Archives par mot-clé : Chute d’Icare

Icare

Icare,

As-tu dans ta chute eu le temps de tirer une leçon de cette aventure? La leçon qu’ont servi en exemple des générations de parents et de professeurs à leurs rejetons, débordant encore, eux, d’espoirs, d’illusions, croyant toujours, eux , pouvoir couper court aux chemins de la connaissance pour atteindre immédiatement le savoir, la sensation, la jouissance.

As-tu eu du remords à t’être élancé vers le soleil, dans la chaleur, la lumière, pendant que ton père contemplait lui, patiemment, le vol des goélands, ou le dos des mammifères marins? Mon avis est que, non, tu n’as pas eu de regrets. On n’a pas de regrets quand on sait ce qu’on risque et pourquoi ; en échange de cet éblouissement: des brûlures, une chute grisante en elle-même, et enfin la mort.

As-tu eu peur ? Peut-être à la pensée de ces trois étapes: la vision en solitaire d’une lumière pure, dégagée de ces choses qui la reflètent habituellement, et qui sont nos repères, n’était peut-être pas dans le lot l’idée la moins effrayante. La chute, en silence, dans les nuées, telle qu’on en vit en rêve, tu pouvais l’imaginer; elle te donnerait d’ailleurs le temps de savourer l’empreinte laissée par le soleil sur ton esprit. Et la mort, inséparable de ton ambition, est restée inconcevable, jusqu’à la dernière fraction du dernier moment. La peur qui t’a saisi probablement au moins quelques instants, touchait à ton envie elle-même, à l’ambition de celle-ci, démesurée, à en faire frémir l’homme le plus conquérant, le plus sûr de lui.

Car au fond, les autres, ceux qui échafaudent des plans, durant des vies entières, dans le but d’atteindre le plus haut grade, la plus haute sphère, n’aspirent qu’à une bien petite chose; les trompettes de la reconnaissance, de la gloire, ne sonnent pas toujours juste. L’homme nuisible, le bienfaiteur, du moment que les apparences les servent, seront également acclamés; et l’histoire les rendra bientôt indiscernables.

Tandis que ce que tu es allé chercher, que tu as pris la décision en quelques secondes d’échanger contre ta vie, la vision que tu serais seul à décrocher, seul à ramener sur terre, seul à chérir le temps de ta chute, est une image de la vie elle-même; un excès inconsidéré d’énergie qui s’élance vers un but.

Pendant des siècles, on a donc tiré de ton aventure une morale. Comme si à la manière de Narcisse, un défaut peu enviable avait motivé tes actes. Mais si l’histoire marche si bien, on en retrouve d’ailleurs de nombreux exemples parmi les idoles de l’époque, c’est justement que cet acte de déraison, chacun souhaiterait l’accomplir virtuellement, faire le plein de lumière sans en subir la contrepartie sévère qui fût la tienne.

Et finalement, peut-être ton vieux père, pleurant sur son île, a-t-il fini par te donner raison: vaut-il mieux prendre les chemins pénibles ou ennuyeux lorsqu’ils se présentent,  croire à l’accumulation progressive du savoir, s’échiner à l’élaboration de prisons judicieuses au service de despotes ténébreux, à l’assemblage de machines salvatrices mais fragiles? Ou vaut-il mieux enfreindre les lois de la sagesse, fuir, s’élancer là où bon nous semble, surtout au prix d’une vision unique?