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Les dames de Vichy

Vichy, novembre 1996
Il y a longtemps, c’était un grand hôtel luxueux. Il avait même été fréquenté par la cour de Napoléon III. Aujourd’hui, ce n’est plus qu’un trois étoiles.
Dans l’immense salle à manger toute blanche, il n’y a que de petites tables, pour une ou deux personnes. L’alignement est impeccable: rangées de dix tables dans la largeur de la salle et de douze tables dans la longueur, cent vingt tables au total.
Il est 19 heures 15, l’heure de l’unique service du diner. Une douzaine de tables seulement sont occupées, toutes par des dames seules et âgées. Elles sont venues en cure. Seule à table, chacune fait face au côté de la salle d’où viennent les garçons chargés de plats. Le silence règne, troublé  parfois par le choc d’un couteau sur une assiette. Toutes les tables qui sont occupées le sont par des femmes, toutes sauf une. Continuer la lecture de Les dames de Vichy

Je

Avertissement
Le titre que vous venez de lire annonce un article auto satisfait, égocentrique, suffisant et pas nécessaire. De plus, il ne va probablement pas vous intéresser. Pourtant, je vais quand même vous dire ce que je n’aime pas, enfin pas tout, mais une partie. Si, ensuite, vous acceptez d’aller un peu plus loin dans votre lecture, je vous dirai aussi quelques unes des choses que j’aime.
Maintenant, vous êtes avertis.

Donc, je n’aime pas :
-celui qui crie  » allé-hé « , ou pire:  » eullé-hé « , en trois notes vulgaires sur le court central de Roland Garros redevenu silencieux alors que les joueurs se concentrent sur le service à venir.
-celle qui répond  » Pas de souci !  » à toutes mes demandes
-le geste du motard qui me remercie en tendant la jambe gauche après m’avoir dépassé par la droite
-le motard qui fait ce geste
-le tapioca, la langue de veau et la cervelle de mouton
-les tics de langage, comme : …que du bonheur…être en capacité…dans les régions…
-les abréviations: … la télé … le ciné … le resto …l’appart… (mais, paradoxalement, j’accepte métro pour métropolitain, vélo pour vélocipède, tout espoir n’est donc pas perdu.)
-les LOL journalistes, faux impertinents, drogués de la dérision, rebelles rémunérés et intouchables, imitateurs pâles et impuissants de la langue de Vialatte et de Desproges
-le signe des guillemets fait avec deux doigts de chaque main levée à hauteur des yeux dans le cours d’une conversation pour signifier que l’on n’est pas totalement solidaire de ce que l’on dit
-l’expression « on va dire que… » qui permet d’avoir l’air de faire une concession à son interlocuteur tout en signifiant pratiquement le contraire de ce que l’on va dire
-les gens qui disent « Je ne suis pas snob (ou avare, ou raciste) » alors que l’on sait très bien qu’ils le sont, ne serait-ce que parce qu’ils font suivre cette déclaration de la conjonction  » mais… « , et, plus généralement, les gens qui affirment leurs qualités sans vous laisser les découvrir
-ceux, en général les mêmes, qui disent « ils m’adorent » en parlant de leur personnel ou de leurs fournisseurs
-le tic-tac de la pendule
-les gâteaux de riz
-le vent
-approcher des dernières pages d’un roman que j’aime.
-réaliser que ce que j’apprends de nouveau aujourd’hui ne me servira pas très longtemps
-le discours mitraillette, pratiqué par un nombre de plus en plus grand de jeunes en politique, et dont la première caractéristique consiste à enchaîner des phrases les plus longues possibles, constituées d’une multitude de propositions subordonnées, coordonnées, juxtaposées ou même indépendantes sans respiration ni espace qui puisse permettre à qui que ce soit d’intervenir pour interrompre la logorrhée. La deuxième caractéristique du discours mitraillette consiste à mette l’interlocuteur dans une situation de culpabilité, dont il lui est impossible de sortir du fait de la première caractéristique. Nous avons tous en tête des exemples de pratiquants obstinés de cette technique
-un tableau de Vasarely
-un bleu de Klein
-les conversations maraboudeficelle ou shiritori
-les longues manches qui descendent sur les doigts des femmes, affectation de frilosité et de fragilité
-les mitaines des femmes, dentelées, qui leur donnent un aspect poussiéreux
-les mitaines des hommes, surtout si elles sont en cuir, signe extérieur de brutalité, pareilles aux poignets de force
-celui qui dit : « je ne supporte pas la bêtise »
-l’expression ‘un portrait craché »
mais j’aime :
-les chaudes journées d’orage, sans vent mais avec gros tonnerre et grosse pluie
-encore plus que ça, ces mêmes journées, à Paris
-écrire quelques mots dans un café, devant un demi de bière ou un café-croissant
-me promener derrière mon chien, si possible sous la pluie
-descendre en ski un long chemin en pente douce vers les Bréviaires
-lire aujourd’hui ce que j’ai fait semblant d’avoir lu autrefois et me mettre en règle avec ma culture
-la colère de Louis Jouvet dans la blanchisserie d’Entrée des Artistes
-rouler la nuit dans un taxi silencieux qui me ramène d’un aéroport sur une autoroute éclairée
-le bruit des roues de ma voiture (todoum-todoum) qui passe sur les joints de la chaussée
-le pré-générique de la Twentieth Century Fox
-le Clair de Lune de Debussy
-un solo d’Oscar Peterson
-les dernières images de La Prisonnière du Désert
-la fin de la fête au château de La Règle du Jeu
-un nu de Modigliani
-un portrait de Modigliani
-les mots ergastule, sornettes et calembredaines
-déboucher brusquement sur un ample paysage, une montagne, une vallée, un désert, l’océan…et se laisser submerger par une émotion enfantine
-un enfant
-un homme attendri
par un enfant
-le jeu d’un rayon de soleil
sur la grille d’un balcon décrit par Marcel Proust

Diagnostic :    Alors ? Vieux con ou sentimental incurable ?

 

 

.

Accroche-toi !

Acrostiche simple
Une fois le nom choisi,  le premier vers commence avec la première lettre du nom, le deuxième avec la deuxième lettre, etc…

Philippe, avec ton nom, de jouer permets moi.
Hier si conquérant, père du grand Alexandre
Il fut après Le Bel, Auguste et d’autres rois
Le prénom favori, le prénom qui fait vendre.
Il devint cependant pour ta génération
L´archétype du traître, du collaborateur,
Puis il revint en grâce, sans que nous le voulions
Par ce Gérard Philipe, ce merveilleux acteur.
Et maintenant, Philippe, c’est toi, c’est toi, c’est toi!

Coutheillas pourtant jamais ne fut connu
Ou bien alors un peu, à Limoges, une fois,
Tu sais bien, cet Henri qui faisait des statues!
Hé ben, de ta famille, il n’était même pas!
Et de toute façon, à présent oublié,
Il n’eut pas apporté, même après son trépas
La gloire à ta famille, ni l’argent, qui plus est.
La gloire est peu de chose à ceux qui n’en n’ont pas.
Aussi, ne t’en fais pas, car les âmes bien nées
Souvent sont plus heureuses dans leur anonymat.

Acrostiche brivadois
 Le premier mot du premier vers commence avec la première lettre du nom, le deuxième mot avec la lettre qui suit dans l’alphabet, le troisième mot avec la lettre qui suit, (Philippe: P,Q,R)et on recommence avec le deuxième vers…

Pour que résiste
Horace, invincible jouteur,
Il joua K.O.
Le match nul.
Ignoble jeu kabyle,
Puisque qu’un roi
Plus que riche
Est forcément gagnant.

Curiace désemparé, estivant
Oublieux, peu qualifié,
Unique vieux wagon,
Très urgemment vieillit.
Horace, improbable joueur,
Envoya faire griller
Immédiatement jeune koala.
Le minable nabot,
Lumineux mais naïf,
A bien cru
Succomber très uniformément.

 Acrostiche bègue 
Les trois mots du premier vers commencent avec la premiere lettre du nom, (Philippe: P,P,P), etc…

Prétendu parti pris!
Honteux harnachement hideux!
Invraisemblable idiotie inversée,
Lorsque les lois
Iniques internes inconnues
Punissent presque partout
Pour peu prévenir
En Espagne exotique.

Chaos créatif certain:
Ostracisé ou Oscarisé,
Un urluberlu ubuesque
Tétait ta tante
Hortense, héroïque hédoniste.
Et ensuite, espérant
Immerger ici immédiatement,
Lucide, lui loua
Les lampes lumineuses
À ampères amplifiées
Sans se soucier.

 Acrostiche à quatre temps
idem que ci-dessus, mais avec 4 mots

Pour piquer plus Pâris,
Hélène, hardiment harnachée, hacha
Immédiatement ici Iphigénie, insipide.
Les lourdes lois liberticides
Interdirent insidieusement Icare, inexorablement.
Partir pour Patras, pouah!
Pourquoi pas périr petitement
Et, évidemment exaspéré, expirer?

Cacophonie catastrophique, confusion certaine,
Ou organisation obsolète officielle?
Une Uruguayenne uniquement utile,
Tourbillonnant trop tard, trembla
Hâtivement, héroïque hésitation hélas,
Et, encore énervée, éventuellement
Iconoclaste, insulta irrémédiablement Io,
Laquelle lança lâchement les
Lavandières lubriques, limitant les
Âneries anachroniques avec adresse
Sans solliciter ses serviteurs.

 

 

 

 

Pan!

Pan! Un coup de fusil, mortel. Le lièvre qui détalait en zigzaguant à travers le sous-bois est mort. Le chien, qui le talonnait, a pris la même décharge dans la tête au moment où il attrapait le lièvre dans sa gueule. Le chien a roulé au sol, stupéfait. Maintenant, il est couché sur le côté, haletant. Celui qui a tiré s’est figé. Il observe malgré lui tous ces détails: le ventre blanc du lièvre, le buisson qui lui a caché le chien, le sapin sous lequel le chien a roulé, le soleil à travers les arbres, le silence après le coup de feu, et maintenant le chien, le chien magnifique, couleur feu, setter d’Irlande, avec son collier en cuir rouge ouvragé, avec ces drôles de bulles roses qui lui sortent du cou, Continuer la lecture de Pan!

Look, Ma ! I’ m flying !

Thème imposé: une première fois.

Vers l’âge de vingt-cinq ans, j’ai dû faire mon service militaire. À l’époque, c’était une espèce de mode à laquelle bien peu échappaient. Par la grâce d’un piston non sollicité mais efficace, je me suis retrouvé pour dix-huit mois sur la base aérienne de Villacoublay à quelques kilomètres de Paris.
Quand vous êtes dans l’armée de l’air et que vous ne volez pas, on vous appelle un rampant. Ça n’a pas de caractère insultant, mais quand même, ça manque un peu de panache. Après un hiver passé à m’occuper vaguement de la bonne tenue des fossés et des routes de la base, j’éprouvais un profond ennui. Au premier jour du printemps, j’appris que l’armée de l’air payait pour les militaires, appelés comme élus, les frais d’inscription, de formation et de vol dans une école de vol-à-voile à côté de Paris. De plus, le fait d’être inscrit à cette école permettait de passer une journée par semaine hors de la base, ce qui constitua pour moi un argument décisif.

Me voilà inscrit au Club de Vol-à-Voile de Beynes, Continuer la lecture de Look, Ma ! I’ m flying !

Patronyme, mais presque !

Dans son « Évasion souterraine », Michel Leiris (1901-1990) à écrit:
« L’arbre de haine est un profil plus tenace que tous les chemins de halage qui mènent vers les Romes idiotes dont je voudrais sarcler le monde. »

Ah bon ?!

Par une autre de ses productions, il a aussi inspiré ce que nous devons traiter ce soir en Atelier d’écriture littéraire. L’exercice consiste à triturer pendant quarante-cinq minutes les lettres de son nom pour en extraire des idées, des paradoxes, des images, des sons, des signes. Je dois dire qu’il m’excite  autant qu’une grille de mots croisés tchécoslovaque.
Il faudrait que je sois Rimbaud pour donner un peu de couleur aux voyelles de mon prénom ou Lacan pour calembourdiser ( j’allais dire balourdiser ) sur les syllabes de mon nom.
Essayons quand même, puisqu’il le faut. ( Mon nom n’est pas particulièrement court, mais pour une fois, j’apprécie de ne pas m’appeler Jean-Frédéric de Blaizac de Touffreville).

C’est parti! Le prénom d’abord.
C’est tout naturel, mille sabords!

Quand je dis P, à quoi pensé-je? Devinez donc!
Quand je dis H, je me dis qu’à mon âge, je n’ai toujours pas essayé.
Quand je dis I, et s’il est vert, l’i vert me fait penser à Noël
Quand je dis L, je pense à elle
Quand je dis I, c’est le deuxième, et s’ils sont deux, i deux, ça devient moche
Quand je dis P, je pense que j’ai déjà entendu ça quelque part
Quand je dis P, encore !
Quand je dis E, euh, j’hésite.

Au tour du nom, du patronyme,
C’est là que ça devient sublime !

Si je dis C, c’est six saucissons secs auxquels je pense.
Si je dis O, oh, mon dieu, comme c’est osé!
Si je dis U, allez cocotte, on continue!
Si je dis T, ce thé t’a-t-il ôté ta toux à toi Titan tétant de Thétis un téton tant tâté?
Si je dis H, maintenant vous croyez que je viens d’y tâter.
Si je dis E, j’hésite encore à l’essayer.
Si je dis I, c’est le troisième, et I trois, c’est tout un genre, le genre I trois.
Si je dis L et

encore L, avec ces ailes, je m’envole.
Si je dis A, ah, enfin, on arrive à la fin!
Si je dis S, est-ce que j’ai bien tout dit?

Et l’exercice est terminé.
Verticalement, c’est signé.

Dédale et Icare – Correspondance

Mon cher fils,
Quand, pour me punir,  Minos nous a enfermé tous les deux au centre même du labyrinthe que j’avais construit, je t’ai rassuré aussitôt en te disant que, bien sûr, en architecte consciencieux, j’avais gardé en tête le plan détaillé du labyrinthe et qu’il nous serait donc facile de prendre la fuite. Lorsque nous sommes arrivés à la sortie de cette magistrale construction et que nous avons compris  qu’il nous serait impossible d’en franchir le seuil à cause des deux géants placés là par le roi pour nous barrer la route, alors, je l’avoue, j’ai  perdu mon sang froid. Je me suis laissé aller à mon désespoir et, tout en me couvrant la tête de cendres, j’ai dit, je le sais, que jamais nous ne pourrions sortir de notre prison, que nous allions finir nos jours entre ces quatre mille quatre cent quarante-quatre murs, et toute cette sorte de choses. C’est alors que tu m’as redonné l’espoir en affirmant que tu trouverais bien une solution pour peu que je t’en laisse le temps.

Maintenant que tu es enfermé depuis plus d’un mois dans ton atelier, maintenant que tu refuses de me laisser entrer ou même de me parler pour mieux te concentrer sur ton ouvrage et concevoir ce que je crains de deviner,  je dois prendre la plume pour t’écrire cette lettre de mise en garde.

En effet ce que j’ai pu apercevoir de tes préparatifs à travers une fente du mur ne me laisse rien présager de bon.  Toutes ces amphores pleines de cire d’abeille, ces tas de tiges de roseau, ces amoncellements de plumes de cygnes, tout cela m’a tout d’abord paru bien mystérieux. Mais j’ai fini par comprendre ce que tu prépares et je te préviens, je me refuse absolument à me rendre ridicule en me couvrant de plumes collées à la cire pour me déguiser en canard. Premièrement, il est évident qu’un tel stratagème ne trompera jamais la vigilance des gardiens, et, deuxièmement, on a sa fierté, quand même.

Donc je te prie d’abandonner immédiatement ce projet stupide et de t’occuper plutôt à nous construire un abri confortable, car l’hiver approche, et en Crête, il n’est pas clément.

Ton père affectionné
Dédale

Cher Papa,
Tu n’as jamais rien compris à ce que je faisais, et ce n’est pas maintenant que tu vas commencer. Ce ne sont pas deux déguisements de clown que je prépare pour nous évader, mais une sorte de machine volante qui nous permettra de passer par-dessus ces murs. Selon mes plans, cette machine s’élèvera tout d’abord dans les airs à la force de nos bras, puis, par le truchement d’un dispositif ingénieux que je suis en train de mettre au point, elle sera mue par la force de la lumière du soleil, et plus on s’en approchera, plus on ira vite et moins on aura froid.
Là-haut, pas de risque de verser dans un fossé, de tomber de cheval, de faire naufrage en mer ou de rencontrer des brigands. Ce sera assurément pour voyager le moyen le plus confortable, le plus rapide et le plus sûr. Si tu ne veux pas venir, dis le moi. Je construirai un monoplace.

Ton fils ingénieux
Icare

24-passée au canard

Post-Scriptum : Oui, je sais. Je me suis trompé. Ce n’est pas Icare, mais Dédale qui a inventé les ailes! Du moins, c’est la version officielle. La mienne me paraît pourtant plus crédible.Oui, je sais. Je me suis trompé. Ce n’est pas Icare, mais Dédale qui a inventé les ailes! Du moins, c’est la version officielle. La mienne me paraît pourtant plus crédible.

Oncle Podger construit un feu

Il serait peut-être exagéré de vous dire que je suis un pur esprit, mais ce qui est certain, c’est que je ne suis pas un manuel. En général, mes confrontations avec la matière ne se terminent pas à mon avantage et laissent un désordre souvent remarquable dans l’espace environnant. Encore heureux quand il n’y a pas de blessé.
Il serait certainement inexact de vous dire que je méprise l’exécution des tâches matérielles, mais j’avoue que je les évite, et quand je suis contraint d’en accomplir une, je n’y prête pas vraiment attention, je l’oublie instantanément et serais bien incapable de vous la raconter.
Pourtant, puisque c’est votre question, il en est une que je pourrais vous décrire assez précisément pour l’avoir accomplie un nombre considérable de fois. C’est celle qui consiste à allumer un feu.
Avant de me lancer dans cette vaste fresque, j’ai hésité entre deux modèles : le premier était celui de la courte nouvelle de Jack London, « Construire un Feu« , qui, dans un style à la fois sobre, humoristique et tragique, expose la nécessité vitale pour le héros d’arriver à allumer un feu. Le deuxième était « L’oncle Podger accroche un tableau« , chapitre délirant du roman d’humour britannique et désuet de Jerome K.Jerome « Trois hommes dans un bateau (sans parler du chien)« .
Si vous avez lus ces deux courts chefs d’œuvre, vous pourrez juger par vous-même de quel côté je suis tombé. Si vous ne les avez pas lus, tant pis pour vous.

*

Quand nous arrivons de Paris dans notre maison de campagne, quand nous avons neutralisé l’alarme, quand, dans une demi obscurité,  nous avons déchargé les cabas de provisions, les valises à roulettes, le pain acheté en passant au village, le nouvel abat-jour pour la lampe du salon, sans parler du chien, maintenant trop vieux pour descendre du coffre de la voiture par ses propres moyens, quand nous avons ouvert les volets de la grande pièce, alors nous regardons le petit thermomètre en tôle blanche qui est accroché au mur à côté de l’évier et dont le petit tube de verre rempli de mercure brillant marque désespérément  une température de 8 à 9 degrés.
C’est froid.

C’est froid, mais nous ne le sentons pas tout de suite, encore couverts de nos vêtements de ville et imprégnés de la chaleur de la voiture. En ce qui me concerne, au bout de quelques instants, c’est à la nuque que le froid s’attaque en premier. Bien sûr, la première chose à faire est de tourner à fond les thermostats des deux convecteurs électriques fixés au mur. Ils ne tardent pas à émettre des craquements et  des odeurs de poussières grillées qui annoncent une prochaine chaleur. Prochaine, mais non immédiate. Il y a risque de refroidissement et il faut agir vite.

La deuxième chose à faire est donc d’allumer un feu dans la cheminée.
Trente ans de maison de campagne m’ont appris que pour faire un feu dans une cheminée, il valait mieux s’y prendre à l’avance. C’est pourquoi, j’ai pris l’habitude, avant de quitter la maison le dimanche après-midi, de placer dans l’âtre du petit bois provenant des tailles effectuées dans le jardin lors du printemps précédent. J’ai disposé par-dessus un magazine en papier glacé pour protéger le petit fagot de la pluie qui ne manquera pas de tomber pendant la semaine par le conduit des fumées.

Donc, le tas de brindilles est prêt. Mais les bûches, non. Au moment où j’en ai besoin, je suis encore en chaussures et manteau de ville, mais, compte tenu du froid qu’il fait, il n’est pas question de se changer avant d’avoir allumé le feu. Je traverse donc le jardin dans l’herbe forcément mouillée, car s’il ne pleut pas, il a plu. La brouette est là qui m’attend, près du bûcher, verte, métallique et glacée. Après l’avoir vidé de l’eau de pluie dont il s’est rempli au cours de la semaine, je charge  au maximum le produit du génie pascalien avec des bûches bien sèches. Mais comme j’ai oublié de mettre mes gants de travail, ceux qui sont en cuir jaune et que j’ai achetés parce qu’ils  ressemblent aux gants des garçons vachers de l’Arizona, je m’enfonce une assez longue écharde sous la peau dans la partie sensible qui se trouve entre le pouce et l’index de la main droite.

Il faut maintenant effectuer le retour vers la maison à travers le jardin solitaire et glacé. Mais contrairement au trajet aller qui, bien que humide, avait su rester léger, le trajet inverse va s’effectuer derrière une brouette surchargée avec de fortes tendances au déversement à chaque irrégularité présentée par le sol. Aveuglé par l’effort et par la benne qui me cache le sol, j’introduis un mocassin déjà mouillé mais encore propre  dans une taupinière cloaqueuse. Le mocassin se remplit d’une gadoue marron clair, visqueuse et froide. Le geste de dégout que provoque chez moi cette fluide introduction entraine le renversement de la brouette et la dispersion de son contenu sur le sol détrempé.

Reconstituer le chargement est une tâche stupide mais rapidement exécutée. La descente des trois hautes marches irrégulières qui permettent d’accéder à la partie avant du jardin et à la porte d’entrée de la maison fournit à deux bûches l’occasion de sauter hors de la brouette. L’une d’entre elles vient se placer devant la roue du véhicule et la bloque brutalement. Cet incident nécessite le contournement de l’engin ainsi qu’un grand coup de pied dans l’obstacle pour dégager la voie, suivi d’une danse sur un pied pour soulager la douleur de l’autre que le mocassin n’a pas su protéger de la rudesse la bûche.
Extraire de la brouette trois ou cinq de ses bûches (pour faire un feu, en prendre toujours un nombre impair) et les disposer avec soin sur le petit bois s’avère un jeu d’enfant. Démonter l’édifice ainsi construit pour pouvoir placer dessous le papier journal froissé et les bouts de carton qu’on avait oubliés s’avère nécessaire. Replacer dans l’âtre et dans l’ordre le papier, le carton, les brindilles et les bûches s’avère indispensable.

Ça y est, le feu est reconstruit et n’espère plus que l’allumette.
La grosse boite  jaune attend sur le manteau de la cheminée. Les allumettes sont un peu humides (on est à la campagne),  mais la quatrième consent à s’enflammer. J’approche ce flambeau du bout de journal froissé le plus proche, et je déclenche  l’apparition d’une toute petite flamme bleue. Mais sa santé est si fragile qu’elle ne tarde pas à mourir en lâchant un tout petit filet de fumée grise qui reste à planer bêtement au-dessus du bois. Grace à l’expérience acquise, la deuxième tentative réussit mieux et le papier journal brûle entièrement, pourtant sans réussir à enflammer le carton, à peine noirci.

Démonter le feu entièrement et reprendre à la phase décrite précédemment, celle où on froisse le papier journal, s’avère fastidieux mais inévitable. Encore heureux quand il en reste (du papier journal).

Une fois l’édifice reconstitué selon le modèle déjà cité, le carton s’enflamme après une petite hésitation. Le petit bois, lui, n’hésite pas et crépite immédiatement. Il brule, certes, mais en se déformant, il modifie l’assiette de l’une des bûches du dessus qui s’effondre et roule hors de la cheminée sur le tapis de grand-mère en entraînant quelques braises avec elle. Heureusement,  fort d’expériences passées, je ne suis pas loin et, alerté par le bruit,  je réussis à éviter des dommages trop visibles au tapis et des reproches trop amers de ma chère épouse.

Maintenant, c’est fait, ça brûle, ça crépite, ça sent bon, ça fume un peu, ça pique les yeux, mais j’ai réussi là où le héros de London avait échoué : j’ai accompli la tâche éternelle et vitale du véritable homme des bois : allumer  un feu.

Anamnèses

Selon Roland Barthes, une anamnèse est un essai d’écriture autobiographique d’un souvenir rapporté à sa plus sobre narration. En voici quelques unes:

Au milieu de la grand’place de Moundou, des barbelés entourent trois cocotiers disposés en triangle. Des femmes en boubou errent à l’intérieur de l’enclos. À l’extérieur, des bicyclettes sont enchaînées aux barbelés.

Le billard électrique de chez Vidal clignote et sonne. Le claquement de ses parties gratuites couvre le sifflement du percolateur. Cinq billes coutent 20 francs.

Une odeur de poussière monte des sièges. Sur le pare-brise plat, une pancarte dit : 100.000 miles, 50 dollars.

Le chemin de caillebotis gravit la dune  entre deux clôtures. Au sommet, le vent souffle et l’océan parait. Odeur de soleil, touché de bois, son de sable, goût de mer, image de vent. Eté.

Quand on ouvrait la porte, on entendait Oscar Peterson. Dans  la fumée des cigarettes, éclairés par des bougies plantées sur des bouteilles vides, les couples se parlaient et s’embrassaient.  A Saint Louis, c’était l’heure du cours de physique.

Un morceau du gâteau joufflu, doré et cannelé se désagrège doucement dans le thé de la cuillère. Marcel observe, goûte et se souvient.

 

Icare

Icare,

As-tu dans ta chute eu le temps de tirer une leçon de cette aventure? La leçon qu’ont servi en exemple des générations de parents et de professeurs à leurs rejetons, débordant encore, eux, d’espoirs, d’illusions, croyant toujours, eux , pouvoir couper court aux chemins de la connaissance pour atteindre immédiatement le savoir, la sensation, la jouissance.

As-tu eu du remords à t’être élancé vers le soleil, dans la chaleur, la lumière, pendant que ton père contemplait lui, patiemment, le vol des goélands, ou le dos des mammifères marins? Mon avis est que, non, tu n’as pas eu de regrets. On n’a pas de regrets quand on sait ce qu’on risque et pourquoi ; en échange de cet éblouissement: des brûlures, une chute grisante en elle-même, et enfin la mort.

As-tu eu peur ? Peut-être à la pensée de ces trois étapes: la vision en solitaire d’une lumière pure, dégagée de ces choses qui la reflètent habituellement, et qui sont nos repères, n’était peut-être pas dans le lot l’idée la moins effrayante. La chute, en silence, dans les nuées, telle qu’on en vit en rêve, tu pouvais l’imaginer; elle te donnerait d’ailleurs le temps de savourer l’empreinte laissée par le soleil sur ton esprit. Et la mort, inséparable de ton ambition, est restée inconcevable, jusqu’à la dernière fraction du dernier moment. La peur qui t’a saisi probablement au moins quelques instants, touchait à ton envie elle-même, à l’ambition de celle-ci, démesurée, à en faire frémir l’homme le plus conquérant, le plus sûr de lui.

Car au fond, les autres, ceux qui échafaudent des plans, durant des vies entières, dans le but d’atteindre le plus haut grade, la plus haute sphère, n’aspirent qu’à une bien petite chose; les trompettes de la reconnaissance, de la gloire, ne sonnent pas toujours juste. L’homme nuisible, le bienfaiteur, du moment que les apparences les servent, seront également acclamés; et l’histoire les rendra bientôt indiscernables.

Tandis que ce que tu es allé chercher, que tu as pris la décision en quelques secondes d’échanger contre ta vie, la vision que tu serais seul à décrocher, seul à ramener sur terre, seul à chérir le temps de ta chute, est une image de la vie elle-même; un excès inconsidéré d’énergie qui s’élance vers un but.

Pendant des siècles, on a donc tiré de ton aventure une morale. Comme si à la manière de Narcisse, un défaut peu enviable avait motivé tes actes. Mais si l’histoire marche si bien, on en retrouve d’ailleurs de nombreux exemples parmi les idoles de l’époque, c’est justement que cet acte de déraison, chacun souhaiterait l’accomplir virtuellement, faire le plein de lumière sans en subir la contrepartie sévère qui fût la tienne.

Et finalement, peut-être ton vieux père, pleurant sur son île, a-t-il fini par te donner raison: vaut-il mieux prendre les chemins pénibles ou ennuyeux lorsqu’ils se présentent,  croire à l’accumulation progressive du savoir, s’échiner à l’élaboration de prisons judicieuses au service de despotes ténébreux, à l’assemblage de machines salvatrices mais fragiles? Ou vaut-il mieux enfreindre les lois de la sagesse, fuir, s’élancer là où bon nous semble, surtout au prix d’une vision unique?