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LA MITRO (texte intégral)

 Chapitre 1 – Le Contrôleur des Poids et Mesures

Quand arrivent les premiers jours d’octobre et que les feuilles des platanes de la place Honoré Panisse commencent à brunir, il fait encore assez doux pour prendre son  petit café matinal à la terrasse de chez Fernand. Fernand, c’est l’heureux propriétaire du Café-Tabac-PMU des Sports. C’est donc là que je m’installe, quand le temps le permet, avec le journal de pronostics et mes bulletins. Je passe une heure ou deux avec les autres habitués à discuter des chances de Belle d’Azur à Madame Volterra dans la troisième à Cagnes sur Mer ou de celles du numéro 23 dans le prochain tirage du loto.

Une fois dans la matinée, il faut que je passe à mon bureau, car, au Service Municipal des Poids et Mesures, on n’est jamais à l’abri d’une urgence. En fait, je pourrais bien me passer de cette visite matinale, parce que je donne un demi Euro par jour à Félix, le fils à Ceccaldi, pour qu’il courre me prévenir chez Fernand en cas d’évènement. Il est un peu simple, Félix, mais il est gentil et consciencieux.

Une fois ce devoir accompli, je reviens à ma table sous les platanes et je me débrouille pour que mes bulletins soient déposés avant onze heures, parce que, onze heures, c’est l’heure à laquelle commencent les parties de boules. Il faut vous dire que je me dois d’être disponible pour mes amis qui me font l’honneur de me prendre pour arbitre. Alors, quand l’heure précise sonne, ils m’appellent, je replie soigneusement le journal, je le dépose ostensiblement sur le comptoir et je remets lentement la veste et le chapeau. Puis je m’avance avec solennité sous les platanes jusqu’au milieu des joueurs et je sors de ma poche l’instrument de mon office impartial : le mètre-ruban. Enfin, Joseph, qui a été Boule d’Or aux rencontres d’Aubagne de 2005, s’adresse à moi et à la cantonade :

       -Môssieur le Contrôleur-Adjoint des Poids et Mesures, pouvons-nous commencer la partie ?

       -Môssieur Joseph, vous pouvez !

Ça fait neuf années que ça dure et durant ces neuf années, il y a eu moins de changements dans notre cérémonial que sur la plaque du monument aux morts de la place des Bugnes.

Pourtant, ce matin-là, rien ne s’est passé comme d’habitude. Ça a commencé très tôt avec Félix qui est venu me chercher au café tabac. Il était à peine dix heures moins le quart et j’étais occupé à remplir mon premier bulletin de loto: j’avais un bon tuyau sur les numéros 27, 38 et 39 qui n’étaient pas sortis depuis douze semaines. Hors d’haleine et dansant d’un pied sur l’autre, Félix m’expliqua qu’il y avait au téléphone un « estranger » qui parlait de galons, un militaire sans doute, et qu’il avait l’air pressé. Dans ma famille, on a toujours respecté les militaires, y compris les militaires étrangers. Alors, je fonçai aussitôt à travers la place de la Mairie (la place Honoré Panisse et la place de la Mairie, c’est la même chose) pour rejoindre mon bureau. En fait, au téléphone, c’était Monsieur Thomson, vous savez, l’anglais qui vient d’acheter le mas des Cabassons, une bien belle propriété, juste derrière la colline à Cabridan. Eh bien, il voulait savoir combien exactement il y a de litres d’essence dans un gallon, « un gallon impérial ! » qu’il a précisé. Comme si je pouvais savoir ça, moi! Je ne connais pas le nom du plaisantin qui lui a donné le numéro de téléphone des Poids et Mesures, mais j’ai mon idée. Je lui ai dit que j’avais un bogue informatique de Pécé et je l’ai renvoyé sur mon cousin Pétugue qui tient la station Esso sur la route des Bastides Blanches.

Quand je suis revenu à ma table du Café des Sports, il me restait à peine assez de temps pour examiner sérieusement une combinaison audacieuse que j’avais en vue pour le tiercé de Vincennes. J’avais étalé France-Turf soigneusement devant moi, je l’avais bien lissé du plat de la main. Puis, j’avais placé dessus le gros cendrier Paul Ricard et la carafe Pastis Duval pour éviter qu’il s’envole, j’avais pris le crayon d’une main et mon nez de l’autre. Bref, j’étais fin prêt, quand tout à coup, j’entendis Félix qui criait du fond de la place:

       – Monsieur Cabanis, Monsieur Cabanis, venez tout de suite ! C’est terrible, c’est terrible !

Elzéar Cabanis, Contrôleur-adjoint des Poids et Mesures, c’est moi. A l’appel de mon nom, mon sang ne fit qu’un tour et, sans même replier le journal, je m’élançai vers mon bureau.

Il faut vous préciser que mon bureau est au rez-de-chaussée de la Mairie. En fait de rez-de-chaussée, c’est plutôt un demi sous-sol. On y accède par un escalier qui descend ses huit marches entre deux rampes de métal noircies et lustrées par le passage de mes mains depuis des années et qui donne sur une porte métallique renforcée. C’est qu’il y a une flopée de matériels là-dedans, et il ne s’agirait pas qu’on me les vole! Je parle de mon bureau, mais en fait c’est un bureau-atelier. Pour dire le vrai, ce serait plutôt un atelier-bureau parce qu’il y a un grand établi, des rayonnages, des casiers, des caisses et un bureau. Donc, c’est un atelier-bureau. Il voit le jour par trois fenêtres hautes bardées de fer et grillagées qui regardent au ras du trottoir de la rue du Béal. Évidemment, de mon bureau, je n’ai pas la vue sur les platanes de la place. Par contre, si je suis là aux bonnes heures, quatre fois par jour, je peux voir un petit peu des jambes des jeunes filles qui vont au collège Sainte Apolline ou qui en reviennent. Sur mon bureau, bien rangés, il y a un calendrier sous-main de l’imprimerie Zola & Fils de Marseille, une règle en bois d’un mètre avec des bouts en cuivre, un gobelet en carton avec dedans deux crayons et deux feutres, un rouge, un bleu, un téléphone et un Minitel. Bien sûr, le Minitel ne fonctionne plus, mais je n’ai pas encore eu le temps d’installer le petit ordinateur que j’ai touché à Pâques pour passer mes commandes et tenir mes inventaires. Alors, bien obligé, je continue avec mon carnet à souche et mon grand cahier à couverture de carton noir.

Donc, je m’élançai vers mon bureau. À mi-chemin, au milieu de la place, je rencontrai Félix qui courait à ma rencontre. Je le pris par les épaules et le secouai un peu en lui criant:

       – Mais qu’est-ce que tu as, minot, à crier comme un fada ? Y’a le feu, l’inspecteur de Paris, la grosse catastrophe, ou quoi ?

       – Il a de la mitro, il a de la mitro…! Il faut…

       – Qu’est-ce que ça veut dire, ça, « Il en a mis trop » ? Il a mis trop de quoi ? Et qui, d’abord ?

       – Il a de la mitro, il a de la mitro! C’est terrible ! C’est M’sieur Gérard ! Il a de la mitro.

       – Gérard ? Le Parisien ?…, je demande.

Il faut que je vous dise : Gérard, le Parisien, c’est mon beau-frère. Ça fera dix ans à l’ouverture de la chasse qu’il a épousé ma petite sœur Martine. Il était temps qu’elle trouve un brave couillon pour se ranger, celle-là, parce qu’à force de tous les essayer dans le canton, les amoureux, il avait fallu qu’elle aille à Paris pour réussir à en trouver un qui ne l’ait pas connue avant.

Bon, Gérard, c’est un couillon, mais il est gentil. Mueller, il s’appelle, Gérard Mueller. Il travaille à la « International Blue Guards Limited », une société de gardiennage. Il est gérant, secrétaire, standardiste, chef vigile et unique employé. C’est Martine qui a trouvé le nom de la société. Elle dit que ça fait professionnel. Moi, je trouve que ça fait surtout exagéré, même dans la région. Mais Martine dit que c’est pour ça qu’elle a ajouté Limited, « pour pas faire de publicité mensongère », qu’elle dit.

       – …Gérard ? Le Parisien ?…je demande.

Sans répondre, Félix continue :

       – Il va tout faire péter, la mairie, le maire, le quartier et lui avec. Avec la mitro. Vite, c’est terrible ! C’est terrible ! Il faut y aller tout de s…

       – Écoute, je ne comprends rien à ce que tu dis. Alors, respire un coup, et raconte-moi tout depuis le début.

       – Depuis le début ?

       – Depuis le début !

       – Houlalalala, ça risque d’être long, alors hé !

       – Depuis le début !

       – Bon ! Eh bien, voilà. Ce matin, comme d’habitude, je prenais le soleil sur les marches de votre bureau. Le téléphone a sonné. J’ai couru décrocher et c’était un militaire estranger qui baragouinait quelque chose sur ses galons et qui…

       – Félix, ce début-là, je le connais déjà. C’est pour ça que tu es venu me chercher aux Sports, tu te rappelles ?

       – Alors, vous voulez l’autre début.

       – C’est ça ! L’autre début !

       – Bon ! Eh bien, voilà. Après l’affaire des galons, j’ai repris mon poste sur les marches de votre bureau. Tout était bien tranquille, comme d’habitude. Et puis voilà que Monsieur Gérard est arrivé, comme un grand coup d’Aurasso. Il avait l’air tout énervé. Il avait son uniforme bleu de gardien des Baumettes et il portait deux grands sacs de gym. Il a dévalé l’escalier sans me voir. Il est entré dans votre bureau et il a claqué très fort la porte en fer, même que ça a dû réveiller tout le conseil municipal.

       – Non, Félix, le conseil municipal, c’est demain.

       – Ah bon ? En tout cas, si demain ça avait été aujourd’hui, le conseil municipal, ça l’aurait réveillé.

       – D’accord. Et ensuite ?

       – Ensuite ? Eh ben ensuite, je suis descendu jusqu’à la porte et ensuite, je lui ai crié au travers qu’il avait pas le droit d’être là, même s’il était votre beau-frère, ou le chef-vigile des Bloumegarde, ou le roi d’Angleterre.

       – Et ensuite?

       – Ensuite, il m’a dit d’aller vous chercher aux Sports, qu’il avait de la mitro et qu’il allait tout faire péter.

       – De la mitro ?

       – Ben oui, quoi ! De la mitro ! La flotte qui pète ! La mitro !

       – La flotte qui pète ? La nitroglycérine ?

       – C’est ça ! La mitroglycérine !

       – Ouille ! Ouille ! Ouille ! Voilà qu’il a tourné fada ! C’est terrible ! Il faut y aller tout de suite !

       – Et qu’est-ce que je chante depuis une heure, moi ?

Chapitre 2 – Ça va péter ! 

Quand Félix et le contrôleur-adjoint sont arrivés devant l’escalier du bureau-atelier des Poids et Mesures, il n’y avait là que Mireille Pétugue, la femme du cousin d’Elzéar. Elle fait la secrétaire de mairie deux fois par semaine. A l’énorme bruit de la porte claquée, elle était sortie affolée de son bureau. A présent, elle était plantée deux marches au-dessus de l’entrée et elle parlait à la porte en fer.

– Eh, Gérard, qu’est-ce que tu fais enfermé là-dedans ? Tu sais que t’as pas le droit d’être là ?

Comme la porte ne répondait pas, elle a continué :

– Dis-donc, tu m’as fait une frousse de tous les diables tout à l’heure à claquer la porte comme ça. Ça a fait un bruit d’enfer. On aurait dit un avion de Salon de Provence qui passait le mur du son. Eh, Gérard, tu m’entends ?

– Fous le camp, Mireille. Tu fais partie de la bande ! Je vais tout faire sauter. J’ai de la nitro !

– De la quoi ?

– De la nitro ! De la dynamite, quoi ! Je vais tout faire sauter !

– Aïe ! Aïe ! Aïe ! Aïe ! Saint Mère de Dieu, mais tu es complètement calu !

Elle remonta l’escalier en bousculant les deux arrivants, puis enfila en courant la rue du Béal. Elle criait:  » Il est fou, il va tout faire sauter, il a de la dynamite ! » Félix la regarda s’éloigner. Il trouvait rigolo de la voir se tenir la tête à deux mains en criant et en agitant ses grosses jambes dont les chairs tremblotaient au rythme de la course. Elle finit par disparaître au coin de la rue Espariat.

Pendant que Cabanis tapait du plat de la main sur la porte métallique en criant « Gérard, Gérard, ouvre-moi ! », Félix ajoutait au chambard en hurlant « Au secours, au secours ! Ça va péter, ça va péter ! « 

D’ordinaire, il suffit d’un accrochage de rien du tout pour que la place Panisse se remplisse de la moitié des habitants de la ville. Alors, vous pensez si le capharnaüm en cours allait en faire sortir, du monde !

L’attroupement qui s’était formé en haut des marches grossissait de minute en minute. A présent, il obstruait complètement la rue du Béal et commençait à déborder sur la place Honoré Panisse. Ceux qui étaient le plus loin du cœur du drame ignoraient tout ou presque de ce qui se passait. Alors, ils voulaient savoir et, bien naturellement, ils poussaient pour se rapprocher de l’épicentre. Ceux qui en étaient tout proches en savaient déjà assez pour comprendre qu’il se pourrait qu’il y ait du danger à rester dans les environs plus longtemps. Alors, bien naturellement, ils poussaient pour s’éloigner. Par moments, ceux qui voulaient s’enfuir semblaient l’emporter, ce qui créait une sorte de reflux, comme une vague qui se retire d’une anfractuosité. Mais bientôt, la réaction puissante de ceux qui voulaient savoir, forcément plus nombreux et donc plus forts que ceux qui savaient déjà, créait le mouvement inverse de la vague qui se rue vers le rocher. À la fenêtre de son appartement du troisième étage d’où il dominait la scène, le vieux Courteissade, qui était sourd comme une cougourde, ne comprenait rien au spectacle, mais il s’amusait bien.

En bas, les nouvelles se propageaient de façon centrifuge et, ce faisant, elles se déformaient de façon exponentielle.

– C’est le Parisien qui a tourné fada ; il veut faire sauter l’Hôtel de Ville !

– Il paraît qu’il y a un vigile qui a pris des otages ! Il veut une augmentation…

– Non, c’est Pétugue. Il a mis trop de glycérine dans l’essence de l’angliche. Alors, il est furieux…

– Il y a un vin d’honneur dans les sous-sols de la mairie…

Pendant ce temps, dans le brouhaha général, Elzéar Cabanis essayait d’établir la communication à travers la porte avec son beau-frère.

– Gérard, sors dehors ! Toute la ville est là ; le maire aussi ; les gendarmes vont arriver.

– Tant mieux ! Qu’ils viennent. Et les pompiers aussi ! Et le curé aussi ! Comme ça, on sautera tous ensemble !

– Mais qu’est-ce qui te prend ? Qu’est-ce qu’il y a ?

– Fais pas comme si tu savais pas, Elzéar. Tu fais partie du complot, t’es de la bande. Je vais tout faire sauter !

– La bande ? Mais quelle bande ?

– La bande des salauds qui se foutent de ma gueule depuis dix ans, avec en tête la reine des salopes qui me fait cocu depuis dix ans et demi.

À ces mots, Elzéar tourna le dos à la porte et s’affala contre elle en murmurant: « Oh, bon sang de sort ! Ça devait arriver, ça. Aïe ! Aïe ! Aïe ! »

Puis, s’adressant à nouveau à la porte:

– Tu es cocu ? Tu es sûr ?

– Je l’ai vu, de mes yeux vu.

-Tu es sûr que tu t’es pas trompé ?

-Y’avait pas moyen de se tromper…

Elzéar réfléchit un instant.

– Bon, tu es cocu. Et alors ? C’est pas la peine d’en faire toute une histoire ! Tout le monde est cocu un jour ou l’autre.

– Non, pas tout le monde ! Et surtout, pas tout le temps ! Moi, je l’ai été depuis l’avant-veille de mon mariage et jusqu’à ce matin, et de manière continue, régulière, comme qui dirait quotidienne, même ! Tout le temps, quoi !

– Bon ! Ça, d’accord, c’est contrariant.

– Ah, tu vois ! Je vais tout faire sauter, je te dis !

– Mais, attends, Gérard ! Cocu, d’accord ! Mais, tout le temps, ça, tu as pas vu le voir ! Tu imagines, tu exagères, tu affabules, je dirais même : tu extrapoles !

– J’extrapole rien du tout ! On me l’a dit !

– Comment ça, on te l’a dit. C’est Pétugue ? Quelle pipelette, celui-là ! Toujours à raconter des trucs qui le regardent pas !

– C’est pas Pétugue. C’est elle. C’est elle qui me l’a dit.

– Elle ? Martine ?

– C’est ça. Elle, Martine. La salope !

– Ah oui, alors là, évidemment…

Pendant cette conversation d’hommes, la foule avait encore grossi et les deux gendarmes qui venaient de descendre de leur Peugeot « Partner » avaient eu du mal à parvenir jusqu’à l’arrière de la Mairie. Mais maintenant, ils étaient là, en haut du petit escalier, en sueur, le képi de travers et la vareuse non réglementaire. Les informations que leur radio de voiture avait crachotées pendant le parcours étaient à l’image de la confusion qui caractérisait les nouvelles qui couraient encore à travers la foule. Aussi, arrivés sur place, conformément au manuel de terrain, ils commencèrent par s’enquérir du nombre et de l’identité des personnes enfermées dans l’atelier des Poids et Mesures. Quand ce fût fait, le premier gendarme prit les choses en main :

– Monsieur Mueller, Gendarmerie Nationale ! Veuillez ouvrir cette porte et sortir calmement !

Devant le professionnalisme du sous-officier, la réponse ne tarda pas, haute et claire :

– Ah ! C’est toi, Valensolles. Eh bien, je t’emmerde, Valensolles. Tu fais partie de la bande ! Tu vas sauter avec les autres !

– Fais pas le con, Gérard ! répondit le sous-officier Valensolles sans se rendre compte qu’il s’écartait significativement de la procédure du manuel de terrain.

Devant le tour personnel que prenait l’interpellation, le deuxième sous-officier de gendarmerie jugea que c’était son tour d’intervenir :

– Monsieur Mueller, Gendarmerie Nationale ! Veuillez obtempérer et sortir immédiatement, sinon, nous serons contraints d’employer la force et d’enfoncer la porte !

– Toi, je te connais pas, mais je t’emmerde tout pareil ! Si tu restes là, tu sautes avec les autres ! Et pour ce qui est d’enfoncer la porte, vous pouvez repasser. C’est de la tôle renforcée triple épaisseur avec serrure cinq points cinq étoiles. Et je m’y connais ; je suis dans la sécurité, moi. I-nen-fon-çable, la porte, je vous dis !

C’est alors que le maire créa une diversion opportune en arrivant à son tour en haut de l’escalier. Les deux gendarmes furent soulagés d’avoir à rapporter les faits à une autorité supérieure.

– Monsieur le Maire, Brigadier Valensolles, dit le brigadier Valensolles en saluant. Je me dois de vous informer que des événements graves et imprévus sont en train de se produire sur le terr…

– Augustin ! interrompit le maire, abrège s’il te plait. Qu’est-ce qui se passe ?

– Eh bien voilà, reprit Augustin. L’individu…

– Qué, l’individu ? On m’a dit que c’était Mueller, le Parisien. C’est pas lui ?

– Si, si, c’est lui. Donc, poursuivit le gendarme, le dénommé Mueller s’est enfermé dans l’atelier de monsieur Cabanis…

– Dans mon bureau, si tu veux bien, Augustin, dans mon bureau, interrompit Elzéar qui tenait beaucoup au statut de son lieu de travail. J’ai un fauteuil, un bureau, un téléphone et un ordinateur. C’est un bureau.

Quelqu’un cria dans la foule:

– Eh, Elzéar, il est même pas branché ton Pécé !

Elzéar, vexé, répondit:

-Ça ne fait rien, c’est un bureau quand même !

Le maire, étonné, intervint:

– Comment ! Il est pas encore branché ton ordinateur ! Depuis six mois qu’il est arrivé !

Réalisant que le moment était mal choisi pour parler informatique,   il revint au sujet du moment.

– Bon, dit le maire, on verra ça plus tard. Alors, Augustin, qu’est-ce qui se passe avec Mueller ?

-Hé bé, il se passe qu’il est enfermé tout seul là-dedans avec de la dynamite et qu’il dit qu’il veut tout faire sauter.

– Et pourquoi ?

– Il dit qu’il est cocu, dit Elzéar.

– Et alors ? Bien sûr qu’il est cocu ! Tout le monde le sait. Mais il est pas le seul à être cocu. C’est pas une raison, ça !

– Eh bé, pour lui, si !

– Et c’est sérieux?

– Té, ça pourrait l’être, vaïe !, dit Valensolles. Avec un Parisien, on ne sait jamais.

– Hou, malheur ! Mais c’est que c’est grave ça. Il faut enfoncer la porte, il faut faire évacuer le quartier.

– Monsieur le Maire, d’abord, enfoncer la porte, c’est pas la peine d’y penser : tôle renforcée triple épaisseur, serrure cinq points cinq étoiles, i-nen-fon-çable, la porte ! Et faire partir tout ce monde à deux gendarmes seulement, ça risque se prendre du temps.

– Il faut appeler des renforts, les antigangs, le Préfet, le Ministre…poursuivit le maire qui commençait à s’énerver.

– Monsieur le Maire, Monsieur le Maire !

– Qu’est-ce qu’il y a Elzéar ? Tu vois bien que je suis occupé !

– Monsieur le Maire, Mueller, c’est mon beau-frère. Laissez-moi m’en occuper. Je vais le faire sortir.

 

 

Chapitre 3 – L’arbitre

Je sais pas ce qui m’a pris ! Ça m’est venu tout seul, comme ça, d’un coup. Au moment où j’ai ouvert la bouche, je n’avais pas la moindre idée de la façon dont j’allais m’y prendre, mais il fallait bien que quelqu’un fasse quelque chose. Ça faisait déjà un moment que j’étais remonté en haut des marches pour laisser les gendarmes et le maire faire leur boulot, mais je voyais bien que l’affaire tournait un peu à l’exceptionnel. Tel que c’était parti, la famille n’allait pas tarder à faire la première page du Méridional. C’est pourquoi, presque malgré moi, j’avais prononcé ces propos optimistes :

       – Monsieur le Maire, Mueller, c’est mon beau-frère. Laissez-moi m’en occuper. Je vais le faire sortir.

       – Ne te mêle pas de ça, Elzéar, me dit Valensolles. Laisse faire les autorités. On est formé pour ça.

       – Écoute, Augustin, que je lui réponds, tu es tout juste formé à mettre des contraventions pour stationnement interdit devant la mairie ! Alors…

Comme il vient d’échouer pour la deuxième fois à son examen pour passer brigadier-chef, ça ne lui fait pas plaisir, mais ça lui cloue le bec.

Je continue:

       – Écoutez, Monsieur le Maire, Mueller, c’est mon beau-frère. Il va rien faire sauter du tout. C’est un couillon, mais il est pas méchant.

Tout en parlant, je m’emballe de plus en plus, au point que je finis par croire à ce que je dis.

       – Je sais comment faire avec lui. Je vais le faire sortir en douceur. N’oubliez pas que depuis huit ans, j’arbitre la partie de boule, tous les jours. Ça fait de l’expérience dans la négociation, ça !

C’est à ce moment que du fond de mon bureau est montée la voix de Gérard :

       – Bon, ça y est, c’est prêt. J’ai plus qu’à allumer le pétard ! Ça va sauter !

À ces mots, un mouvement de repli général se produit, à commencer par celui des gendarmes. Quand on monte un escalier à reculons et que, de plus, on est poussé par deux gendarmes fébriles, on a de bonnes chances de se retrouver sur les fesses, et c’est ce qui nous arrive au maire et à moi. Quelqu’un qui serait parvenu sur les lieux à cet instant sans rien connaitre à l’affaire aurait été surpris de pouvoir contempler, au milieu d’une foule bruissant d’inquiétude, l’image paisible et tranquille, quoique paradoxale, de deux hommes dans la force de l’âge, en l’occurrence un maire et un employé municipal, discutant, assis sur les marches d’un escalier, comme deux enfants du quartier refaisant le dernier match de l’O.M. Image paisible et tranquille, certes, mais ô combien trompeuse ! Car, à ce moment-là, le maire et moi, on n’est pas fiers. D’abord, parce qu’on ne sait pas si cette andouille de Gérard ne va pas allumer la mèche tout de suite. Ensuite, parce que je vois bien que le maire est en train de réaliser qu’il a une grosse affaire sur les bras et une grosse décision à prendre, et que le fait d’être assis comme ça sur une marche, fut-elle à toute proximité du danger, n’est pas bon pour son image de maire énergique. Enfin parce que moi qui ne sais toujours pas comment je vais m’y prendre pour calmer le cocu, je suis pas fier non plus.

       – Elzéar, tu es sûr que tu peux arriver à le faire sortir sans âne ni crosse ? me demande le Maire à voix basse.

En essayant de dissimuler l’hésitation que je sens trembler dans ma voix, je lui réponds :

       – Certain…, mais il faut écarter tout ce monde, et surtout la maréchaussée.

Alors, élevant la voix et prenant un ton assuré :

       – Bon ! Elzéar Cabanis connait parfaitement l’individu qui est retranché dans son bureau. De plus, il a apporté la preuve au cours de longues années d’arbitrage non seulement de la justesse de son jugement mais aussi de ses grandes qualités de diplomate et de négociateur. En qualité d’officier de police judiciaire et de responsable de l’ordre public sur le territoire de la commune, je décide de lui confier la mission de mettre fin sans plus tarder à cet acte de guérilla inacceptable qui n’a que trop duré.

On a beau dire, notre Maire, il sait parler. Il poursuit :

       – Messieurs les gendarmes, veuillez-vous éloigner de la porte et faire reculer tout ce monde au-delà de la boutique de madame Espalet.

       – Mais, vous n’allez quand même pas laisser…

    – Augustin, ta gueule ! Gronde le Maire d’une voix forte et basse, un mélange subtil d’autorité et de discrétion qui n’est pas toujours facile à obtenir.

       – Mais…

       – Brigadier Valensolles, exécution !

Cette fois, le Maire a parlé à voix haute et claire. Devant l’ordre formel et le ton déterminé du supérieur hiérarchique, le militaire ne peut plus que s’exécuter. Tout en reculant à la suite des gendarmes qui repoussent la foule vers le magasin de madame Espalet, le Maire me fait signe que maintenant, c’est à moi.

Je redescends l’escalier et frappe doucement à la porte.

       – Gérard, ils sont tous partis. Tu peux me parler maintenant.

La porte reste silencieuse.

       – Mais qu’est-ce que tu veux, au juste ?

Encore le silence. Je réalise que ça fait un bout de temps qu’on ne l’a pas entendu, le Gérard. Alors, je m’inquiète :

       – Gérard, tu es là ?

Enfin, une réponse vient :

       – Et où tu veux que je sois, fan de chichoune ! Y a qu’une porte, couillon !

Il a beau être du Nord, le beau-frère, il a bien pris les expressions de par ici. J’insiste :

       – Bon, qu’est-ce que tu veux ?

Nouveau silence.

       – Écoute, Gérard, je ne vais pas pouvoir tenir longtemps comme ça, moi. Si je ne leur annonce pas quelque chose dans les cinq minutes, ils vont faire venir la cavalerie, tu vas voir. Le GIGN, ça rigole pas. Ça va être le débarquement ici !

Silence.

Dans les séries à la télévision, on voit souvent des prises d’otages, des menaces de meurtre ou de suicide, et toujours, toujours, le négociateur, le flic en chef ou le héros malgré lui qui ne faisait que passer par là essaie de maintenir le contact avec le terroriste fanatique, le bandit pas si méchant ou le désespéré hésitant en le faisant parler ou en lui parlant sans arrêt. Et dans les séries, la plupart du temps, ça marche. Faute d’un autre modèle disponible dans l’instant, je décide de faire comme eux.

       – Gérard, on n’est que tous les deux, là. Les autres sont partis au bout de la rue. Ils sont loin. Je te jure qu’ils ne peuvent pas nous entendre. Alors, dis-moi, maintenant : Pourquoi elle t’a dit une chose pareille, Martine ? Qu’elle te fasse cocu, bon, ça, vu comme elle est, ça pouvait arriver un jour ou l’autre. Et à supposer, juste supposer, hein ? juste un instant, que ce soit vrai, entre nous, c’est pas bien grave. La moitié des hommes du pays le sont. Et l’autre moitié, s’ils ne le sont pas maintenant, c’est qu’ils l’ont été ou qu’ils le seront. Mais cocu tout le temps, depuis dix ans, ça, je peux pas le croire !

       – Eh bien, tu as tort…

C’est un bon signe : il parle à nouveau. Le contact est rétabli. Je dois absolument le maintenir.

       – Gérard, si tu m’expliquais ce qui s’est passé vraiment, je pourrais comprendre, t’expliquer peut être…

Le silence est revenu.

       – Tu sais, Gérard, ça se voit peut-être pas trop, mais je t’aime bien, moi. Ça fait longtemps que je voulais te faire entrer dans une équipe de boules. Il va y avoir de la place bientôt dans une triplette. Monsieur de Cormis devient vraiment trop vieux. Il perd la boule en quelque sorte. Non, je plaisante. Mais il va falloir le remplacer. En tant qu’arbitre, je peux avoir mon mot à dire…

Pas de réponse.

       – Gérard, je me sens tout bête là, à parler à cette porte. Dis-moi quelque chose.

       – Ecoute, Elzéar ! Je te dis : arrête de te payer ma tête, avec tes « je t’aime bien », « je vais t’expliquer », « je vais te faire entrer dans la triplette de Cormis !  » Depuis dix ans, toute la famille, toute la ville se fout de ma gueule. « Té, le Parisieng ! Hé alors, le Parisieng, c’est pas le norhh, par ici ! Vaïe, le Parisieng, avé ton assent poingtu…  » Le Parisien, il vous emmerde. D’abord, je ne suis même pas parisien ! Mueller, pauvre abruti, Mueller ! Tu crois que c’est un nom de parisien, ça ? Je suis alsacien. Je suis né à Colmar. J’ai peut-être pas l’accent, mais je suis de Colmar.

       – Ha ? Je ne savais pas.

       – Mais que si, que tu le savais. Au début, je passais mon temps à vous le dire : pas parisien, al-sa-cien ! Mais, rien à faire. Alors, à force, j’ai abandonné. Parce que Martine m’avait rencontré à Paris, j’étais le Parisien, toujours le Parisien ; ça vous plaisait, ça, bande de ploucs !

       – Bon, écoute, l’Alsacien. Je regrette, et quand je leur aurais raconté, ils vont tous regretter. Mais tu vas pas te faire sauter avec toute la ville pour une histoire de régionalisme.

       – Non, ça c’est rien…

Chapitre 4 – L’Alsacien

…Non, c’est vrai, ça c’est rien. Enfin, pas grand-chose…à côté du reste…

Mais quand même, dix ans de grosses plaisanteries derrière mon dos ou même devant moi sur ma façon de parler, de manger, de rire. Dix ans sans que jamais personne ne me propose une partie de pêche ou de boule ou même un simple pastis à la terrasse de chez Fernand…Dix ans, ça fait beaucoup. Bon, moi, je m’étais fait une raison : j’étais content parce que j’avais Martine. Martine, c’était la plus jolie fille de la ville, celle que tout le monde voulait. Eh bien, c’est moi qui l’avais eue, moi le gars du Nord, le Parisien. Je me souviens de Pétugue qui m’avait dit un jour au bistrot devant tout le monde : « Tu as de la chance, tu sais, Gérard. La Martine, tous les hommes de la ville lui ont couru après. » Et il avait ajouté avec un gros clin d’œil: « jusqu’à ce qu’elle s’arrête…  » Et tout le monde avait bien ri, et moi avec. Longtemps, je m’étais demandé ce qu’il avait voulu dire, le salaud. Maintenant je sais. C’était : « Jusqu’à ce qu’elle s’arrête de courir pour que les hommes la rattrapent. »

Mais, ça je l’ai compris que ce matin, quand je suis rentré de ma garde au lever du jour.

Toute la nuit, j’avais surveillé le Géant Casino. Installé confortablement dans ma Citroën break Évasion qui était garée sur le parking, j’avais assez bien dormi. Quand les premiers employés sont arrivés, je suis sorti de la voiture pour m’étirer un peu et prendre le frais du petit matin. Et puis, au lieu d’aller directement à l’agence comme d’habitude pour écrire mon rapport, j’ai senti monter en moi comme un petit besoin d’affection. Je me suis dit comme ça que ça serait bien de faire la surprise à Martine en la réveillant avec des croissants, que ça lui ferait bien plaisir, qu’elle serait gentille. Alors, je suis passé à la station-service, j’ai acheté deux croissants sous plastique, et je suis rentré à pied tout content.

Ça fait deux ans que j’ai acheté cette petite maison en bordure de la ZAC Marcel Pagnol. J’en ai pris pour trois cent douze mensualités. Bon, plus que deux cent quatre-vingt-huit. Martine, elle, elle voulait pas. Elle disait que c’était trop cher, qu’on pourrait pas acheter la belle décapotable, que ça nous empêcherait de voyager – elle veut absolument aller passer une semaine à Las Vegas pour rencontrer George Clooney – , et tout ça ! Moi, je lui disais que ce serait bien d’être chez soi, qu’on serait mieux que dans l’HLM de la cité Frédéric Mistral, qu’on pourrait avoir une chambre d’ enfant, et tout ça. Quand j’ai parlé de chambre d’enfant, j’avais bien vu qu’elle m’avait lancé un drôle de coup d’œil, mais sur le coup, j’avais pas fait attention. Elle voulait pas, c’est simple, elle voulait pas. Alors, j’ai tout signé tout seul. Quand je lui ai dit qu’on était devenu propriétaire, elle m’a plus parlé pendant trois semaines et m’a fait coucher sur le canapé pendant deux mois.

Bon, j’arrive devant notre maison et j’ouvre la porte du petit jardin qui donne sur la rue. Je dis jardin, mais c’est plutôt un terrain vague. Martine veut pas s’en occuper. Elle dit que ça lui abime les ongles. Et moi, avec mes horaires, j’ai pas le temps.

Bon. Alors, je traverse le petit jardin de devant et c’est là que je vois un type à cheval sur le grillage qui sépare notre jardin de derrière de celui du voisin. Le type, il porte un pantalon, une seule chaussure et il tient sa chemise à la main. C’est louche. A un moment, il se retourne et il me voit, figé, qui le regarde. Alors, coincé sur le grillage, il me fait un petit sourire, gêné. C’est louche.

Je l’ai reconnu. Je sais pas son nom, mais je l’ai reconnu. C’est l’ingénieur EDF qui est venu de Paris pour le chantier de la ligne haute tension. Qu’est-ce qu’il est venu faire dans mon jardin, celui-là ? C’est louche.

Je file vers la porte et j’entre dans la maison. Depuis le bas de l’escalier, j’appelle ma femme :

       – Martine ! Tu as vu ? Qu’est-ce qu’il fiche dans le jardin, l’ingénieur ?

Je lui ai dit ça sur un ton innocent, presque joyeux, sans arrière-pensée en tout cas. Elle apparait en haut de l’escalier, toute nue. Elle tient devant elle une toute petite serviette, presque un gant de toilette. Elle a l’air furieux. Bon sang, qu’elle est belle !

       – Mais qu’est-ce que tu fous ici à cette heure ? On n’a pas idée !

       – Oh, je t’ai réveillée ? Je suis désolée, ma bichette – c’est comme ça que je l’appelle : ma bichette – je t’ai apporté des croissants, que je lui réponds en montant l’escalier.

Elle recule dans le couloir vers la chambre tandis que j’avance vers elle, tout gentil, en lui tendant les deux croissants :

       -Tiens regarde ! Allez, bichette, recouche-toi, je vais te faire du…

Par-dessus son épaule, dans la pénombre des persiennes à demi-fermées, je vois le lit défait, je vois sa robe, son slip, son soutien-gorge et ses chaussures, éparpillés sur le sol. Et je me dis « que c’est joli, tout ça ! » Et puis je vois par terre près du lit les deux canettes de bière entre un cendrier plein et une chaussure d’homme. Le cendrier a débordé et des mégots sont tombés sur la belle moquette blanche que Martine avait choisie. Elle va pas être contente. La chaussure est un joli mocassin noir, avec des petits glands à franges sur le dessus. Ça doit coûter cher une chaussure d’homme comme ça. Une chaussure d’homme ?

       – …café…Quel con!

Il y a eu comme un coup de tonnerre dans ma tête, avec la lumière, le bruit et tout. Mes oreilles se sont mises à bourdonner et une énorme chaleur m’est montée au visage. Comme sur une photo surexposée, j’ai vu le type dans le jardin, Martine nue et furieuse, les canettes, la chaussure, tout…

       – Quel con ! Non mais, quel con !

J’ai avancé sur elle, je l’ai écartée pour entrer dans la chambre. A un moment, elle a dû avoir peur car elle a couru dans la salle de bain pour s’y enfermer. Je suis resté longtemps seul, devant le lit, à regarder les traces de la nuit. Peu à peu, le bourdonnement a cessé dans mes oreilles et la chaleur s’est retirée de mon visage. Je suis allé à la fenêtre et j’ai ouvert les persiennes : il n’y avait plus personne dans le jardin. Hésitant entre la colère, le désespoir et la douceur, j’ai fini par choisir la colère et je suis allé cogner du poing sur la porte de la salle de bain :

       – Ouvre, Martine, ouvre ou je casse la porte !

Comme aucun bruit ne provient de la salle de bain, je continue à taper sur la porte, longtemps, et de plus en plus fort. Finalement, une toute petite voix s’élève:

       – Gérard, arrête, tu me fais peur.

       – Ouvre la porte, garce, salope…

       – Mais, qu’est-ce qui te prend, Gérard ? Vraiment tu me fais peur. Qu’est-ce que je t’ai fait ? Qu’est-ce qu’il y a ?

       – Non mais, écoutez ça ! Il y a … il y a que tu as couché avec ce type !

       – Qui ça ? Moi ? Quel type ? Mais tu es fou !

       – Comment ça, je suis fou ? Et l’ingénieur dans le jardin, et les canettes par terre et la chaussure sous le lit ? C’est quoi, ça, de la folie peut-être ?

       – Ecoute, Gérard, dit-elle d’une voix douce, je ne sais pas ce que c’est que cet ingénieur, je connais pas d’ingénieur, j’ai jamais vu d’ingénieur, je te jure. Pour ce qui est des bières, hé bien… c’est Viviane. Elle est venue hier soir pour me tenir compagnie. Tu comprends, moi, toute seule, tous les soirs, je m’ennuie…Et j’ai un peu peur aussi quelques fois. Alors, j’ai appelé Viviane et elle est venue. On a bu des bières et on a fumé en bavardant.

       – Mais, elle se fout de ma gueule en plus ! Tu te fous de ma gueule en plus ! Et la chaussure, c’est celle de Viviane peut-être ? C’est ça, hein ? C’est celle de Viviane ?

       – Ben non, idiot ! C’est une chaussure d’homme !

       – C’est bien ça, tu te fous de ma gueule.

       – C’est la chaussure de son mari. Elle me l’avait apportée pour me dire que tu devrais t’en acheter des comme ça. Elle l’a laissée pour que tu te fasses une idée.

       – Ah, ça ! Pour me faire une idée, je me suis fait une idée !

       – Oui, eh bien, elle est complètement idiote, ton idée. Enfin, Gérard, tu sais bien que je t’ai jamais trompé ! Et surtout pas avec un ingénieur ! Un parisien en plus ! Et que j’ai jamais vu, par-dessus le marché !

       – Ah ! Et comment tu sais qu’il est parisien ?

       – Mais c’est toi qui me l’as dit !

       – Je t’ai rien dit du tout.

       – Mais si. Et puis, de toute façon, tout le monde le sait qu’il est parisien, l’ingénieur. Je t’ai pas trompé, Gérard, jamais ! Je te jure, enfin…

Ça commence à s’embrouiller dans ma tête.

       – Mais enfin, quand même, tu avoueras que c’est bizarre tout ça, les bières, la chaussure… Et puis le gars qui sort du jardin de derrière en sautant le grillage…Ça donne à penser…

       – Écoute, Gérard, dit-elle en changeant de ton, fais comme d’habitude, ne pense pas.

On dirait qu’elle commence à s’énerver. Elle reprend :

       – D’abord, qu’est-ce qui te dit qu’il en sortait de notre jardin, hein ? Qu’est-ce qui te dit qu’il n’y rentrait pas ? Ça ne m’étonnerait qu’à moitié que tu l’aies vu en train de sortir du jardin du voisin et du lit de la voisine. Elle est chaude, celle-là. Je pourrais t’en raconter…

       – Tu crois ?

       – J’en suis sûre.

Elle s’énerve de plus en plus. J’aime pas ça.

       – Enfin, c’est elle, ou c’est moi ! Et tu vas quand même pas croire une trainée quand je te dis que c’est pas moi !

Je ne sais plus vraiment où j’en suis.

    – Gérard, je vais sortir. Tu es calme maintenant ? Tu as compris maintenant ? Tu as compris que le cocu, c’est pas toi mais le voisin ?

       – Ben…oui, je crois…

       – Bon, mon chéri, je vais sortir. Tu es gentil, hein ?

Mon chéri. Ça faisait longtemps qu’elle ne m’avait pas appelé comme ça.

Elle sort de la salle de bain, toute coiffée et maquillée. Elle s’est enveloppée dans une grande serviette rose. Elle passe dans la chambre, elle ramasse les canettes et le cendrier, elle jette tout ça dans la corbeille. Elle retape un peu le lit, ramasse le mocassin noir… « il faudra que je le rende à Viviane. « 

Epuisé par la dispute, je me suis laissé tomber dans la bergère Louis XV que j’avais eue pour pas cher après une garde de nuit chez Monsieur Meuble. Les jambes étendues en grand écart, les bras sur les accoudoirs, j’essaie de récupérer tout en la regardant s’habiller. C’est le spectacle que je préfère.

Alors, je sens comme un petit besoin de tendresse monter en moi.

 

 

Chapitre 5 – Martine

On peut dire que je l’ai échappé belle ! Bon sang, ce que j’ai eu peur ! C’est la première fois qu’il me prenait sur le fait. Je n’en reviens pas d’avoir réussi à le retourner comme ça, aussi facilement. Bon ! Je vais aller faire un tour, acheter quelques trucs pour lui faire un déjeuner correct. J’ouvrirai une bouteille de rosé. Je mettrai la table avec des fleurs. J’essaierai d’être gentille et de rester tranquille quelques jours. La semaine prochaine, il n’y pensera plus.

Faut dire qu’il est pas malin, le Gérard. Regardez-le, là, affalé dans le fauteuil, cet imbécile heureux qui ne me quitte pas des yeux pendant que je m’habille. Faut dire que j’en rajoute un peu dans le striptease à l’envers. Vraiment, je me demande comment j’ai pu tomber sur un crétin pareil ? Enfin !…Y avait urgence, à l’époque. Mais, aujourd’hui, il y a des moments où je ne peux plus le supporter. Je lui en veux d’être aveugle, je lui en veux d’être soumis, je lui en veux d’être là, de faire tout ce que je demande, d’être incapable de gagner correctement sa vie, de me faire vivre dans ce pavillon minable cette petite vie minable.

J’ai dû en faire un peu trop dans ma séance d’habillage et je le vois qui commence à s’agiter dans son fauteuil. Il y a maintenant dans son regard une petite lueur qui ne trompe pas. Je vois le truc venir. La barbe ! Non mais, sans blague, je suis crevée, moi ! Et même s’il n’y avait pas eu la nuit dernière, j’aurais pas envie.

Voilà qu’il me frôle timidement la cuisse quand je passe à côté de lui pour aller au placard. Je fais semblant de rien. Au retour, il me prend carrément la taille et essaie de m’attirer sur ses genoux. Je m’esquive d’une torsion du buste et je m’écarte.

       – Non, Gérard, j’ai pas envie.

       – Allons, ma Bichette, sois gentille.

     – Non, Gérard. Je te dis que j’ai pas envie. Après la scène que tu m’as faite, pas question.

       – Mais enfin, Bichette, tu avoueras qu’il y avait de quoi se tromper.

Tout en parlant, il s’est levé. Il est maintenant derrière moi. Il m’a attrapée par un bras et m’attire vers lui.

       – Allez, viens.

Je sens la boucle de sa ceinture contre mon dos. De ma hanche, sa main passe sur mon ventre. Un frisson me passe alors dans tout le corps, mais ce n’est pas un frisson de désir. A partir de ce moment, je ne sais plus ce que je fais ; je ne me contrôle plus ; j’éclate ; je lui lâche tout en vrac.

       – Fiche moi la paix, Gérard. Je n’en peux plus. Je ne veux plus que tu me touches, jamais. J’en ai marre de toi, tu me dégoutes. Tu es un minable, un raté. Toute la ville se moque de toi, et toi tu crois que c’est à cause de ton accent. Pauvre imbécile ! On se moque de toi parce que tout le monde sait que tu es cocu, que je te trompe avec tous les hommes de la ville et aussi avec ceux de passage, enfin tous ceux qui veulent bien.

Il m’a lâchée et s’est figé debout au milieu de la chambre. Il a la bouche ouverte. Ses yeux sont largement ouverts, fixés sur moi.

       – Mon pauvre Gérard, je te trompe depuis le jour où tu m’as ramenée de Paris, quinze jours avant qu’on se marie. Ça a commencé avec Pétugue, sur la banquette arrière de ta voiture que tu lui avais donnée à réparer. Tout de suite après, ça a été nos deux témoins, en même temps, la veille de notre mariage.

En disant ça, je l’ai poussé légèrement du plat des deux mains au niveau de sa poitrine. Il est tombé assis au bord du lit, les épaules basses. Maintenant, il regarde ses chaussures. Et moi, je continue, comme une gourde, furieuse, incapable d’arrêter mon déballage.

       – Et toi, tu n’as rien vu, rien compris des allusions que ces crétins de ma famille ont fait pendant le déjeuner chez Fernand, après l’Eglise. Alors, j’ai continué. Le fils de Cormis, le directeur du Casino (pourquoi crois-tu que tu as le contrat de surveillance ?), Pascal Ceccaldi, le député quand il est passé pour sa campagne il y a trois ans, Joseph et toute sa triplette, le maire (deux ou trois fois seulement, le maire), Fernand du café des Sports (très régulièrement, lui) et des tas d’autres que tu ne connais même pas. Et encore d’autres que je sais plus leur nom. Et toi, tu ne voyais rien, rien de rien. En quelque sorte, tu m’encourageais.

Il a mis sa tête dans ses mains. Sans la relever, il demande :

       – Pourquoi ?

       – Pourquoi quoi ?

       – Pourquoi tu es allée avec tous ces types ? Tu n’es pas bien avec moi ? Je ne te donne pas tout ce que tu veux ? La moquette blanche, la baignoire à bulles, la Fiat 500 décapotable, la télé à écran large ? Pourquoi ?

Ma colère est retombée et c’est presque avec douceur que je lui dis :

       – Parce que tu es trop bête. Parce que ça m’amuse. …

       – Salope !

Ça faisait un bout de temps que je cherchais un prétexte pour me sortir de là. Je saute sur l’insulte.

       – Ah, Gérard, puisque tu me parles mal, je pars. Je vais à Marseille chez les Magnan. Ils m’aiment bien ceux-là. Ils me respectent, eux. Je ne sais pas quand je reviendrai. Je ne sais même pas si je vais revenir.

Tout en parlant, j’ai saisi ma petite valise rose à paillettes, je l’ai remplie de trois bricoles, j’ai attrapé mon sac en bas des escaliers et je suis sortie en claquant la porte. J’ai démarré en trombe ma petite Fiat 500 blanche et rose, et j’ai monté toutes les vitesses en faisant le double débrayage comme me l’avait appris Pétugue.

Chapitre 6 – Elzéar

Pendant que j’écoutais mon beau-frère me raconter son histoire, le soleil a tourné et les marches où je suis assis sont maintenant en plein soleil. Il est midi passé et je commence à avoir bien chaud sous le chapeau. Il y a un moment que Gérard s’est arrêté de raconter. Il faut que je rétablisse le contact.

       – Alors, elle est partie comme ça ? Et toi, qu’est-ce que tu as fait ?

       – J’étais complètement épuisé. Je me suis allongé sur le lit et j’ai regardé le plafond pendant une heure, deux heures, je sais plus. Je réfléchissais. Bon sang, Elzéar, tu te rends compte ? C’est elle qui me fait cocu, et c’est elle qui me fait une scène, c’est elle qui s’en va ! Et moi, alors ? J’aurais pas le droit de me fâcher, de crier, de taper un peu même ? Mais j’ai pas eu le temps. Je me suis laissé embobiner par sa comédie. D’abord, c’est pas vrai, elle connaît pas l’ingénieur, et cinq minutes après, elle a couché avec la moitié de la ville ! La ville, elle est belle, la ville. Toute la ville au courant et pas un, pas une pour venir me dire de faire attention, de surveiller un peu Martine. Pas un seul ! Tu penses, c’était bien trop rigolo. Même pas toi, Elzéar. Tu ne m’as rien dit. Tu fais bien partie de cette bande de salauds, salaud !

Si je veux continuer à pouvoir discuter avec lui, il faut que je sorte le gros mensonge :

       – Ah mais, je te jure que j’étais pas au courant. Tu penses bien, je suis son frère. Alors, elle se cachait autant de moi que de toi. Non, non, je savais rien. Pas ça !

       – Ah bon ? Je croyais…

       – Pas ça, je te dis. Bon, et après tu as fait quoi ?

       – Je suis retourné chercher ma voiture. Je suis passé au bureau prendre mes deux sacs de gym et je suis parti à la vieille cimenterie. Depuis la fermeture, je fais de temps en temps des gardes à l’usine. Alors je connais bien les lieux. Ils ont laissé tout un stock de nitroglycérine. Ils s’en servaient avant pour décolmater le four de temps en temps. C’est de la vieille, elle est plutôt instable. Alors, j’ai fait attention de tout bien emballer dans des vieux chiffons. J’ai roulé tout doucement jusqu’à la mairie. Je me suis garé sur la place. Comme je sais que tu n’es jamais là à l’heure de la partie, je me suis enfermé dans ton bureau. Et voilà.

       – Bon. Et maintenant, qu’est-ce que tu vas faire ?

       – Je sais pas trop…

Au bout de la rue du Béal, je vois le maire qui s’impatiente et qui me fait des grands signes interrogatifs. Je lui réponds par gestes que tout va bien, qu’il me faut encore un peu de temps, que je fais ce que je peux et je retourne à la négociation.

       – Il faut que tu sortes de là, que tu rentres chez toi, bien tranquillement et tout s’arrangera. Si tu sors pas dans les cinq minutes, ils vont découper la porte et t’emmener en prison, ou peut-être même te tirer dessus. Allez, sors !

       – S’ils touchent à la porte, tu peux leur dire que je fais tout sauter.

       – Mais enfin, bon sang de sort, on va pas rester comme ça jusqu’à la Toussaint. Dis-moi ce que tu veux !

       – Heu…Je sais pas…Je veux qu’elle vienne. C’est ça ! Je veux que Martine vienne ici.

       – Pourquoi faire ? Tu vas pas la taper, au moins ?

       – Non, mais je veux qu’elle vienne… Ou alors, je fais tout sauter.

       – Bon ! Reste tranquille. Elle va venir. Je vais la chercher. Ça prendra un peu de temps, mais elle va venir, je te promets. Mais, en attendant, ne fais pas de cagade. Je reviens.

Maintenant, il faut que j’aille expliquer tout ça au maire et que j’obtienne un peu plus de temps. Il grogne un peu, il me dit qu’il peut plus tenir les gendarmes, qu’il devrait téléphoner au Préfet, mais finalement, il me donne encore une petite heure. Je ne sais pas vraiment où elle est ma sœur, mais je m’en doute un peu. Si ça se trouve, elle est au salon de coiffure en train de raconter tout ça à sa copine Marylin. En vrai, Marylin, elle s’appelle Maryvonne (elle est bretonne) mais elle trouve que pour une coiffeuse, Marylin, c’est mieux.

Le salon « Chez Marylin et Belinda », c’est loin , mais en courant un peu, j’y suis en cinq minutes. Effectivement, la ridicule petite voiture rose et blanche est garée juste devant, en plein sur la place « handicapés ». A l’intérieur, il y a Marylin, Belinda (Françoise), madame Lespina qui est sous le casque et Martine. Elles ont l’air de bien s’amuser toutes les quatre.

       – Martine, viens avec moi ! Maintenant ! C’est grave !

       – Qu’est-ce que tu veux, Elzéar ? Si c’est Gérard qui t’envoie, tu peux t’en retourner tout de suite et lui dire que je l’emmerde.

       – C’est pas lui qui m’envoie, c’est le maire, c’est toute la ville, idiote ! Ton crétin de mari veut te voir illico ou il menace de faire sauter le quartier et lui avec.

       – Grand bien lui fasse !

     – Espèce de cagole, il y deux cents badauds autour qui risquent de sauter aussi. J’ai pas le temps de barjaquer. Alors, tu viens maintenant ? Ou je t’y traine par les cheveux ? Allez, zou !

Je m’avance, menaçant, en levant la main comme si j’allais lui mettre un pastisson. Je suis le frère ainé, quand même ! Impressionnée, elle baisse la tête et sors de la boutique devant moi.

Sur le chemin, je lui explique la situation tout en l’engueulant :

       – Que tu te fasses piquer un jour, c’était devenu inévitable, à force. Mais, Sainte Marie Bonne Mère, tu avais pas besoin de tout lui balancer ! En une seule fois, en plus ! Maintenant, il est complètement djobi ! On peut plus le tenir.

Depuis plus de deux heures que l’affaire a commencé, les nouvelles ont eu le temps de se préciser, et les gens savent maintenant à peu près à quoi s’en tenir sur ses tenants et ses aboutissants. Quand nous arrivons près de la mairie, il nous faut fendre la foule avant de parvenir à l’escalier. Au début, un quasi silence se fait sur notre passage. Pensez !  Deux des acteurs principaux du drame vont rejoindre le troisième. Ça force le respect. Et puis très vite, les murmures reprennent, et puis les rigolades, les plaisanteries. Quand ils en arrivent aux insultes, on a déjà franchi le barrage. Je m’arrête devant le maire et les gendarmes :

       – Vous voyez, ça avance. J’ai pu trouver ma sœur. Elle va lui parler. Elle va arranger les choses. Ça va aller maintenant.

Intérieurement, je ne vois pas du tout comment elle pourrait arranger les choses, mais, va savoir, avec les femmes !

       – Il me faut encore un peu de temps. Et surtout, ne bougez pas de là. Il doit parler seul à seul avec sa femme.

Tandis que Martine et moi, nous avançons vers l’escalier, je lui dis :

       – Bon, maintenant, tu as intérêt à le faire sortir sans bobo, sinon je te fiche la torgnole de ta vie, celle qu’il aurait dû te donner depuis longtemps. Raconte-lui ce que tu voudras, promets lui ce qu’il voudra, je m’en fiche, mais fais le sortir.

Elle ne dit rien. Elle se redresse, arrange ses cheveux, descend les huit marches et frappe doucement à la porte.

       – Gérard, c’est moi…

 

 

Chapitre 7 – Félix

Je commençais à m’ennuyer ferme, là, coincé entre le maire et les gendarmes d’un côté et la foule qui poussait de l’autre. Je ne voyais plus rien. C’était pas juste, parce qu’après tout, c’était quand même moi qui étais là le premier. Comme personne ne faisait attention à moi (personne ne fait jamais attention à moi), à un moment, je me suis glissé entre les jambes de tout ce monde, j’ai longé le mur de la mairie et je me suis accroupi derrière les deux grosses poubelles à roulettes qu’ils ont mises là pour que les gens viennent y jeter des trucs ; dans la jaune, le plastique, et dans la verte, le verre. Les gens, ils y mettent bien tout ce qu’ils veulent, et vas-y, le verre dans la jaune, et le plastique dans la verte, et les vieilles chaussures, et les journaux, et même les crottes de chien dans les deux, même que le maire, il est pas content parce qu’après, il faut trier. Mais pour me cacher tout en étant aux premières loges, c’était drôlement pratique. De mon poste d’observation, juste à côté et au-dessus de la porte en fer, je pouvais tout voir et tout entendre tranquillement assis par terre.

Pour le moment, il se passait plus rien : monsieur Cabanis était parti chercher madame Mueller, et tout le monde attendait la suite en bavardant, un peu comme pendant la publicité à la télévision. Il se passait tellement rien qu’avec la chaleur qui montait, j’ai bien failli m’endormir. Mais les gens dans la foule ont recommencé à faire du bruit et je les ai vus arriver vers moi. Monsieur Cabanis disait à sa sœur qu’il allait lui ficher une danse si elle n’arrivait pas à faire sortir le Parisien tout de suite. Alors elle s’est approchée de la porte, elle a toqué doucement :

       – Gérard, c’est moi…

Elle est jolie, madame Mueller. Qu’est-ce qu’elle est jolie ! Et elle est toujours bien habillée et bien coiffée. Elle a des cheveux blonds dorés qui descendent sur ses épaules en centaines de petits frisotis. Quand elle enlève ses lunettes de soleil, on voit que ses yeux sont bleus comme les autobus d’Aubagne. Elle porte toujours des petites robes courtes en tissu très léger de toutes les couleurs qui lui colle à la peau. Elle a aussi de jolies chaussures avec des talons hauts comme la main et des lacets en cuir. Je l’aime bien, madame Mueller. Et je crois qu’elle m’aime bien aussi. Elle me l’a dit. Si, c’est vrai. Elle me l’a dit un jour : « Je t’aime bien Félix, tu es gentil. Grandis encore un peu et on pourra s’amuser tous les deux.» Si, c’est vrai ! Alors, ce vieux crétin de Cabanis, s’il veut lui taper dessus, moi, je le laisserai pas faire.

       – Gérard, c’est moi. Ouvre ! Qu’elle répète gentiment.

Comme l’autre, il répond pas, elle insiste.

       – Ouvre, s’il te plait. J’ai des choses à te dire, mais je peux pas le faire à travers cette fichue porte. Allez, ouvre.

       – Non, tu es une sale garce et je veux plus te voir. Je vais me faire sauter. Dis à tout le monde de s’éloigner, et toi, écarte-toi ! Ça va péter.

       – Fais pas ça, mon chéri, je suis juste à côté de la porte. Écoute, je te propose : tu ouvres et c’est moi qui entre. Comme ça on pourra parler tranquilles. J’ai des choses importantes à te dire. J’ai été méchante et je regrette, et je voudrais t’expliquer.

       – Méchante ! Tu appelles ça être méchante ! Coucher avec toute la ville ! Eh bien, tu ne manques pas de culot!

       – Mais non, c’est pas ça. Laisse-moi entrer, je vais t’expliquer. C’était des histoires. Je t’ai raconté des histoires, je t’ai jamais trompé, je te jure.

       – Martine, tu te fous encore de ma gueule. Tu m’as tout avoué tout à l’heure, à la maison !

       – Mais c’était des histoires, j’étais en colère. Laisse-moi entrer, je vais t’expliquer.

J’entends des frottements à l’intérieur, puis la clé qui tourne dans la serrure, un tour, deux tours, la porte s’entrouvre et Gérard passe la tête :

       – Si tu me racontes encore des fariboles, je te préviens, je te fracasse !

Madame Mueller lui répond par un joli sourire, timide et doux. Le Parisien hésite un peu, puis il ouvre un peu plus largement la porte. Avant d’entrer, elle chuchote à son frère :

       – Va-t’en, Elzéar. J’ai besoin de lui parler seul à seul. Va dire au Maire qu’on sortira tranquillement dans vingt minutes, pas plus.

Elle entre et il referme derrière elle. J’entends à nouveau les deux tours de clé et je vois Monsieur Cabanis qui remonte la rue vers le maire, les gendarmes et la foule. Maintenant, ça parle à l’intérieur, mais je n’entends plus grand chose. Je sors rapidement de derrière mes poubelles, je saute la balustrade et me retrouve en bas de l’escalier. Je colle mon oreille contre la porte. Ça y est, j’entends mieux :

       -… ta faute aussi. Tu m’avais traitée de salope. J’étais furieuse, alors, j’ai voulu me venger et je t’ai raconté n’importe quoi. Tu le sais bien que je t’ai jamais trompé. Enfin, réfléchis, tu t’en serais rendu compte, quand même. Tu n’es pas idiot.

       – Je sais pas…Mais tous ces hommes que tu m’as dit, là, tu as tout inventé ?

       – Ben, …oui…enfin, non…enfin, pas tout à fait.

       – Hein ? Comment ça, pas tout à fait ?

       – Ben oui, quoi ? Enfin, je devrais pas te le dire, mais puisqu’on se dit tout… Ces messieurs, là, le maire, Pétugue, le député, Fernand, c’est tous des amants d’Angèle.

       – Quoi ? Angèle, la femme d’Elzéar ?

       – Tout juste, Angèle, la femme d’Elzéar, ma belle-sœur.

Derrière ma porte, je suis tout estomaqué. Angèle, la femme à monsieur Cabanis ! Mais c’est un vrai cabestron ! Elle est tanquée comme une bouteille de Perrier et sa figure, on dirait une cougourde !

Mais Madame Mueller continue :

       – Pour ce qui est du maire, de Pétugue, du député et de Fernand, j’en suis sûre. C’est elle-même qui me l’a dit. Pour l’ingénieur de Paris, je sais pas. Mais je l’ai mis quand même, pour faire le compte.

       – Hé ben dis donc ! Quelle histoire ! J’arrive pas à y croire.

       – Comment ça, t’arrives pas à y croire ! Puisque je t’ai juré !

       – Mais si, mais si. C’est pas ce que je voulais dire, ma Bichette.

       – Allez, viens par ici, mon gros lapin.

Je n’entends plus rien, sauf à un moment un éclat de rire. Au bout de dix minutes, Cabanis revient. Il est inquiet.

       – Qu’est-ce qui se passe ? Qu’il me dit.

       – Je sais pas vraiment. Ça a l’air d’aller. Mais, elle lui a dit de drôles de trucs, quand même. J’ai tout entendu.

       – Quels trucs ?

A ce moment, on entend la clé tourner à nouveau dans la serrure. La porte s’ouvre. Madame Mueller sort en premier. Le Parisien est derrière. Il a sa main posée sur son épaule, comme un propriétaire. Il a l’air tout content, le salaud. Cabanis intervient :

       – Ah ben, c’est pas trop tôt ! Bon, maintenant que vous avez mis la révolution dans le pays, il faut que j’aille arranger les choses avec le maire et les gendarmes. Filez par là en douce. Rentrez chez vous et n’en sortez pas jusqu’à demain soir. Allez, zou !

Ils s’en vont. Cabanis les regarde partir et se retourne vers moi :

       – Félix, qu’est-ce qu’elle lui a dit, la Martine, pour le faire sortir comme ça ?

       – Elle lui a dit que tout ça, c’était pas vrai, qu’elle lui avait raconté des fariboles pour le faire enrager. Elle lui a dit qu’elle l’avait jamais trompé, qu’elle le jurait, et tout ça…

       – Et c’est tout ? Et il l’a crue ?

       – Et non, et oui.

       – Qu’est-ce que ça veut dire ça, et non, et oui ?

       – Hé ben, et oui, il l’a crue, et puis et non, c’est pas tout.

       – Et c’est quoi, alors, le reste ? Raconte !

       – J’ai pas envie. Vous allez me taper.

       – Félix, ou tu me racontes, ou je te supprime ton salaire.

       – Je sais pas. Vous allez pas être content…

       – Félix…

Il a dit ça d’un ton menaçant. Je me dis que s’il veut vraiment savoir, c’est son affaire, pas vrai ? Alors, moi je raconte : Angèle et le député, Angèle et le maire, Angèle et Fernand, Angèle et Pétugue, Angèle et l’ingénieur. Pour faire bonne mesure, j’en rajoute même un peu: Angèle et le Docteur Tavel, et même, Angèle et mon père ! C’est vrai, ça ! Il m’agace à la fin, Cabanis, à vouloir tout savoir.

Au fur et à mesure que je déroule ma liste, je vois sa figure qui s’allonge et ses yeux qui grossissent. À un moment, il se laisse tomber assis sur une marche. Il se prend la tête dans les mains et se met à regarder ses chaussures.

       – Eh ben, voilà ! C’est tout ce qu’elle lui a dit.

Dans un long moment de silence, je passe d’une jambe sur l’autre en le regardant secouer lentement la tête. Et puis voilà qu’il se lève d’un seul coup, qu’il me bouscule pour rentrer dans son bureau et qu’il claque très fort la porte et donne deux tours de clé.

       – Monsieur Cabanis, monsieur Cabanis, qu’est-ce que vous faites ?

Alors, il me dit d’une voix toute bizarre :

     – Félix, approche-toi, et écoute moi bien…

 

 

Chapitre 8 – La légende

Pendant ce temps, la foule, qui commençait à peine à se disperser, discutait des événements de la matinée. Il faut dire qu’elle était un peu déçue, la foule. Il n’y avait pas eu la moindre goutte de sang, la moindre explosion, le moindre coup, pas même le moindre cri. Elle avait tout juste aperçu le couple Mueller sortir bras-dessus bras-dessous du sous-sol de la mairie. Bref, pas grand-chose à raconter. « Tout ça pour ça, se disait-on, c’était pas la peine de nous déranger. » Aussi, chacun y ajoutait un peu du sien pour améliorer l’anecdote et la rendre plus présentable afin qu’elle puisse entrer dignement dans l’histoire sociale de la ville. Ce serait l’affaire de quelques heures.

Mais un nouvel événement vint interrompre ce lent processus d’élaboration de légende et, du même coup, le rendre superflu.

Cet événement, c’était Félix qui remontait la rue du Béal en courant et qui criait :

       – Monsieur le Maire, Monsieur le Maire, venez vite, c’est terrible ! C’est Cabanis ! Il a de la mitro ! Il a de la mitro !

FIN