(…) Deux minutes plus tard, je trouvai mon sac, ma veste et mes chaussures sagement rangés dans l’un des placards de la cuisine. Mais dans ma fouille, j’avais aussi trouvé dans un autre placard, suspendus sur des cintres en fil de fer et recouverts de housses en papier, des vêtements d’homme, jeans, pantalons, t-shirts et chemises, civils et militaires. Alors ? Mort ou pas mort, Bo ? Il faudrait qu’on parle, Mansi et moi.
On en parlerait, Mansi et moi, mais pas tout de suite. Pour le moment, il fallait que je la réveille doucement, gentiment, pour me faire pardonner, pour lui expliquer, doucement, gentiment, que mon geste d’hier soir, c’était… ce n’était pas … Je me mis à genoux à côté du canapé et, de ma main valide, je commençai à caresser sa joue, doucement, gentiment, chastement. Elle s’est réveillée tout de suite, sans hésitation, sans sursaut, les yeux grand ouverts, souriante. C’était à se demander si elle n’avait pas fait semblant de dormir, comme pour provoquer mon geste.
— Embrasse-moi, a-t-elle dit de ce ton neutre qu’elle affectionnait.
— Écoute, Mansi, je voulais te dire… hier soir… ce n’était pas…
— Embrasse-moi.
Ce n’était pas une injonction, encore moins une supplication. C’était dit comme si elle me demandait de lui passer le sel ou d’ouvrir la fenêtre. Mais j’ai pris ça comme si c’était une condition pour que je puisse rester encore un peu chez elle. Alors, je me suis penché sur elle et je l’ai embrassée, longtemps, du mieux que j’ai pu. Et puis je dois dire que ça me plaisait de plus en plus, de l’embrasser.
Après, on a fait frire des œufs et du bacon et on a déjeuné en se regardant sans rien dire et en buvant du café. La télévision égrenait les nouvelles locales de la mi-journée : on avait battu hier un nouveau record de température avec 108°F, Frank Sinatra était attendu à Las Vegas pour la célébration du dixième anniversaire du Sands Hotel, la station-service Mobil de Barstow venait d’augmenter le prix de l’essence ordinaire à 29 cents par gallon. Ensuite, on a trainé dans le salon comme un vrai petit couple du dimanche après-midi ; on fumait, on buvait du café, on regardait la télévision, on parlait peu. Et puis, vers cinq heures, Mansi s’est levée, elle est allée du côté de la cuisine et elle m’a dit :
— Ce soir, j’ai invité du monde. C’est pour ça que je suis allée faire des courses pendant que tu dormais. Ils arriveront dans une heure ou deux.
— Du monde ? Pourquoi faire ? On était bien tous les deux…
— Moi, j’ai envie de m’amuser. Pas toi ? Et puis, il faut bien que je te présente à mes amis. Viens m’aider à préparer tout ça, tu veux ?
C’est ça qui m’a fait peur. Pas que je doive l’aider à préparer un diner, mais ce qu’elle avait dit juste avant : « Il faut bien que je te présente… » Avec ces allusions qui se succédaient, le côté éphémère de notre liaison s’effaçait de plus en plus, du moins dans l’esprit de Mansi. Elle me semblait vouloir nous installer dans une sorte de permanence qui commençait à m’inquiéter. Tout en l’aidant à déballer les cartons de chez Jenny’s, j’essayais de réfléchir.
— Faudrait quand même savoir, mon gars. Tout à l’heure tu avais peur qu’elle te fiche à la porte, et tu as fait ce qu’il fallait pour éviter ça. Et maintenant, tu paniques parce qu’elle veut te présenter à des amis. Au moins, tu sais que ce n’est pas ce soir qu’elle va te mettre dehors.
— Oui, d’accord. Mais quand même, ça devient inquiétant ces allusions à la durée ; d’abord le « un jour si tu veux… » et maintenant le diner de présentation à ses amis… et puis quoi encore, la visite à ses parents ? Je ne dis pas que c’est une demande en mariage, mais quand même… faudrait pas qu’elle se fasse des illusions… je suis de passage, c’est tout… de passage ! Dans deux ou trois jours, je me barre ! Les femmes, c’est comme ça, elles se voient tout de suite dans la durée…
— Parce que tu y connais quelque chose, aux femmes, toi ! et surtout à celles qui ont plus de 35 ans ! et indiennes, en plus !
— Et si elle était tombée amoureuse ?
— Tu te vantes, mon gars ! Allez, reviens sur terre. Mansi est veuve, elle s’ennuie dans cette petite ville et elle veut juste s’amuser un peu avec un type de passage, comme tu dis. D’ailleurs, pourquoi irait-elle se coller avec une sorte de vagabond de 15 années plus jeune, probablement recherché par la police, et Français de surcroit ? Elle sait très bien que votre histoire, c’est temporaire et, si ça se trouve, ça l’arrange.
— Mais alors, pourquoi cette présentation aux amis ?
— Ça, je sais pas…
— Ah, tu vois ! C’est bien ça : elle est tombée amoureuse, elle va vouloir que je reste et je n’arriverai jamais à m’en décoller !
— Tu commences à m’emmerder, tu sais ! Fais donc comme on a dit : détends-toi et profites du moment…
En commençant le récit de cet épisode de Barstow, j’avais annoncé que mes trois jours passés là-bas avaient été les plus étranges de ma vie. J’avais aussi beaucoup hésité à les décrire et je m’étais étendu, trop sans doute, sur mes hésitations, contrevenant à cette règle que devrait s’imposer tout écrivain : ne jamais faire participer le lecteur à ses souffrances d’écriture. Un roman, c’est un spectacle, un numéro de cirque, mais sans roulement de tambour, sans coup de cymbales, tout doit y paraitre aisé, naturel, et plus la voltige est risquée, plus elle doit paraitre facile. Pourtant, souligner la difficulté, je n’avais pas pu m’empêcher de le faire, avec complaisance, détaillant mon impossibilité à trouver les mots qui, les mots que… Et puis, finalement, moyennant certains artifices, certaines ellipses, je m’étais lancé. Et tout à l’heure, avant de me replonger par la mémoire dans cette deuxième nuit de Barstow, j’ai pris une pause et j’ai relu ma première nuit là-bas. Relire un texte jusqu’au point où je me suis arrêté précédemment, je le fais souvent, histoire de m’échauffer un peu, de me donner de l’élan et d’amorcer la pompe à mots. Et j’ai trouvé que ce que je venais de relire n’était pas si mal réussi que ça : sans tomber dans un érotisme convenu, j’étais arrivé à faire sentir, sentir c’est bien le mot, du moins je l’espère, ce qui s’y était passé et comment je l’avais vécu, pas dans tous les détails bien sûr car, dans ce domaine, mon naturel et mes capacités littéraires me poussent davantage à la suggestion qu’à la description clinique. Mais au stade où nous en sommes à présent, à l’heure où je me prépare à reprendre mon récit, c’est une tout autre affaire car, en réalité, cette deuxième nuit a constitué le point culminant de mon séjour chez Mansi et, pour la décrire, les stratagèmes ne suffiront pas.
— Jay ! Jay !
Jay ?
A SUIVRE
Jay tout compris, prisonnier, nier l’évidence, densité, thé de Chine, Chinatown, Town hall, all is well that ends well, well well well, aile ou la cuisse, cuistot, tôt ou tard, target, get on with it, itinéraire le plus court, course à pied, pied de nez, Nefertiti, tiret, rez de chaussée, c’est tout, tout de go, go west, West Side Story, ri de veau, Vaux le Vicomte, conte à dormir debout, bout de ficelle, selle de vélo, lopin de terre, terre de feu, feuilleton, Tombe Issoire, soirée de gala, Ladislas Poniatovski, ski de fond, foncer, cétacé, et cetera, Ratinet, Net avant TVA, argent liquide, quidam, Damgan, gant de velour, ouragan, gant de boxe, box office, fils de p…, Putine, teen ager, Germany, ni plus ni moins…Ouf!