Retour de Campagne (13) – La dame de Chez Lipp – Suite &Fin par Bételgeuse

Retour de Campagne (13)
11 novembre 20

Le jeu « Suite & Fin » récemment proposé ici-même consistait à produire un texte en continuation d’un texte proposé par le JdC et dont le titre était « La dame de Chez Lipp »
Voici la contribution de Bételgeuse. Le texte de départ est imprimé en bleu et le texte de Bételgeuse en noir, tout simplement.

La dame de Chez LIPP

Chez Lipp, dans l’angle Nord-Est de la première salle, juste sous le petit panneau cartonné suspendu à une patère qui « pour la tranquillité de la clientèle, demande aux utilisateurs de téléphones portables de renoncer à s’en servir à table », il y a une femme qui n’y a pas renoncé.

Elle est entrée, seule, brune et pâle, l’oreille collée au petit écran.  Au maitre d’hôtel qui l’a reçue comme une habituée, elle n’a pas adressé un regard. Par un imperceptible mouvement de la tête, elle a refusé les services de la demoiselle du vestiaire et, sans interrompre sa conversation, dans un mouvement compliqué accompli avec la dextérité que seule donne une grande habitude, elle s’est débarrassée de son imperméable. Elle l’a posé sur la banquette, noir, noir comme son sac, comme son tailleur, comme ses chaussures et s’est assise à côté tout en continuant à parler.

On ne l’a pas vue passer commande, mais, quand le garçon lui apporté tout d’abord une corbeille de pain, puis une bouteille d’eau minérale, puis son plat sans doute habituel, elle l’a accueilli d’un sourcil levé réprobateur sans interrompre sa conversation.

Elle n’a pas l’air content, la dame en noir. Les yeux dans le vague, parfois au ciel, elle alterne de brèves périodes d’écoute et de longs soliloques tout en pignochant comme à regret dans son assiette. À intervalles irréguliers, il semble que la communication s’interrompe. Alors, la dame éloigne son téléphone de son oreille, le considère d’un œil incrédule et, le visage devenu plus pâle encore sous la lueur blafarde de l’écran, elle compose un numéro d’un index furieux.

De temps en temps, le maître d’hôtel ou un garçon viennent lui parler ou lui apporter un plat. Elle les accueille d’un sourcil levé réprobateur sans interrompre sa conversation.
Seule, brune, habillée de noir, coiffée comme la Joconde en plus court, le bas du visage masqué par la main qui ne tient pas le téléphone, ç’aurait pu être Barbara, Juliette Greco, Mona Lisa… après tout, on est chez Lipp ! Mais non, elle n’est aucune d’entre elles ; le menton qu’elle dévoile de temps en temps pour se nourrir est bien trop pointu. Et puis il y a cet arrondissement du bout de son nez, ce trop grand espace entre ses narines et sa lèvre supérieure, ces coins abaissés de sa large bouche… Tout cela lui donne un air insatisfait, déçu, bougon, parfois furieux, sans parler de ses yeux trop rapprochés qui lui donnent un air, comment dit-on déjà ?… moche.

—  Écoute, mon chéri, il va falloir que je raccroche. Henri ne va pas tarder à arriver. Oui, oui, je te jure, je vais lui parler, là, maintenant. C’est pour ça que je lui ai donné rendez-vous ici, pour lui dire que je pars avec toi. Ça va être un drame pour lui, mais au moins, ici, il ne pourra pas faire de scandale. Tu le connais, il n’osera pas. Attention, le voilà, il arrive ! Je te laisse, mon amour. Oui, oui, je te rappelle après…

Un homme vient de la rejoindre. Physiquement, c’est un mélange de Paul Guth et de Jean d’Ormesson. Mais non, il n’y a pas chez ce nouveau venu cette étincelle d’intelligence et de gaité, si évidente chez d’Ormessson, ou de naïveté joyeuse, si réelle chez Guth. Et puis il est bien trop vouté, presque bossu. Non, ce bonhomme, c’est Charles Dullin, celui du Quai des Orfèvres, le mielleux vieillard au regard torve, l’amateur de photos osées. C’est cela, c’est Dullin, en moins torve mais en plus morne. Son teint gris, son visage allongé, ses oreilles dégagées et sa posture rappellent aussi un peu le Nosferatu de Murnau.

Il s’est assis sur la banquette à côté d’elle, l’air résigné. Elle lui dit « Tu es en retard, Henri ! J’ai failli partir ! Mais il fallait que je te parle… »  et son téléphone sonne. Elle s’interrompt, agacée, saisit l’appareil et le colle à son oreille :

— Allo ? … Oui, c’est moi… Ah, c’est toi, Jacqueline ! Ah ! Justement, je voulais te parler. Il faut absolument que je te raconte ce que…

Elle parle, elle parle, et il l’entend sans l’écouter. On ne voit pas ses mains, elles sont posées sur ses genoux. Il fixe son assiette encore vide. Il attend. Le maitre d’hôtel lui apporte son apéritif :

— Ah! Bonjour, Monsieur ! Voici votre jus de tomate, assaisonné juste comme vous l’aimez ! Un cervelas rémoulade et un merlan en colère, comme d’habitude ?

— Non merci, Albert. Je ne reste pas.

— Ah ? Vous ne déjeunez pas avec Madame ?

— Non, Albert. Elle m’emmerde bien trop. Elle m’emmerde, elle m’emmerde, si vous saviez ce qu’elle m’emmerde ! D’ailleurs, je suis venu lui dire que je la plaque. Je pars tout à l’heure pour Rio avec une de mes étudiantes.

—Très bien, Monsieur. Additions séparées, alors ?

2 réflexions sur « Retour de Campagne (13) – La dame de Chez Lipp – Suite &Fin par Bételgeuse »

  1. Ah ! On sort de la politique ! Art de la description, des personnages, situation cocasse et belle chute : bravo !

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