Le Cujas (43)

De temps en temps, un homme se levait pour suivre l’une des filles et disparaitre derrière l’une des portes dans la fumée de son cigare. J’avais fini par m’installer au bar pour discuter avec le barman, un grand et beau métis de la Martinique. Je me souviens qu’il portait une veste de smoking blanche avec un œillet rouge à la boutonnière. Il me parlait respectueusement de la pluie et du beau temps avec distinction et sans aucun accent de son pays. De temps en temps, une fille venait nous rejoindre, sans doute pour tenter sa chance auprès de moi, mais avec une grande discrétion et sans jamais insister. Drôle de soirée…

Chapitre 8 – Georges Cambremer

Sixième partie

J’y viens, j’y viens. Antoine a fini par reparaitre dans le salon de musique. C’était bien après minuit. En le regardant venir vers moi, je guettais un sourire, une gêne, un air rêveur, une expression quelconque, quelque chose qui aurait pu me donner un indice sur la façon dont ces deux dernières heures s’étaient passées pour lui. Mais son visage restait impassible. Sans un mot, il a pris mon bras et m’a entrainé vers la sortie.
Dehors, il faisait bon. Nous avons marché jusqu’au jardin du Palais-Royal, nous nous sommes assis sur un banc face à la fontaine et là, il s’est mis à parler. Solennel comme à son habitude, il a commencé par me remercier. « Mon cher Georges, laisse-moi t’exprimer ma gratitude. Grâce à toi, je viens de passer la soirée la plus passionnante et la plus instructive de ma vie. » Comme je lui demandai un peu plus de détails, il a commencé à parler de sa nuit. La petite Louise était absolument adorable. Elle lui avait raconté sa brève existence, elle qui était née dans un château écossais des amours d’un Lord et d’une servante. Chassée après l’accouchement, sa mère l’avait emmenée avec elle dans une ferme anglaise du Surrey où elle avait trouvé un emploi.  Orpheline à treize ans, pourchassée par les assiduités du fermier, Louise avait fui en France avec un étudiant de passage qui l’avait ramenée à Paris. Ils y avaient vécu deux années de bonheur. Et puis, l’étudiant était mort dans un accident de chemin de fer près de Limoges. Seule, à la rue et sans ressource, elle avait trouvé un emploi de soubrette chez Madame Kelly, qui l’avait prise sous sa protection et lui avait proposé de travailler au Chabanais pour se constituer une dot. Dans deux ou trois ans, elle aurait assez d’argent pour arrêter le métier et retourner s’installer en Ecosse pour y ouvrir une confiserie.
D’un ton un peu goguenard, je lui ai dit que c’était une bien belle et triste histoire. Il n’a pas dû saisir l’ironie de ma remarque, car il m’a répondu en riant : « Enfin, Georges, tu ne vois pas que tout ça c’est du toc ? C’est une histoire montée de toutes pièces. Je suis persuadé qu’il n’y a rien de vrai dans tout ça et que Louise a comme ça trois ou quatre versions qu’elle sort selon le client du moment. Vu mon âge, elle a dû me prendre pour un lycéen romantique et sensible. Et toi, tu y aurais cru ! Tu es d’un naïf, mon cher ! » Je lui demandai ensuite si Louise lui avait raconté son histoire avant ou après… la chose… « Ni l’un ni l’autre, mon vieux Georges, il n’y a eu ni avant, ni après, parce qu’il n’y a rien eu. » Et il m’a expliqué qu’il n’était rien arrivé de ce que j’imaginais, qu’ils avaient passé tout ce temps à parler. Après qu’il lui ait dit qu’il ne croyait pas un mot de son histoire, ils avaient bien ri et une sorte de confiance platonique s’était établie entre eux, une étrange complicité. Bien sûr, elle s’était mise nue. Bien sûr, il l’avait regardée sous toutes les coutures, il l’avait touchée même, mais comme il l’aurait fait d’une statue, en artiste, en anatomiste, tandis qu’elle lui décrivait les parties du corps de la femme et leur rôle dans le plaisir. De la même manière, elle lui avait expliqué le corps de l’homme et ses sensibilités, mais sans joindre le geste à la parole, car il avait refusé qu’elle le touche. La seule chose à laquelle il avait consenti, c’était qu’elle l’embrasse. Elle lui avait fait promettre de ne rien dire à Madame Kelly de leur soirée et ils s’étaient quittés en riant, bons amis. Il avait terminé son récit en déclarant « Mon vieux, maintenant, je suis prêt à affronter toutes les femmes de la terre, je sais tout d’elles, je sais comment les séduire, comment les bouleverser, comment les renverser. Et c’est grâce à toi, mon ami, grâce à tes relations et à leur générosité. Que soient loués Georges Cambremer et ses bonnes idées ! Bénis soient Charles Martell et ses deux ailes ! Pour célébrer cette épiphanie, je t’invite. Je veux aller souper quelque part où il y ait du monde, de la musique et des femmes… surtout des femmes. »
Et c’est comme ça que nous sommes partis pour la seconde partie de cette nuit mémorable…
Mon Dieu. Bientôt quatre heures ! Je n’ai pas vu le temps passer. Cela fait plus d’une heure que nous parlons. Vous n’en avez pas assez, d’Antoine de Colmont ?

Alors, veuillez m’excuser un instant.
Allo ? Vivianne, mon petit, voulez-vous appeler Armengeat et lui dire que j’aurai une petite demi-heure de retard ? Merci.
Bon, voilà. Antoine et moi nous sommes devant le Théâtre du Palais Royal. Il n’est qu’une heure du matin et Le Nemours est ouvert. Nous entrons dans la brasserie. La salle est brillamment éclairée, bruyante, enfumée. La plupart des tables sont occupées par des gens qui finissent de souper. Tout au fond, un couple se lève et quitte sa table. Nous la prenons. La table d’à côté est occupée par six jeunes femmes qui discutent en fumant et en buvant du rosé. Elles se taisent quelques secondes pour nous observer pendant que nous nous installons, puis l’une d’entre elles lance une blague à propos de notre âge. Elles rient. Je réponds par une plaisanterie et aussitôt la glace est rompue. Un quart d’heure plus tard, nous avions pris place à leur table et tandis que je flirtais gentiment avec deux ou trois d’entre elles, je voyais Antoine en grande conversation avec une jolie petite brune. C’était Sylvette. À deux heures du matin, la brasserie fermait et on nous fit sortir. Nous sommes restés là quelques instants, devant la Comédie Française, à discuter de façon confuse et puis, j’ai vu Antoine me faire un petit signe de la main et s’éloigner vers les guichets du Louvre avec Sylvette.

Oui, c’est Sylvette qui a été sa première fois. C’est drôle que cela ait eu lieu le soir même où il sortait vierge d’une maison close, vous ne trouvez pas ? Il n’avait rien voulu accepter des services professionnels que lui proposait la petite Louise, mais à peine quelques heures plus tard, il connaissait son premier grand frisson grâce à une gentille fille rencontrée par hasard. Mais Sylvette n’a pas été que sa première fois. Elle a été aussi sa première liaison.

A SUIVRE 

Bientôt publié

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14 Mar, 07:47 La parole de Yogi Berra
14 Mar, 16:47 Rendez-vous à cinq heures : un Incipit à faire peur
15 Mar, 07:47 Le Cujas (44)

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