Archives par mot-clé : Rainer Maria Rilke

Indispensable doute

Le doute

Votre doute lui-même peut devenir une chose bonne si vous en faites l’éducation : il doit se transformer en instrument de connaissance et de choix. Demandez-lui, chaque fois qu’il voudrait abîmer une chose, pourquoi il trouve cette chose laide. Exigez de lui des preuves. Observez-le : vous le trouverez peut-être désemparé, et peut- être sur une piste. Surtout n’abdiquez pas devant lui. Demandez-lui ses raisons. Veillez à ne jamais y manquer. Un jour viendra où ce destructeur sera devenu l’un de vos meilleurs artisans, le plus intelligent peut-être de ceux qui travaillent à la construction de votre vie.

Rainer Maria Rilke
Lettres à un jeune poète

Celui qui réconforte

Morceau choisi

Et s’il me faut vous dire encore une chose, que ce soit celle-ci : celui qui s’efforce de vous réconforter, ne croyez pas, sous ses mots simples et calmes qui parfois vous apaisent, qu’il vit lui- même sans difficulté. Sa vie n’est pas exempte de peines et de tristesses, qui le laissent bien en deçà d’elles. S’il en eût été autrement, il n’aurait pas pu trouver ces mots-là.

Rainer Maria Rilke
Lettres à un jeune poète

L’ironie

Morceau choisi

…D’abord de l’ironie. Ne vous laissez pas dominer par elle, surtout à vos heures de sécheresse. Dans les moments créateurs efforcez-vous de vous en servir comme d’un moyen de plus pour saisir la vie. Employée pure, elle aussi est pure ; il ne faut pas en avoir honte. Si vous vous sentez trop de penchant pour elle, si vous redoutez avec elle une intimité́ grandissante, tournez-vous vers de grandes et graves choses, en face desquelles elle devienne petite et comme  perdue. Gagnez les profondeurs : l’ironie n’y descend pas. Si elle vous accompagne jusqu’aux bords de la grandeur, cherchez si elle répond à une nécessité de votre être. Sous l’action des choses graves, ou bien elle se détachera de vous (c’est qu’elle n’était là que par accident), ou, vous étant vraiment innée, elle se forgera elle- même en instrument précieux et prendra sa place dans l’ensemble des moyens dont vous devez former votre art.

Rainer Maria Rilke. Lettres à un jeune poète

La critique

Morceau choisi

La critique

Ici je vous adresse une prière. Lisez le moins possible d’ouvrages critiques ou esthétiques. Ce sont, ou bien des produits de l’esprit de chapelle, pétrifiés, privés de sens dans leur durcissement sans vie, ou bien d’habiles jeux verbaux ; un jour une opinion y fait loi, un autre jour c’est l’opinion contraire. Les œuvres d’art sont d’une infinie solitude ; rien n’est pire que la critique pour les aborder. Seul l’amour peut les saisir, les garder, être juste envers elles. Donnez toujours raison à votre sentiment à vous contre ces analyses, ces comptes rendus, ces introductions. Eussiez-vous même tort, le développement naturel de votre vie intérieure vous conduira lentement, avec le temps, à un autre état de connaissance. Laissez à vos jugements leur développement propre, silencieux. Ne le contrariez pas, car, comme tout progrès, il doit venir du profond de votre  être et ne peut souffrir ni pression ni hâte. Porter jusqu’au terme, puis enfanter : tout est là. Il faut que vous laissiez chaque impression, chaque germe de sentiment, murir en vous, dans l’obscur, dans l’inexprimable, dans l’inconscient, ces régions fermées à l’entendement. Attendez avec humilité́ et patience l’heure de la naissance d’une nouvelle clarté́. L’art exige de ses simples fidèles autant que des créateurs.

Rainer Maria Rilke
Lettres à un jeune poète

 

Rilke et Rome

Nous sommes arrivés à Rome il y a six semaines, à une saison où la Ville est encore vide, brûlante, et comme maudite, à cause de la fièvre. Ces circonstances, et des difficultés d’installation, nous ont maintenus dans une inquiétude qui ne finissait pas. L’étranger pesait sur nous de tout le poids du dépaysement. À cela il faut ajouter que Rome (lorsqu’on ne la connaît pas encore) vous plonge, les premiers jours, dans une tristesse accablante qui vient du souffle de musée fade et sans vie qu’elle exhale, de la multitude de ses passés qu’on est allé déterrer et que l’on conserve avec peine (un présent médiocre s’en nourrit), de la surenchère exercée sur ces choses défigurées et défaites par les philologues et les savants, et, à leur suite, par les visiteurs traditionnels de l’Italie. 

Rainer Maria Rilke  (Lettres à un jeune poète, 1903)

Ecriture et nécessité

Suis-je vraiment contraint d’écrire ? Creusez en vous-même vers la plus profonde réponse. Si cette réponse est affirmative, si vous pouvez faire front à une aussi grave question par un fort et simple : « Je dois », alors construisez votre vie selon cette nécessité. Votre vie, jusque dans son heure la plus indifférente, la plus vide, doit devenir signe et témoin d’une telle poussée. Alors,approchez de la nature. Essayez de dire, comme si vous étiez le premier homme, ce que vous voyez, ce que vous vivez, aimez, perdez. N’écrivez pas de poèmes d’amour. Évitez d’abord ces thèmes trop courants : ce sont les plus difficiles. Là où des traditions sûres, parfois brillantes, se présentent en nombre, le poète ne peut livrer son propre moi  qu’en pleine maturité de sa force. Fuyez les grands sujets pour ceux que votre quotidien vous offre. Dites vos tristesses et vos désirs, les pensées qui vous viennent, votre foi en une beauté. Dites tout cela avec une sincérité intime, tranquille et humble. Utilisez pour vous exprimer les choses qui vous entourent, les images de vos songes, les objets de vos souvenirs.

Rainer Maria Rilke  (Lettres à un jeune poète)