et remercie brièvement le roi pour son attention et le prince pour la peine qu’il s’est donnée pour venir de si loin. En tournant son regard vers la ligne des collines derrière laquelle le soleil vient de disparaître, il dit avec un doux sourire :

— Que veut le roi ?

Ali est un jeune homme intelligent et déjà un fin diplomate. Il comprend que devant cet homme exceptionnel, les détours habituels de la politesse de cour ne serviront à rien. Il décide de faire honneur à son hôte en lui montrant qu’il l’a compris et en adoptant ses manières, non pas abruptes, mais directes. Il s’assied par terre et se lance :

— Voilà, grand homme. Tu n’ignores pas que les choses du gouvernement des peuples sont liées aux choses de la religion, et que les choses de la religion sont liées aux mouvements des astres et des planètes, et plus particulièrement à ceux du Soleil et de la Lune. Chez nous comme dans beaucoup d’autres royaumes, une éclipse est un mauvais présage. Elle est le signe que les dieux ne sont pas satisfaits de la façon dont les hommes dirigent les hommes et que des calamités vont s’abattre sur tout le monde. Alors le peuple a peur, et quand le peuple a peur, il se peut qu’il s’en prenne au roi. Dans notre histoire, il est arrivé que des rois aient été déchirés par la populace ou jetés, cousus dans un sac, par-dessus les remparts ou dans la rivière. Bien sûr, de nos jours, aucune personne censée ne croit plus à ces augures de malheur. Mais le peuple y croit encore.

Il y a un peu moins de cent ans, un certain sage de Babylone pouvait prédire, on ne sait comment, la date de la prochaine éclipse à quelques jours près. Disposant de ces prévisions, le Palais avait établi une règle selon laquelle, sept jours avant la période prévue pour la prochaine éclipse, le souverain en place devait démissionner et nommer à sa place n’importe quel brigand extrait pour l’occasion de l’une de ses prisons. Le nouveau roi régnait alors pour quelques jours, bien entendu sous la houlette de conseillers fidèles du vrai souverain, et le lendemain de l’éclipse qui ne manquait pas de survenir, on mettait à mort le royal brigand pour n’avoir pas su calmer la colère du ciel et le roi reprenait sa place. Le sage ayant vécu particulièrement longtemps, plusieurs rois successifs bénéficièrent de ses prédictions, jusqu’à ce que le vieil homme disparaisse à son tour.

Le prince se tait quelques instants. Archimède reste silencieux. Le prince reprend :

— Le sage est mort l’année dernière. Sa dernière vision a prédit la prochaine éclipse pour dans cinq années. Après cette date, nous serons dans l’ignorance. Cela contrarie beaucoup Antiochos.

Ali Al-Niaimi se tait à nouveau en regardant le savant. Archimède reste silencieux.

— Le roi veut que tu prédises pour lui toutes les éclipses de Lune et de Soleil pour les mille ans à venir.

Archimède reste silencieux.

— Pour cela, il veut que tu viennes avec moi à Babylone. Tu seras traité à l’égal du plus grand des princes de sa cour. Lorsque tu auras fini ton travail, toi et ta bonne ville de Syracuse serez couverts de bienfaits par le Mégas Basileus.

Archimède reste silencieux.

— Le voyage jusqu’à Babylone sera rapide et confortable. Le plus grand et le plus rapide de nos bateaux nous attend au port. Il ne nous faudra pas plus de douze, peut être quinze jours pour atteindre Byblos, puis encore dix-huit jours avec la caravane royale qui nous y rejoindra pour arriver à Babylone. Que dis-tu ?

— Je dis : reviens demain.

Le lendemain, Archimède accueille le prince sous son olivier. Impassiblement, il attend l’eau, les olives et le fromage. Malgré son éducation princière, Ali n’arrive pas à dissimuler totalement son impatience. Quand les deux hommes sont servis, enfin Archimède parle :

— Prince, hier je t’ai dit : reviens demain. Aujourd’hui je te dis : reviens dans cinq ans.

A ces mots qui ont toute l’apparence de l’insolence, le prince ne peut retenir un sursaut. Il s’apprête à réagir, peut-être même vivement, mais Archimède poursuit doucement :

— J’ai ouvert le coffre que tu m’as apporté… Retourne sans moi à Babylone et dis à ton roi que j’apprécie sa générosité qui est à la mesure de sa réputation. De ce que tu as dit hier, j’ai compris que son cadeau était destiné à exprimer son admiration pour les quelques progrès que j’ai fait faire aux sciences. Ce présent récompense donc ce que j’ai fait et non ce qu’il veut que je fasse. En conséquence, j’accepte de le conserver.

Le vieil homme prend un temps et poursuit :

— Chercher à prévoir de manière certaine et pour toujours les éclipses lunaires et solaires est une idée qui m’intéresse. Non pas pour aider à asseoir encore davantage, si cela était possible, le pouvoir d’Antiochos, mais pour le seul plaisir de comprendre ce qui se passe dans le ciel.

Je ne pars pas avec toi rejoindre ton roi car j’ai soixante-dix ans et les voyages ne m’apportent plus aucun plaisir ; je réfléchis mieux dans mon jardin, et le soleil et la lune sont les mêmes ici qu’à Babylone.

Je te dis : pars et reviens dans cinq ans. Dans cinq ans, je te remettrai ce qu’Antiochos exige, ou bien je serai mort sans avoir trouvé.

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