(…)
En fait, je vais vous dire, ces femmes, toutes ces femmes, elles l’avaient vu, le bouquet. C’est même tout ce qu’elles voyaient. Et ça m’a fait comprendre que, quand une femme voit un inconnu porter des fleurs dans la rue, elle se dit : « Tiens, voilà un homme gentil ; il apporte des fleurs à sa femme, ou à sa vieille mère, ou à sa petite amie ; c’est sûrement un type bien, un type doux, un homme attentionné. Ah ! Quel dommage que je ne l’aie pas rencontré plus tôt, au lieu de ce sale égoïste de Gérard qui oublie chaque mois l’anniversaire de notre première rencontre et m’offre un brin de muguet le 2 mai en me disant « bon sang, ce qu’il est cher, cette année ! » Je suis certaine qu’il ne met pas sa serviette de table dans son col de chemise, celui-là, et qu’il laisse des pourboires corrects dans les restaurants, lui. En plus, il n’est sûrement pas du genre à refuser d’aller au théâtre ou d’aller voir le dernier film de Nicole Garcia… »
Eh oui, les femmes se disent ça quand elles voient un bouquet de fleurs porté par un bonhomme avec l’air idiot tout seul dans la rue. Vous ne saviez pas ça, hein ? Elles sont tout attendries. D’où le sourire.
J’étais rassuré, j’avais compris qu’elles ne se moquaient pas de moi, qu’elles ne me prenaient pas pour un ahuri. Je rentrai chez moi la tête haute et la démarche souple, quitte à montrer à tout le monde le bouquet de fleurs jaunes que je tenais à la main.
« Oh ! Un bouquet ! Comme c’est gentil ! J’adore les fleurs jaunes ! »
Mais, j’y pense, un tout autre que moi pourrait tirer de cette découverte un moyen idéal pour la drague, bien meilleur que celui du labrador en laisse. Imaginez un peu : vous vous promenez dans un quartier favorable avec un bouquet de fleurs à la main, mais discret quand même, pas à bras tendu devant vous, sinon vous passez pour le crétin de fiancé transi de tout à l’heure. Vous prenez l’air un peu emprunté, mais pas trop idiot quand même, parce que ça, ça fait peur aux femmes, l’air vraiment idiot, et vous marchez. Ça ne manquera pas : quatre sur cinq de celles que vous croiserez vont vous sourire. À partir de là, vous n’avez plus qu’à tenter le coup avec une qui ne vous déplaît pas trop : « Bonjour Mademoiselle, ou Madame selon le cas. Tenez, c’est pour vous. » et vous lui tendez les fleurs. À ce moment, ou bien elle s’enfuit avec un « Non, mais ça va pas, vous ! » ou bien elle s’arrête et vous dit « Mais enfin, Monsieur, pourquoi… » et là, vous ne lui laissez pas le temps de finir : « mais, parce que vous avez souri ! Ne dites pas non, vous avez souri ! Ah ! c’est merveilleux ! La vie est belle ! Et vous êtes comme elle, si belle ! » Si elle ne réalise pas tout de suite que c’est comme ça que Pierre Brasseur drague Arletty dans les premières minutes des Enfants du paradis, vous avez gagné.
Bon, maintenant que vous avez le tuyau, je vous laisse improviser pour la suite.
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Les trois premières fois et autres nouvelles optimistes
Un soir dans un port, trois hommes attendent le départ de leur bateau. Pour passer le temps, ils racontent chacun une « première fois ». Un autre jour, un autre homme explique comment il faut se tenir dans la rue quand on porte un bouquet de fleurs. Un autre soir, un incident à la frontière syrienne va-t-il transformer en drame un beau week-end de tourisme. En fin d’après-midi, un homme écrit à côté de son chien qui dort. Un beau matin, un groupe d’enfants qui se rend au jardin du Luxembourg passe devant la terrasse d’un café ; des clients attablés les regardent passer ; leurs points de vue diffèrent. La peur de l’avion, ça se soigne.
Quatorze nouvelles, drôles ou émouvantes, quatorze textes ironiques ou sensibles, quatorze façons, réalistes ou poétiques, d’être optimiste.