Lire ou écrire, il faut choisir

Quand j’ai commencé à écrire, il y a cinq ou six ans, je ne me doutais pas de là où ça me mènerait.

Il y a une dizaine d’années, quand je n’ai eu plus grand-chose d’autre à faire que manger, dormir, boire, dire bonjour à la dame et choisir la chaine TV, je me suis mis à lire. Pendant deux ou trois ans, j’ai lu, surtout les classiques, Proust et Flaubert en particulier, qui m’ont permis d’entrevoir ce que j’avais raté à faire autre chose. J’ai lu pour le plaisir de découvrir une histoire, et avec elle, l’existence de sentiments inconnus, ou pour celui de retrouver des émotions oubliées ou trop éprouvées. A ces plaisirs s’est vite ajouté celui de la musique des mots, du rythme des phrases, de la fluidité du texte ou de ses aspérités. Pour définir cette association de caractéristiques de l’écriture, j’aurais bien utilisé le mot style, mais pour beaucoup de gens, dire d’un écrivain qu’il a du style, c’est le ranger dans la catégorie des écrivains désuets, démodés, dépassés, empesés, finis, foutus, pilonnés. Les fantômes d’André Maurois, de Roger Martin du Gard, de Gilbert Cesbron et de bien d’autres gloires du siècle dernier en savent quelque chose. C’est vrai qu’ils avaient du style, mais « on écrit plus comme ça aujourd’hui ». Pourtant Proust, Conrad, Hemingway, Chandler, Houellebecq, Wolfe, Beigbeder, Roth ont du style, chacun le leur. Leur forme d’écriture fait qu’on les reconnait aux premiers mots et qu’« on aimerait bien écrire comme ça aujourd’hui. »

Le style est à l’écriture ce que l’élégance est au costume : ça ne doit pas se remarquer. Mais rien n’empêche l’amateur d’en rechercher les traces :  choix des mots ou de la couleur des chaussettes, rythme des phrases ou longueur du pantalon, construction de l’histoire ou structure de la silhouette…

En fait, en commençant ce billet, mon intention n’était pas de me lancer dans d’approximatives considérations sur ce qu’est le style ou sur ce qu’il n’est pas. Mais, comme souvent, je le suis laissé emporter.  Ce que je voulais dire, là où je voulais en venir quand j’ai entrepris ce texte, c’est ceci : quand, comme moi, on a choisi et lu un nombre raisonnable d’écrivains que l’on admire, et que, sur le très tard, on entreprend d’écrire, alors on ne lit plus. Bien entendu, ayant eu vent de votre goût pour la littérature, la famille et les amis vous abreuvent de romans, de nouvelles et d’essais — tiens, toi qui aimes tant lire ! —, mais on ne lit plus. On ne lit plus parce qu’on ne veut plus lire et parce qu’on ne peut plus lire.

On ne peut plus lire parce qu’on n’en a plus le temps. L’écriture, le besoin d’écrire, le plaisir d’écrire vous ont pris : vous écrivez, vous pensez à ce que vous allez écrire et vous écrivez, vous pensez à ce que vous avez écrit et vous écrivez. Vous écrivez et vous ne lisez plus.

On ne veut plus lire parce que lire, cela empêche d’écrire. En effet, comment peut-on continuer à écrire ses petites histoires laborieuses quand on sort de quelques lignes de Sagan ou de Houellebecq, sans parler de Flaubert, Maupassant ou de Proust bien sûr.

Lire ou écrire, il faut choisir.

 

11 réflexions sur « Lire ou écrire, il faut choisir »

  1. Avez-vous remarqué que la plupart des grands raconteurs étaient capables d’inventer une histoire tout à fait invraisemblable et qu’en moins de cent pages, il capturait dans son orbite le lecteur qui s’y mouvait alors comme si elle eût été parfaitement crédible ?

  2. Je partage l’avis de Philippe mais le style sans l’histoire n’est rien et ne laissera pas de trace dans la littérature. Le terme d’histoire est d’ailleurs trop large et doit être réduit à celui de fiction : un auteur doit inventer une histoire. Raconter un événement ou une vie réels ne suffit pas. C’est la fiction avec le style qui donnera naissance à un auteur. L’Art est un mensonge qui dit la vérité (Picasso). J’ai toujours été sidéré par cette capacité, ce don, cette intuition des grands écrivains à imaginer une histoire fausse mais cohérente, et surtout psychologiquement cohérente, eux qui n’ont aucune connaissance scientifique en psychologie des comportements. Enlever l’un ou l’autre, et ça ne marche plus. Pour moi, Jérôme Garcin a un style magnifique mais il n’a pas écrit de fiction (sauf une, au début de sa carrière). Assez vite, Blondin lui non plus n’a plus écrit de fiction romanesque, mais lui, il a réinventé le Tour de France.
    En ce qui me concerne et à mon grand âge, il est une autre raison de ne plus lire de fictions quel que soit leur style : les histoires d’amour parce que c’est trop loin et les histoires de mort parce que c’est trop près. Quand aux histoires cruelles ou horribles, il suffit de regarder autour de soi.

  3. Les solutions, c’est comme les histoires : les plus courtes sont les meilleures.

  4. Pour résoudre un problème de math il y a souvent plusieurs solution possibles. Une, ou la, solution élégante est – selon moi – une, ou celle, qui est inattendue, créative plutôt que laborieuse, et souvent intuitive. La solution élégante exprime la personnalité de son auteur.
    Châteaubriant, dont je relis souvent quelques pages de ses Mémoires d’outre-tombe le soir en me couchant, en me disant que serai peut-être moi-même mis en tombe avant que je les termine, est pour moi un auteur élégant, dans son style littéraire bien entendu, mais pas seulement, également par sa façon d’évoquer les évènements et les personnes.

  5. En matière de mathématiques, la solution élégante sera à la fois efficace et donc indiscutable !

  6. Même une solution mathématique peut être élégante. C’est en tout cas le meilleur éloge que j’ai reçu à propos d’un devoir de math par le prof au Lycée Saint Louis. Finalement, en toutes choses, l’élégance c’est la perfection ans ostentation.

  7. Jim, il est des gens qui ont en effet tout lu : Bernard Pivot. Mais c’est aussi leur gagne pain. Tu en ferais sans doute autant si tu avais dû en vivre. Mais c’est déjà beaucoup d’appliquer le précepte de Boileau, ce n’est pas donné à tous – je pense aux philosophes qui feraient bien… hein… tu m’as compris.

    Philippe, écris donc ! C’est pour ça que je suis là. Pour le style, je l’assimile à une voix puisque j’ai l’oreille à la musique : certains sont des contrebasses, d’autres des clarines de troupeaux, etc… etc… Je lis, j’entends l’auteur parler.

  8. Style est un mot ambigu.
    Un de mes aphorismes favoris est, je l’ai souvent prononcé, « L’histoire, on s’en fout ! C’est le style qui compte.  » Il est, on le sait, de Raymond Chandler. Chaque fois que je sortais cette sentence, du temps où René-Jean fréquentait ce journal, à travers le prisme qui lui est propre, il voulait comprendre que j’aimais le Style, l’attitude qui permet de se distinguer du peuple, le style chic, celui qui relève autant de l’aristocratie mal comprise que de son absence, le snobisme.
    « L’histoire, on s’en fout ! C’est le style qui compte.  » Bien sûr que c’est exagéré ! On ne se fout pas de l’histoire, pas totalement. Mais quand même, « Bonjour tristesse » ou « Au cœur des ténèbres » raconté par Guillaume Musso, ce serait surement moins bien.
    Je ne sais pas quel est le sens premier du mot style mais, en tout cas dans ce texte introspectif « Lire ou écrire », je ne l’ai pas utilisé dans le sens « grand style », « pompes et circonstances », « discours de la IIIème République ». C’est un défaut courant que j’essaie d’éviter — on le rencontre sur les forums d’écriture — pour certains débutants que de produire des textes avec cette arrière-pensée : « Regardez comme j’écris bien ! » Le style forcé, affecté, la caricature du style, c’est par exemple un discours du maire de Champignac.
    Pour moi le style, c’est une façon d’écrire, qui doit être la plus naturelle possible, et personnelle. (On a droit aux influences, mais pas au plagiat)
    Je n’ai pas du tout voulu dire que le style était une élégance, mais que, comme l’élégance (pour les britanniques), le style ne doit pas se remarquer, c’est-à-dire ne doit pas être forcé. Sagan, Conrad, Saint-Simon, Chandler, Céline, ont chacun leur style, il leur est naturel, il est reconnaissable, il n’est pas forcé, il n’est pas grand style. Au contraire, le style de Fréderic Dard dans ses San Antonio me parait forcé, appuyé : « Voyez comme je suis drôle et vulgaire à la fois ». Rien de plus agaçant aussi que ces chroniqueurs matitudinaux dont l’ironie permanente et l’imitation du style inimitable qui était celui de Desproges constituent la caractéristique et la preuve d’absence de style naturel et personnel.
    Je profite de ce mot pour te remercier de ta fidélité dans ta lecture du JdC et de ta constance dans tes commentaires. J’irai voir ton blog très prochainement, mais pour l’instant, c’est impossible : j’écris.

  9. Certains auteurs le disent: écrire empêche de lire, par manque de temps, et lire empêche d’écrire, en instaurant un complexe d’infériorité, du genre « Ah là là, ma bonne dame, si seulement je pouvais faire pareil, moi qui suis si nul! ».

    D’autres, au contraire, et notamment dans le milieu que je fréquente le plus assidûment, celui de la poésie classique (un groupe restreint et assez élitiste, il faut bien l’admettre), on vous dit qu’il faut lire et lire encore pour s’imprégner, s’imbiber du style des grands dans l’espoir, même infime, de pouvoir améliorer sa propre écriture. Car après tout, combien d’entre nous lisent couramment le dictionnaire (hormis moi, qui suis une cinglée des mots)? Et, hormis le bon vieux dico, quel autre moyen est-il d’acquérir du vocabulaire, ou de voir un mot utilisé in situ? D’ailleurs, dans le milieu poétique, on ne recommande pas que la lecture des grands poètes, mais la lecture des grands de tous types de littérature, l’usage fait des mots n’étant pas le même de genre à genre.

    Oui, lire occupe le temps. Que d’autre faisais-je, d’ailleurs, ce matin, avant de lire ceci? (Au passage, je recommande à tous les amateurs de Jules Verne le fabuleux Mathias Sandorf, que je viens de découvrir et dans lequel je suis présentement plongée)
    Mais ce temps occupé l’est de façon à la fois ludique et éducative.

    Oui, vouloir écrire empêche souvent de lire, par peur de se ridiculiser; mais enfin, je doute que Maupassant, Zola, Chénier, Molière, pour ne citer que des français, viennent, fantomatiques et translucides, lire nos manuscrits la nuit, à la faveur de la lune, et se gausser de nous en critiquant notre style. Le côté « Untel doit se retourner dans sa tombe » m’a toujours fait doucement rigoler! D’ailleurs, je ne demande pas mieux que d’en rencontrer un dans mon bureau, afin de pouvoir lui demander conseil!

    Non, lisons sans complexe! Voilà qui fait passer une heure, voire deux, voire trois, de façon agréable. D’ailleurs, qui ne préfère lire qu’écrire, en attendant de voir son dentiste ou le contrôleur des impôts?

    Un petit test mettra vite à l’épreuve votre capacité à vous immerger dans la lecture: tenez-vous face à une bibliothèque. une simple étagère de livres peut faire l’affaire, mais une bibliothèque vaut mieux. Si, en la regardant, vous ne voyez que des tranches, et que votre souci premier est de critiquer (Celui-là n’est pas à sa place, ou Moi, je les aurais mis par ordre décroissant de taille), rien à faire, pour vous, la lecture n’est dans le meilleur des cas, qu’un passe-temps sans importance. Si, à la vue des titres, votre imagination s’emballe, que vous vous remémorez telle ou telle citation, que vous voyez, là, devant vos yeux, se reconstituer une scène, bref, si les livres prennent vie, alors lisez! Lisez, quel que soit le temps dehors, quel que soit le temps dont vous disposez, quel que soit l’ouvrage en main. Lisez!

    Quant à moi, il fait beau… je vais aller explorer les rayonnages de la librairie « Le Trouve-tout du livre » du Somail, la plus ancienne et la plus grosse librairie de livres d’occasion de France et de Navarre. (si vous ne savez pas où est la Navarre, sortez un dictionnaire ou un atlas, et lisez) 58 000 livres en rayon, environ 110 000 en réserve, 2 étages… C’est certainement à cela que ressemble le paradis!

  10. Parfaitement. On finit par ne plus lire, mais aussi par ne plus écrire. La modestie devant les grands styles vous a bouffé votre énergie si bien que le goût pour la nouveauté comme la démangeaison de plume vous ont quitté.
    J’ai moi-même écrit quelques sornettes et balivernes, ici :

    http://avistodenas.over-blog.com/
    il y a quelque temps, sachant bien d’avance qu’il ne fallait pas se prendre pour ce que l’on ne sera jamais.

    Je diverge un peu sur ta définition du style : si le style est bien une élégance, pour moi, il te saute à la gueule dès les premières pages, les premières phrases. Essaie un peu avec Céline… qui peut parfois aller jusqu’à l’ordure mais de race (au double sens de racisme et de style).
    On pourrait faire le parallèle avec la musique des 18° et 19° siècles ainsi que quelques pièces de jazz et country – je pense même au ragtime, Mapple leaf – que l’on réécoute sans cesse – comme on relirait sans cesse Proust si la lecture n’était pas aussi chronophage.
    Bref, j’ai choisi : je lis. Mais seulement si je suis assuré de rencontrer un style, même s’il ne raconte rien, car le style est une voix, et une voix possède sa propre empreinte vocale, imitable certes, mais unique.

  11. Je suis toujours étonné de voir dans les interviews d’écrivains à la télé que la plupart semblent avoir lu tout du passé et du présent, de France et d’ailleurs, et en parlent en connaisseurs. Alors je me dit qu’ils sont soit des « spead readers » (lecteurs en « diagonale »), soit des bluffeurs, soit qu’il leur reste peu de temps pour écrire, soit qu’ils ont des nègres, soit à tout le moins des correcteurs. Mais je reconnais aussi que la plupart des « grands », Philippe en cite quelques uns, ne publient pas des romans à la chaîne et qu’ils ont pris le temps de réfléchir à leur histoire et à peaufiner leur style, faisant leur ce conseil de Boileau (un grand styliste) énoncé dans l’Art Poétique, conseil souvent entendu et ré-entendu à l’école: « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, Et les mots pour le dire arrivent aisément. »

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