Archives de catégorie : Thème imposé

Une traversée de Paris

Il est cinq heures.
Le jour se lève.

Au Bomby’s café de la Place d’Italie, un homme noir en bleu de travail immaculé est accoudé au comptoir devant une tasse de café vide. Son grand corps mince est entièrement relâché et sa silhouette forme une sorte d’immense S. Son regard est ailleurs.

Un chien affairé remonte en trottinant le boulevard Auguste Blanqui. Il connaît les jours et les heures du marché Corvisart. Un camion s’arrête pour le laisser passer.

Il est huit heures.

Rue Gay-Lussac, une femme noire, inquiète et fatiguée, cherche désespérément la rue d’U.L.M. Elle entre au café pour demander son chemin. Ici, on ne connaît que la rue d’Ulm. C’est déjà ça.

Rue Saint-Jacques, il y a Continuer la lecture de Une traversée de Paris

Par la rivière

Je suis né dans un tout petit village.
Bien à l’abri dans un vallon, entouré de hautes montagnes et de forêts épaisses, à l’écart de tout, on n’y voyait jamais personne. Jusqu’à ce jour d’été.

C’était un de ces jours où ma mère devait laver les affaires de toute la famille. Mon père était parti très tôt dans la montagne pour rassembler nos chèvres. Il faisait chaud. Je venais d’avoir cinq ans. Ma mère avait demandé à ma sœur Catheline de rassembler le linge dans deux grands sacs. Elle avait chargé le plus lourd sur une épaule, la grosse bassine et le battoir sur l’autre, tandis que ma sœur portait l’autre sac.

J’aimais bien quand on descendait à la rivière. Ce n’était pas très loin et le chemin était facile pour mes petites jambes. Quand on arrivait à la rive, je m’amusais à lancer des bouts de bois et à les regarder s’éloigner en bondissant dans les remous. Et puis, ce jour-là, il faisait tellement beau que Continuer la lecture de Par la rivière

Plaidoyer pour les cons

 Exercice de style :  Rédiger un texte pour la défense d’une cause quelconque en respectant scrupuleusement la structure et les débuts de paragraphes d’un texte en 19 points. (Les mots en caractères gras sont les mots imposés)

 1-Il y a de cela de nombreux siècles, les hommes vivaient sans la connerie.

2-Certes, ils pratiquaient allègrement la bêtise, la stupidité et l’ignorance, mais ils ignoraient la connerie. Cela ne dura pas.

3-En dépit des efforts constants des prêtres et des précepteurs, des professeurs et des instituteurs, des philosophes et des écrivains, des journalistes et des chroniqueurs, ou peut-être à cause de leurs efforts constants, la bêtise, la stupidité et l’ignorance allaient sans cesse en croissant, et cela ne dérangeait personne.

4- Cependant, de plus en plus fréquemment, depuis quelques dizaines d’années, il arrive que la bêtise, la stupidité et l’ignorance, ensemble ou séparément, rencontrent la méchanceté. Il suffit alors d’une étincelle ou d’une goutte d’alcool pour que se produise un étrange phénomène de symbiose qui donne naissance à la connerie.

5-Certains vont même jusqu’à prétendre Continuer la lecture de Plaidoyer pour les cons

Wetbacks

Je suis à Lynwood, dans South Central, pas loin du croisement d’Atlantic et d’Olanda, je recouvre de papier Alu les plateaux de haricots qui n’ont pas été mangés à l’anniversaire d’un petit gamin, lorsqu’on m’annonce qu’il faut que je rentre à la maison plus tôt que prévu, et probable que je ne reviendrai pas demain.[*]

C’est Rubio lui-même qui vient de me dire ça, et il a l’air sacrément ennuyé.
Pourtant, je peux pas m’en aller maintenant. Tous les autres sont déjà partis et y a encore plein de trucs à ranger avant de fermer. C’est peut-être pour ça qu’il a l’air embêté, Rubio.
Qu’est-ce qui se passe ? Il y a eu un accident ? Y a les flics chez moi ? Non, non, il sait pas, Rubio, il a juste reçu un coup de fil de son cousin. Il faut que je rentre tout de suite, et c’est pas sûr que je puisse revenir demain. Il n’en sait pas plus. Il est désolé.

–Bon sang, Rubio…?

–M’emmerde pas, c’est pas le moment, tu ferais mieux de partir maintenant ! Allez, fous-moi le camp ! Ce soir, c’est  Continuer la lecture de Wetbacks

César est fatigué

César a cinquante-six ans et il est fatigué.

Des années de manœuvres politiques, des années de guerres extérieures suivies d’années de guerre civile, tant de difficultés dressées devant lui depuis si longtemps, tant d’oppositions stériles mues par des intérêts particuliers, tant d’ignorance et d’hypocrisie, tant de bêtise et de mesquinerie, de lâchetés, de trahisons… De tout cela, César est fatigué.

Depuis quelques mois, la nuit, quand ils sont couchés tous les deux côte à côte, Calpurnia ose lui parler. Dans la lueur tremblante de la lampe, elle lui dit doucement qu’il a eu bien assez d’aventures, de blessures, de chevauchées, de femmes, qu’il est maintenant couvert d’argent, de puissance et de gloire. Elle lui dit qu’il serait temps qu’il s’arrête, que sa chance va tourner, que les augures qu’elle consulte chaque jour sont mauvais. Elle lui dit Continuer la lecture de César est fatigué

Une longue allée de cyprès

Je suis parti.
Ça y est, je suis parti.

J’ai dit non, ça suffit, ce n’est pas pour moi, ce n’est pas moi.
Cet argent, tout cet argent, facile, trop facile, pourtant, je l’avais cherché, j’allais l’avoir, je l’avais.

Cette vie de luxe, Park avenue, East Hampton, Gstaad, ce n’est pas moi. Bien sûr, j’aimais ça, mais ce n’était pas moi.
Ces maisons sur l’océan, ces bateaux, ces voitures, ce n’était pas moi.

Au début, je ne le savais pas ; au début, je croyais que c’était ce que je voulais.
Ces gens, Continuer la lecture de Une longue allée de cyprès

A celui-là

Celui qui avait vu Paris en vert de gris à l’âge des premières filles

Celui qui avait regardé la couleur uniforme pâlir et disparaître, faire place aux robes à fleurs, aux cocardes tricolores et aux bals dans les rues

Celui pour qui pourtant ce n’était pas fini

Celui que tentait l’aventure

Celui qui avait rejoint les bruyantes colonnes poussiéreuses qui le menèrent jusqu’au nid de l’aigle

Celui qui en était redescendu, léger, souriant, fort et grandi, mais sans usage ni raison

Celui qui avait cru que tout lui serait pardonné

Celui qui sut bien vite qu’il ne le serait pas

Celui qui est parti avant l’aube, plein sud, poursuivi par sa poussière

Celui qui a traversé dix pays profonds, cent fleuves puissants, mille villages étranges

Celui qui ne s’est arrêté que devant l’océan

Celui qui a tracé des pistes, construit des ponts, coupé des arbres

Celui qui a bâti sa maison un peu plus grande chaque saison

Celui qui avait tant d’amis qu’on l’honorait chaque jour

Celui dont les fêtes duraient jusqu’après l’aube

Celui qui est parti le dernier quand le pays n’a plus voulu des siens

Celui qui a rejoint le brouillard et le froid pour rebondir encore

Celui qui n’a pas vu qu’ici il n’était rien et qu’il était bien tard

Celui qui a tenté de montrer des médailles qu’on n’a pas voulu voir

Celui qui est devenu petit, petit à petit, mais toujours généreux, quelques fois somptueux

Celui qui m’a appelé un soir parce qu’il avait peur de mourir

Celui que j’ai consolé comme un enfant déçu, comme un roi exilé

Celui qui est mort un matin, seul, le cœur serré, le cœur bloqué.

A celui-là, justement.

Sémantique, signifiant et signifié

Mon cher ami,

J’ai lu chacune des quatorze pages de votre dernière lettre avec la plus grande attention et, faut-il le dire, avec le plus grand plaisir. Votre façon d’aborder les problèmes que pose la situation actuelle des rapports entre le signifiant et le signifié et leur éloignement constamment croissant comme deux simples galaxies après le Big Bang, est à la fois classique et novatrice, sobre et brillante, simple et sophistiquée. Vous apportez à cette partie si importante des sciences cognitives qu’est la linguistique évolutionniste des techniques novatrices, parfois même révolutionnaires, qui, je n’en doute pas, lui permettront des avancées spectaculaires dans les décades à venir.

Bien que l’on ne puisse que rester coi devant l’ampleur de cette construction intellectuelle, et puisque vous me demandez mon modeste avis sur votre exposé, je ne peux m’y soustraire plus longtemps. Voici donc : Continuer la lecture de Sémantique, signifiant et signifié

Les pingouins ont-ils des genoux ?

-les pingouins ont-ils des genoux ?

-un ours polaire est-il deux fois moins dangereux qu’un ours bipolaire ?

-pourquoi dit-on « les zéroïnes » alors qu’on dit « les héros » ?

-être ou ne pas être ?

-où sont les neiges d’antan ?

-comment allez-vous ?

-jusques à quand, Catilina, abuseras-tu de notre patience ?

-combien de marins, combien de capitaines, exactement ?

-quel est l’âge de Pierre ?

-chez toi ou chez moi ?

-où sont fabriquées les fameuses calandres grecques ?

-où vont les canards quand le lac de Central Park South est complètement gelé ?

-combien un tiens vaut-il réellement ?

-et puis quoi, encore ?

-pourquoi ?

-pourquoi pas ?

-et après ?

-est-ce que les petits bateaux ont des jambes et combien?

-et les gros ?

-pourquoi cette question ?

-quel âge avait Rimbaud ?

-voulez-vous mon poing sur la gueule ?

-et pour vous, qu’est-ce que ce sera ?

-quand est-ce qu’on arrive ?

-tu ne trouves pas que j’ai une gueule d’atmosphère ?

-plait-il ?

-combien de fois, mon fils ?

-aimez-vous Brahms ?

-le solipsisme est-il une excuse à la perversion narcissique ?

-qui est là ?

-que vouliez-vous qu’il fit contre trois ?

-voulez-vous que je vous dise le fond de ma pensée ?

-est-ce que ce train va à Aubenas ?

-qui a éteint la lumière ?

-pourquoi les pilotes kamikaze portaient-ils un casque ?

-merci qui ?

-pourquoi moi ?

-et avec ça, Madame ?

-combien pour ce chien dans la vitrine ?

-le futur n’est-il qu’un prochain passé ?

-quel temps fait-il à Paris ?

-un petit dernier pour la route ?

-pouvez-vous répéter la question ?

-vous descendez à la prochaine ?

-est-ce que tu sais ce qu’elle te dit, la Marine Française ?

Vous trouverez les auteurs de ces questions dans un commentaire ci-dessous.

Pas des gens comme nous

Moi,  on m’a toujours dit, Bill, tu sais, les nègres, c’est pas des gens comme nous.

Et c’est vrai que c’est pas des gens comme nous. Il suffit de les regarder, on voit tout de suite que c’est pas des gens comme nous.

Bon, bien sûr, y a la couleur, mais ça, c’est pas le principal. Et puis, moi je dis  que leur couleur, ils y sont pas pour grand-chose. C’est comme leurs cheveux ou leur nez ou leur bouche, tout ça c’est pas vraiment de leur faute.

Je me rappelle le jour où j’ai dit ça un soir à la ferme. Y avait toute la famille en train de diner. C’était juste après la moisson. Je sais plus pourquoi, d’un coup, j’ai dit :

-Mais P’pa, les nègres, si y sont noirs, c’est pas de leur faute !

Dis-donc ! Le père, il a recraché sa soupe, il a renversé sa chaise en arrière et il s’est mis à me courir après à travers la grande pièce avec Continuer la lecture de Pas des gens comme nous