Breakfast in Paris

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 Couleur café n°33

 Breakfast in Paris

Quand je suis arrivé, ils étaient installés à ma place habituelle. J’ai jeté un coup d’œil interrogatif à Kevin, le garçon, mais il a haussé les épaules avec une moue d’impuissance et il est parti en cuisine pour éviter la discussion. Je suis resté un instant planté là, devant eux, devant ma table. Ils n’ont pas dû me voir, ou alors ils ont fait semblant, ou alors ils n’ont pas compris, car ils n’ont pas bougé d’un cil. Alors, j’ai pris la table juste en face et depuis ma banquette, en attendant mon café allongé, tartines et beurre demi-sel, je les observe.

Elle… vingt-cinq ans, blonde, coiffée en queue de cheval, peu maquillée ; en guise de boucles d’oreille deux fins cercles d’or ; pas de bijou, à part une montre de sport, dont le bracelet dissimule à moitié un discret tatouage de poignet ; pantalon et blouson en tissu léger rose, T-shirt blanc sans marque ni déclaration d’intention. Elle porte des chaussures de tennis blanches et, bien qu’assise, je la devine grande et sportive, charpentée.

Il doit avoir deux ou trois ans de plus qu’elle. Il est chauve, mais de ces chauves volontaires, affirmés, dont le crâne luit impeccablement sous les appliques du café encore allumées. Il est plus grand qu’elle, quinze centimètres au moins, plus fort aussi. On ne doit pas pouvoir dire de sa silhouette qu’elle est élancée. Sans être gros, il parait solide, dense surtout. C’est ça, dense. Et noir aussi. Il porte un pantalon bleu marine, un T-shirt noir sous une doudoune sans manche de couleur crème. Ses chaussures à lui aussi sont de tennis, blanches.

Debout, à côté de leur table, deux valises à roulettes de marques différentes les attendent. Sur la plus grande, un vanity case assorti est posé. Sur l’autre, c’est un sac plastique aux armes de la duty free de Dubaï.

Kevin leur apporte le petit déjeuner. Il est à l’image de ce que l’Auvergnat de Paris se fait d’un breakfast américain : capuccino à l’italienne, croissants rutilants de beurre et baguette dorée à la française, jus d’orange homogénéisé à la californienne, œufs au bacon à l’anglaise, saucisses viennoises, jambon espagnol, sans oublier le beurre de Normandie, la confiture de Pologne, le miel de Provence et le sirop d’Érable.

Ils picorent dans le festin et s’interrompent de temps en temps pour s’embrasser, légèrement, sereinement. Elle écarte sa tasse, se déplace un peu sur la banquette, se tourne de côté et, sans le regarder, elle se penche vers lui. Alors, il comprend, pose son croissant, passe son bras gauche au-dessus d’elle et attend. Elle lui tourne presque le dos ; elle vient appliquer ses épaules contre son large torse et sa nuque vient se nicher contre son cou. Elle s’appuie tendrement sur lui, ferme les yeux et sourit aux anges, image parfaite de calme et de confiance. Lui garde les yeux ouverts, dans le vague. Il ne bouge pas, il attend. Au bout de deux ou trois longues minutes, elle rouvre les yeux, se redresse, prononce doucement quelques mots que je ne comprends pas et reprend sa tasse.

Bien sûr qu’ils sont américains, c’est évident. Bien sûr, il y a deux heures, ils se posaient à Roissy en provenance des Émirats où ils viennent de passer quelques jours de rêve. Bien sûr, ils ont fait du ski alpin sous une coupole de plexiglass, de la plongée sous-marine au milieu de poissons tropicaux dans une piscine de verre suspendue au 53ème étage d’une tour qui en comporte cent douze, du shopping dans un souk authentique entièrement climatisé. Bien sûr, ils ont mangé chinois, mexicain, japonais, italien et indien dans des restaurants traditionnels construits à cet effet. Grace à un permis spécial en vente dans tous les hôtels, ils ont pu boire des cocktails compliqués dans des bars exclusifs sous la protection de la police. Au retour, ils ont décidé de passer par Paris, pour la culture. Pour le moment, ils attendent de pouvoir accéder au Airbnb qu’on leur a réservé dans l’immeuble même où habite l’Emily de la série Emily in Paris. Mais tout à l’heure, surement, ils prendront un tuk-tuk d’aspect philippin entièrement fabriqué en Roumanie pour se rendre à la Tour Eiffel, ils iront déjeuner Place du Tertre et, à l’un des peintres syndiqués croates du quartier, ils  achèteront le portrait d’un petit Poulbot ; naturellement, ils se feront conduire ensuite par un Uber burkinabé à l’angle des Champs Élysées et de l’avenue Georges V où ils s’ajouteront à la file d’attente cosmopolite qui stagne devant le flagship Vuitton ; demain, probablement, ils iront à Versailles mesurer au pas la galerie des glaces puis ils dineront mal à bord d’un bateau-moche en s’extasiant sur la hauteur des flèches illuminées des grues de Notre-Dame ; et puis ils s’en retourneront à Cleveland, Ulysses pleins d’usage et raison, vivre entre leurs collègues le reste de leur âge ; et bien sûr, ils leur raconteront de véridiques et anodines anecdotes sur les étrangetés de ces étrangers, leur façon de prononcer l’anglais, de préparer le café ou de traverser les rues.

Mais tout ça, c’est dans ma tête ; c’est parce que je suis de mauvaise humeur ; de mauvaise humeur parce qu’ils ont pris ma place, la place depuis laquelle, tous les matins, je lance dans l’éther mes petits billets parsemés d’humour, d’humanisme et de tolérance.

Ce que je viens d’écrire est méchant, aigri, ironique, pour tout dire, mauvais ; on dirait une matinale humoristique de France Inter ; si ça se trouve, ces deux-là ne sont pas comme je viens de les voir ; si ça se trouve, il est enseignant, elle est ingénieur — car il est bon parfois d‘inverser les rôles, ne serait-ce que pour respecter les quotas — donc, elle est ingénieur et il est enseignant et ils viennent de faire connaissance sur une plage de Dubaï après six mois de mission humanitaire, au Sri Lanka pour l’un, au Bhoutan pour l’autre.

Quoi qu’ils soient, ils parlent peu, ils ne se regardent presque pas ; l’un pour l’autre, ils sont évidents. Ils vivent le présent. Alors, mes petites réflexions de vieux parisien désabusé…

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