La puce à l’oreille – Critique aisée n°183

Critique aisée n°183

La puce à l’oreille
Georges Feydeau – (1907)
Troupe de la Comédie Française (2019)

Les pièces de Georges Feydeau sont des mécanismes d’horlogerie, des mécanismes d’horlogerie d’une précision suisse, construits par un horloger maniaque dans le seul but de pouvoir y introduire lui-même un à un les grains de sable qui emmèneront l’horloge en survitesse et finiront par la faire exploser.
Bon, d’accord, mais la comparaison des pièces de Feydeau avec un mécanisme, infernal ou de précision, d’horlogerie est d’une telle banalité que je vous prie de m’excuser d’être tombé dans un tel cliché. Alors, je vais tenter devant vous de filer une métaphore dont j’ai tout lieu de croire qu’elle est totalement originale. Voici : pour un metteur en scène, une pièce de Feydeau, c’est comme un meuble à monter de chez IKEA.

Tiens donc ?

Quand vous recevez un meuble à monter de chez IKEA, tout est là, toutes les pièces, les planches, les portes, les étagères, les vis, les écrous, les targettes, les poignées, les miroirs, les cornières et même la petite clé à 6 pans, celle que vous perdez dans les six premières minutes, tout vous dis-je, et si vous respectez scrupuleusement la notice de montage, vous obtiendrez au bout de deux heures un produit fini qui donnera satisfaction à vous, à vos enfants et à vos petits-enfants pour les décennies à venir.

Pour un metteur en scène, c’est pareil : quand il ouvre le manuscrit de Feydeau, tout est là, et il lui suffira de respecter le texte, de suivre les abondantes indications scéniques de l’auteur, de choisir de solides acteurs, de les mettre en excellente forme physique, de les lancer sur scène et au bout de deux heures, il aura obtenu un succès auprès de vous, de vos enfants et de vos petits-enfants, succès dont ils se souviendront dans les décennies à venir.

Mais attention, avec une pièce de Feydeau, pas plus qu’avec une armoire IKEA, faut pas rigoler. Je m’explique :
Si vous intervertissez deux opérations de montage ou si vous oubliez d’incorporer le petit bidule métallique qui semblait ne servir à rien, votre armoire de salle de bains ne tiendra pas debout. Si le metteur en scène ne suit pas le texte pas à pas, s’il ne respecte pas les indications scéniques à la lettre, s’il ajoute des répliques, s’il adapte des scènes, s’il introduit des gags visuels de son crû, le rythme est rompu et le ratage est assuré. (Je me souviens du Système Ribadier, monté il y a cinq ou six ans par Zabou Breitman où elle avait intercalé des scènes muettes à la Charlie Chaplin qui n’apportaient rien d’autres qu’une rupture du rythme, toujours infernal, de la pièce.)

Avec Le fil à la patte, La puce à l’oreille est la pièce la plus drôle de Feydeau. (On dit que quand la Comédie Française a des soucis de trésorerie, il lui suffit de monter l’une ou l’autre pour voir ses caisses se remplir à nouveau.) Donc, la Comédie Française a monté à nouveau La puce à l’oreille. La responsable de la mise en scène (je n’arrive pas à écrire metteuse ou mettrice ou, pire, metteure, alors va pour responsable de) Lilo Baur a choisi de placer le cadre dans un chalet de montagne et l’époque dans les années cinquante. Ces libertés avec l’orignal ne présentent pas un grand intérêt mais elles ne nuisent pas non plus au fonctionnement de la pièce. Et le reste se déroule comme il se doit, parfaitement, c’est-à-dire que tous ceux qui ne devraient pas se rencontrer se rencontrent : le mari défaillant, sa femme et sa puce à l’oreille, son amant putatif, un hidalgo impulsif, un maitre d’hôtel jaloux, une soubrette infidèle, un neveu incompréhensible et un valet ahuri.

Il serait vraiment inutile que je tente de vous expliquer les ressorts de la pièce, tout d’abord parce vous ne comprendriez pas, et qu’ensuite, pas plus qu’on ne démonte sans l’endommager un meuble de chez IKEA, on ne démonte sans risque, celui de gâcher le plaisir des futurs spectateurs, ce chef d’œuvre artisanal qu’est une machine infernale de chez Feydeau.

La Puce à l’oreille se donne au Palais Royal jusqu’à fin février et aussi dans certains cinémas à des dates que, si vous savez naviguer, vous trouverez peut-être sur internet. Il faut absolument voir ça.

4 réflexions sur « La puce à l’oreille – Critique aisée n°183 »

  1. Bravo pour la métaphore IKEA mais il faut avoir ta culture pour l’avoir trouvée c’est bien pour ceux qui ne l’ont pas encore vue

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