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Écrire comme Modiano

       Il l’avait photographié depuis le bus qui l’emmenait ce jour-là le long de la Seine. Mais où précisément, il ne s’en souvenait pas. Au Louvre peut-être. La photo de cet homme aux cheveux blancs, à l’âge incertain – plus de soixante, sûrement, mais combien au juste ? – qu’il ne connaissait pas mais qu’il mourait d’envie de connaître lui fit oublier sa station de destination ; il resta debout à côté du chauffeur auquel il venait de demander si les embouteillages allaient perdurer. Sa réponse avait été négative et il s’aperçut qu’une fois encore il s’était adressé à lui sans même lui avoir dit bonjour, comme une question comminatoire ou un ordre adressé à Continuer la lecture de Écrire comme Modiano

Ecriture blanche

Ecriture blanche : Notion proposée par Roland Barthes pour désigner l’idéal de transparence extrême se manifestant dans le refus de tout ornement stylistique visé par certains écrivains.

Morceau choisi

(…) En bas, l’orchestre commençait à jouer et les dineurs arrivaient. Entre deux morceaux, nous entendions les murmures des conversations. Une voix se détachait de ce bourdonnement — voix de femme — ou un éclat de rire. Et l’orchestre reprenait. Je laissais la porte-fenêtre ouverte pour que ce brouhaha et cette musique montent jusqu’à nous. Ils nous protégeaient. Et puis, ils se déclenchaient chaque jour à la même heure et cela voulait dire que le monde continuait de tourner. Jusqu’à quand ?
La porte de la salle de bain découpait un rectangle de lumière. Yvonne se maquillait. Moi, accoudé au balcon, j’observais tous ces gens (la plupart en tenue de soirée), le va-et-vient des garçons, les musiciens dont je finissais par connaitre chaque mimique. Ainsi, le chef d’orchestre se tenait penché, le menton presque collé contre la poitrine. Et lorsque le morceau finissait, il relevait la tête brusquement, la bouche ouverte, comme un homme qui suffoque. Le violoniste avait un gentil visage un peu porcin, il fermait les yeux et dodelinait de la tête en humant l’air.
Yvonne était prête. J’allumais une lampe. Elle me souriait et prenait un regard mystérieux. Pour s’amuser, elle avait enfilé des gants noirs qui montaient jusqu’à mi-bras. Elle était debout au milieu du désordre de la chambre, le lit défait, les peignoirs et les robes éparpillés. Nous sortions sur la pointe des pieds en évitant le chien, les cendriers, le tourne-disque et les verres vides. (…)

Patrick Modiano – Villa triste – 1975

Simplicité d’un style 
238 mots pour décrire un début de soirée dans un grand hôtel d’une ville d’eau
3 adjectifs
2 adverbes
C’est tout
Point d’exclamation

 

Livret de famille – Critique aisée n°122

Critique aisée 122

Livret de famille
Patrick Modiano – 1977

Voici ce qu’écrivait Le Monde en 2014 à propos du cinquième roman de Patrick Modiano (1) :

« Une quinzaine de récits juxtaposés, tous plus ou moins autobiographiques. Dès le deuxième, on découvre au détour de deux répliques que le narrateur a pour nom Modiano, et pour prénom Patrick. Est-ce pour autant l’écrivain lui-même ? Bienvenue au royaume de l’autofiction et de ses leurres délicieusement troublants. »

Bien vu !

Autobiographie ?
Pour en décider, il faudrait connaitre la vie de Modiano. Et rien ne nous y oblige. Avec Proust et contre Sainte-Beuve, je suis, modestement, de ceux qui se refusent à juger une œuvre littéraire d’après la vie de son auteur. Je dois ajouter que, tout seul, sans Proust ni Sainte-Beuve, je me refuse aussi à juger un écrivain d’après son œuvre.

Autobiographie ? Peut-être.
Les références confuses à certains évènements, la description précise de certains lieux, les allusions constantes à certaines époques, et aussi et surtout l’absence de logique romanesque, tout cela fait Continuer la lecture de Livret de famille – Critique aisée n°122

Villa triste (Critique aisée 98)

Modiano, pour moi, c’était du passé : oubliée sa « Rue des boutiques obscures« , déserté son « Café de la jeunesse perdue« . Je ne pensais plus à le lire et, à vrai dire, aujourd’hui, j’en suis à me demander si je l’ai vraiment lu, le « Café… » D’ailleurs je ne lis pratiquement plus, occupé que je suis à la construction de mon magnum opus à moi.
Son prix Nobel de 2014 avait un instant remis le projecteur de mon attention sur cet auteur de mon âge, mais la banalité décevante de son discours de réception me l’avait fait vite oublier.
Un an auparavant, son éditeur, Gallimard, avait sorti un livre de 1088 pages, toutes signées Modiano. Il s’agit en fait de la re-publication de dix de ses romans.
J’ai de la chance, pour la fête des pères 2017, on me l’a offert. Alors, par politesse, j’ai lu le premier de ce volume, Villa triste.

Villa triste
(Gallimard, 130 pages, 1975, Prix des Libraires 1976. Impossible de vous donner le prix de vente, occulté par une pastille bleue, c’est un cadeau.)

Un garçon flou, incertain, dont on ne sait pas grand-chose sinon qu’il n’est pas ce qu’il prétend être, une grande et belle jeune femme molle, paresseuse, lascive, au passé mystérieux.

Un soi-disant médecin, probablement pervers, peut-être espion, peut-être ange gardien, une ville d’eau, brièvement réveillée pour la saison d’été, avec ses pianos de la plage, ses airs de rumba, ses concours d’élégance, ses oisifs, leurs automobiles, leurs femmes et leurs chiens, d’interminables après-midi, allongés n’importe où dans une chambre de palace, à regarder la lumière baisser, à faire l’amour, sans jamais le décrire ni même le dire, au son feutrés des balles de tennis, une atmosphère à la Souchon…

Un roman à lire l’été, mais pas un « roman de l’été » ; on en sort tout ensommeillé, comme après une longue sieste,

On dirait presque un premier roman, presque un  chef d’œuvre de débutant.

A propos des biographies

« J’ai toujours hésité avant de lire la biographie de tel ou tel écrivain que j’admirais. Les biographes s’attachent parfois à de petits détails, à des témoignages pas toujours exacts, à des traits de caractère qui paraissent déconcertants ou décevants et tout cela m’évoque ces grésillements qui brouillent certaines émissions de radio et rendent inaudibles les musiques ou les voix. Seule la lecture de ses livres nous fait entrer dans l’intimité d’un écrivain et c’est là qu’il est au meilleur de lui-même et qu’il nous parle à voix basse sans que sa voix soit brouillée par le moindre parasite. »

Extrait du discours prononcé par Patrick Modiano à Stockholm à l’occasion de la remise du Prix Nobel de littérature 2014