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Arma virumque

Morceau choisi

Je prends deux caractères d’imprimerie, A et R, je les mets dans une boite, je les laisse couler par une petite fente qui n’en peut admettre qu’un à la fois. Ils ne peuvent s’arranger que de l’une de ces manières, AR, RA ; car ces lettres n’ont que deux combinaisons différentes. Je puis parier sans désavantage un contre un que le hasard me fera rencontrer la syllabe AR, qui est la première de l’Enéïde. Mais si je veux me procurer une très grande probabilité d’obtenir la syllabe AR par un jet fortuit, je n’ai qu’à demander que la tentative soit répétée un million de fois. Je pourrai gager que le hasard me donnera au moins une fois la syllabe AR. Il n’est pas absolument impossible, mais ce serait grande merveille, que la syllabe RA revint un million de fois tout de suite.

Prenons maintenant les quatre lettres du premier mot de l’Enéïde, ARMA. Les quatre lettres ont vingt-quatre combinaisons différentes. Il y a vingt-trois à parier contre un que je n’obtiendrai pas la combinaison Arma, puisqu’il y a vingt-trois combinaisons différentes. Mais en vingt-trois reprises, le pari devient égal ; et si l’on m’accorde un million de fois vingt-trois reprises, je puis obtenir du hasard au moins une fois la combinaison Arma.

Prenons ensuite les douze lettres ARMA VIRUMQUE. Ces douze lettres peuvent se combiner de près de 120 millions de manières différentes. Il y a donc 120 millions à parier contre un qu’en ballottant ces douze lettres, le hasard ne les fera point sortir dans l’ordre arma virumque. Mais en 120 millions de reprise, l’égalité du pari revient. Et en un million de fois 120 millions de reprises, je parie d’obtenir ce qui paraissait d’abord chimérique.

S’agit-il après cela du vers entier, Arma virumque cano Trojae qui prius ab oris ; s’agit-il même de l’Enéïde ? La probabilité que le hasard ne fera point sortir ces lettres dans l’ordre qu’elles ont dans l’Enéïde est immense. Mais enfin c’est un nombre fini. Si l’on fait cent mille millions de millions de fois la tentative, le prodige ne serait point que le hasard rencontrât l’Enéïde ; le prodige serait qu’il ne le rencontrât pas.

Si donc il y avait une infinité de roues d’où sortissent perpétuellement des caractères d’imprimerie, ou bien une seule d’où il en fût sorti de toute éternité, il y aurait une probabilité infinie, c’est-à-dire une certitude entière que le hasard en aurait fait sortir l’Enéïde.

A.P. Le Guay de Prémontval – Vus philosophiques – 1757

Si Virgile avait su cela, il ne se serait surement pas donné tout ce mal.