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J’aime la chasse

J’ai toujours aimé la chasse. Je ne la pratique plus depuis une vingtaine d’années, mais je continue à l’aimer.
J’aime la chasse.
Ce n’est plus très bien porté, mais je l’affirme quand j’en ai l’occasion. Je ne me sens pas obligé de la défendre. Je l’affirme, c’est tout.
J’aime la chasse.
J’ai commencé très jeune, avec mon père, en Sologne. Il chassait alors à Viglain, près de Sully sur Loire. De Viglain, je n’ai pas beaucoup de souvenirs, si ce n’est celui de mon premier coup de fusil sur une plaque de glace appuyée contre un arbre. C’était un fusil à chiens que mon père m’avait fait épauler et m’aidait à tenir en joue (est-il nécessaire de préciser qu’un fusil à chiens n’est pas une arme faite pour tirer sur les chiens, mais un fusil dont les percuteurs sont extérieurs et se situent au-dessus de chaque canon juxtaposé?). Sous l’effet du recul, ces deux méchants crochets métalliques étaient venus heurter mon nez avec une grande vigueur. Bien entendu, je m’étais mis aussitôt à pleurer et à saigner du nez.

Je me souviens mieux de Coullons, au Sud-Ouest de Gien. Nous avons chassé là des années durant. Jusqu’à 16 ans, je n’étais armé que d’un bâton.
Les dimanches de chasse étaient remplis d’une suite de plaisantes étapes, dont la série commençait en fait le samedi.
La préparation de la voiture formait la première d’entre elles. Elle était d’une lenteur voulue, qui exaspérait mon impatience. Mon père, probablement tout aussi excité que moi mais ne voulant pas me le montrer, souhaitait, pour s’occuper, commencer les préparatifs le plus tôt possible, mais ne pas les terminer avant l’heure raisonnable du départ qui lui permettrait d’arriver à l’Hôtel du Cheval Blanc un peu avant l’heure du diner.
Cette étape se déroulait donc le Samedi à partir de deux heures de l’après-midi dans la cour du bureau, sous la surveillance constante de Vercors, notre bâtard à tendance épagneule.
La malle arrière (on ne disait pas encore coffre) de la Peugeot, successivement 203, 403 puis 404, (série de numéros entrecoupée de Vendôme et de FIAT), restait béante tout le temps de la préparation pour recevoir au cours de l’après-midi un ou deux étuis à fusils, une boîte à cartouche, des bottes, un tabouret de battue, une couverture pour le chien. Dans le même temps, une portière arrière restait également ouverte pour permettre à la banquette de recevoir un carnier, une petite valise, un chapeau, une bouteille de Calvados ou un carton de vin.
Quelquefois, au milieu de l’après-midi, un ami ou un invité chasseur venait nous rejoindre, en avance sur l’horaire lui aussi, tout aussi impatient que nous de partir. Il garait sa voiture dans la cour du bureau et on ménageait de la place pour ses bagages sur la banquette arrière de la Peugeot.
Finalement, nous partions vers cinq heures.

Porte d’Orléans, Fontainebleau, Montargis, Gien…Dans la voiture, mon père fume sans arrêt. Une alternance de Favorites et de Mecarillos. Il conduit vite, avec assurance et agressivité. S’il est seul avec moi, il entrecoupe notre conversation de « mais qu’est-ce qu’il fout, celui-là? » et de « mais il va doubler, oui ou non? ». S’il y a un autre passager, un ami ou client, il ne dit rien mais n’en pense pas moins. Quand je suis seul sur la banquette, j’aime me mettre à genoux et regarder par la vitre arrière les feuilles mortes qui poursuivent quelques instants notre course et finissent par abandonner pour  se reposer sur le sol et attendre la prochaine voiture.
Nous arrivons à Coullons vers sept heures et demie.

L’Hôtel du Cheval Blanc est une construction typique solognote, sans charme. Briques rouges et crépi crème. Le bâtiment fait face à l’église. La voiture passe sous le porche et se gare dans la cour. C’est la fin de la première étape.
En tant qu’habitués de l’établissement, nous passons par l’arrière, à côté de la cuisine, pour accéder directement à la salle de café. Les trois ou quatre agriculteurs à casquette et bleu de travail qui sont attablés nous reconnaissent et nous saluent d’un petit mouvement de la tête. « Bonsoir, Messieurs » dit mon père d’une voix mâle et enjouée, tel le comte de Sully entrant dans l’auberge du village dépendant de son château.
Du groupe de parisiens qui chassera demain, nous sommes les premiers arrivés, mais les autres nous suivront de peu. C’est maintenant l’heure du pastis et, pour moi, du jus d’ananas, puis celle de passer à table. « Ce soir, c’est chou farci! » dit la patronne. Notre table s’exclame et la félicite pour ce choix judicieux. A cet âge, je détestais le chou farci, mais je ne l’aurais avoué pour rien au monde. Les hommes rient et boivent, le repas traîne et je suis fatigué. Mais j’écoute ces conversations d’adultes, fier d’y être admis. Par prudence et timidité, je n’interviens presque jamais.
Vers dix heures du soir, notre chambre se libère. Car  nous devons occuper la chambre du boulanger, qui dort la journée et travaille la nuit. Il faut donc attendre qu’il se lève et que la chambre soit faite. Nous sortons les bagages et le chien de la voiture et nous nous installons dans la chambre. Je me couche et m’endors tandis que mon père redescend boire un dernier verre avec ses amis.

Le lendemain matin, le réveil est à sept heures car nous commencerons à chasser à neuf heures précises. Petit déjeuner à sept heures trente. A huit heures, les voitures quittent la place de l’église. Nous n’avons que huit kilomètres à parcourir, mais, avant neuf heures, il faudra avoir  salué tout le monde, fait des commentaires sur l’état de la route depuis Paris, fini de s’équiper, monté les fusils, choisi les cartouches, caressé les chiens, interrogé la cuisinière sur ses intentions pour le déjeuner (du chou farci), flatté le Président, honoré le respectueux garde-chasse d’une parole amicale, …
A neuf heures moins dix, le Président, Monsieur Armengeat, immense septuagénaire empreint d’ironie et de dignité, dresse le programme de la journée et la liste des gibiers interdits. Il rappelle aussi quelques consignes de sécurité et la signification des différentes sonneries de trompe. Enfin, il demande à un invité de bien vouloir ranger son fusil à répétition pour se faire prêter une arme décente, c’est a dire un fusil à deux coups.
Nous partons enfin dans le soleil, sur le chemin en pente douce bordé de genets qui nous mène à l’endroit où « postés » et « marchants » vont se séparer. A partir de là, le silence devra régner dans les rangs.

Pour cette première battue, je marche. On m’a placé entre le garde-chasse et le plus âgé des rabatteurs. Nous sommes disposés en ligne à la lisière d’un bois. Attente, puis long coup de trompe. « En avant ! » crie le garde. Pour moi, c’est l’aventure, presque la charge qui commence. Je suis poussé vers l’avant par l’enthousiasme. J’ai l’impression de sortir d’une tranchée. Je franchis le petit fossé et je commence à taper sur les buissons et les baliveaux sonores en faisant « Brou, brou, allez, allez » comme j’ai vu faire les autres. Le garde maintien la tension en criant: « En ligne, en ligne! »
Le premier bruit froufroutant devant moi signifie l’envol d’un gros oiseau. Le garde donne deux petits coups de trompette et crie : « Faisan à la ligne! ». La marche en avant continue et devient encore plus excitante. Deux coups de feu saluent le passage du faisan annoncé au-dessus de la ligne. Impossible d’ici de savoir si le chasseur a été adroit. Encore quelques dizaines de mètres et les choses s’accélèrent. Les froufrous se multiplient, accompagnés des gloussements de terreur des oiseaux qui s’envolent maintenant vers toutes les directions. Coups de trompettes rapides : « Tututututututut », « Faisan à droite! Poule à la ligne! Perdreau, perdreau! Coq en retour!  » Les coups de fusils se succèdent. On entend des « A vous, à vous! » et des « Apporte, apporte! ». Les marcheurs avancent toujours en se rapprochant de la ligne des fusils postés. Nouveau coup de trompette prolongé: « En l’air et en arrière! Tirez en l’air et en arrière! » Quelques coups de feu plus tard, j’aperçois devant moi à  travers les feuilles une silhouette sombre qui me fait face, fusil au creux du bras, canons vers le sol: j’ai atteint la limite du bois et la ligne des chasseurs qui nous attendent. Derniers coups de trompettes répétés: c’est la fin de la première battue. La tension retombe, le calme revient, la guerre est finie.

Les chasseurs allument des cigarettes et se rapprochent pour discuter et se complimenter. Quelques-uns d’entre eux cherchent au sol leur gibier tombé avec l’aide des chiens et des rabatteurs. Je rejoins mon père, qui faisait partie des postés. Il fume la pipe et tousse en riant avec son ami Eugène. Il a tué un perdreau et une poule faisane. Ça va.
On se rassemble sur le chemin pour faire le tableau: le garde aligne sur le sol les animaux tués par espèce et par genre. Cinq coqs, six poules, un perdreau rouge, huit lapins.
Le tableau est déclaré satisfaisant pour une première battue, pour la saison et compte tenu du temps qu’il fait.

Cette journée de septembre passera comme ça, avec d’autres battues, sous un soleil encore tiède, annonçant pour les années à venir des dizaines d’autres journées semblables, dans la chaleur, dans le brouillard, dans le froid ou sous la pluie.
Une autre fois, je raconterai la suite de ces journées, le casse-croûte de onze heures qui nous arrivait dans une brouette, les épuisantes battues de plaine, le retour vers le « pavillon » en milieu d’après-midi, l’énorme déjeuner dans la salle sombre, pleine de plaisanteries et de fumée, le partage du gibier, les adieux et enfin le retour dans la nuit, la porte de Châtillon derrière laquelle surgissait la perspective de la rentrée du lundi matin et l’angoisse des devoirs non terminés.
De ces journées, je garderai un souvenir de plénitude, de confiance et de reconnaissance envers  ces hommes mûrs  qui me laissaient faire partie de leur groupe et partager, pour la plupart avec une grande bienveillance, leur plaisir du dimanche.
Elles me laisseront aussi pour toujours le tendre souvenir d’un père aimant, joyeux et entouré d’amis.

le piat