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Le Vialatte est-il inné ou acquis? Critique aisée 19

7 minutes 

à Catherine T.

L’autre soir à diner, ma charmante voisine de table me disait qu’elle aimait bien lire de temps en temps les petites histoires que je publie dans le Journal de Coutheillas. Laissant les autres dîneurs discuter de problèmes ardus de mécanique présidentielle, à savoir du scooter de Monsieur Hollande et du dictaphone de Monsieur Buisson, nous avons parlé longtemps de la forme et du contenu du JdC. C’est dire si, pour moi, ce fut une bonne soirée.
Mon enthousiaste convive émit cependant une interrogation sur le sens, et peut-être même un doute sur l’opportunité de l’exergue permanent qui figure sous le titre du Journal: « L’éléphant est irréfutable« .
Dans l’instant et les brumes du Haut-Médoc, je n’ai pas su lui donner de réponse satisfaisante, ou plutôt de réponse qui me satisfasse.
Mais à présent, muni de mon meilleur esprit d’escalier, je vais lui en donner, moi, des explications.

L’éléphant est irréfutable
Ces quelques mots constituent le plus bel aphorisme que je connaisse. Mais ce n’est pas que cela : ils forment à eux quatre toute une philosophie, une ligne de conduite, un sésame, une maxime, une devise qui, si ma famille en avait, devrait figurer sur ses armes.

Développons.
L’éléphant est irréfutable

-« Mais d’abord, grand-père, que veut donc dire « irréfutable »?
-Irréfutable? Mais voyons!…qu’on ne peut réfuter, mettre en doute, contester, critiquer, remettre en question, contredire….
-Mais alors, grand-père, cet adage possède un caractère axiomatique intrinsèque. Il n’est qu’une évidence, un truisme.  Quel fou voudrait mettre en doute, contester ou même contredire un éléphant?
-Tout d’abord, ma petite Henriette, je te prierai, quand tu discutes avec moi, de ne pas utiliser  de mots savants en trop grand nombre. Nous ne sommes pas à France-Culture et quand on sait qu’il y a cinq minutes, tu ne connaissais pas le sens du mot irréfutable, c’est plutôt ridicule. Cela dit, il faut que tu saches qu’il n’y a pas si longtemps, l’irréfutabilité du pachyderme était loin d’être acquise.
Contrairement à la femme, qui remonte à la plus haute antiquité, l’éléphant n’est apparu que beaucoup plus tard. Nos ancêtres les Gaulois ne le connurent que par ouï-dire, et sans y attacher plus d’importance que ça. Alexandre le Grand ne le vit qu’à contrejour par un beau matin de février 325 (avant JC) et les Romains nièrent farouchement son existence jusqu’à ce que les Carthaginois les détrompent (d’éléphant) le 12 novembre 218 (toujours avant JC). Mis à l’honneur dans le grand cirque de Jules César, les éléphants tombèrent en disgrâce dès après les Ides de Mars. Pendant des siècles, on ne parla plus d’eux que très rarement et dans des termes toujours désobligeants, au point que Charlemagne eu cette idée folle, parmi d’autres, de les rayer officiellement du grand catalogue des animaux (De bestiolae magnae) pour l’inscrire à celui des monstres légendaires (De fabulari monstri et aliae stultitiae). C’est à partir de cette époque que l’éléphant entra vraiment dans la clandestinité et finit par disparaître totalement en tant que sujet de conversation. J’en veux pour preuve que ni Clément Marot, ni Ambroise Paré ni même le Vicomte de Bragelonne n’y ont jamais fait la moindre allusion. L’imprudent qui se risquait à évoquer, même indirectement, le gros animal se voyait aussitôt condamné à remonter la Seine de Bougival à Bercy en nageant la brasse à reculons. Tu comprends donc, Henriette, qu’à cette époque, non solum l’éléphant n’était pas irréfutable, sed etiam qu’il était recommandé de le réfuter.
Fort heureusement, avec le développement du chapeau mou et l’invention de la fourchette pour gaucher, l’éléphant a pu regagner au cours des cent dix-sept dernières années tout le terrain qu’il avait perdu et même davantage. Aujourd’hui, il a repris toute sa place. Il est partout, dans les parcs, dans les jardins, dans les journaux, dans les partis politiques, dans le métro, au point qu’il en est parfois gênant, surtout aux heures d’affluence.
Tu vois donc, ma petite Henriette, que l’apophtegme précité n’a pas toujours été aussi évident. Henriette? Henriette?
Tiens ! Elle est partie… »

Trêve de plaisanteries, la seule chose sérieuse dans « l’éléphant est irréfutable », c’est que cette petite phrase est drôle et la seule chose drôle, c’est qu’elle est sérieuse.
Pourquoi est-elle sérieuse? Si vous vous posez encore la question, c’est que vous avez lu trop vite le discours à Henriette ci-dessus. Je résume: l’éléphant est une chose sérieuse (bon, d’accord, l’éléphant n’est pas une chose, mais je ne me sens pas le droit de dire que l’éléphant est un animal sérieux, car, après tout, je n’en connais aucun personellement), il existe, il est partout (voir plus haut).
Pourquoi est-elle drôle? Là, je deviens sérieux: elle est drôle parce que l’affirmation est laconique, péremptoire, conclusive comme si elle provenait d’une longue démonstration, alors que le message porté – l’éléphant existe –  est évident et que personne ne songe à le contester. C’est le comique de l’absurde, du nonsense anglais, la forme d’humour la plus raffinée, loin de l’ironie, de l’esprit de répartie, du calembour et de la contrepèterie. C’est la drôlerie étrange de ces deux hippopotames dont l’un dit à l’autre, qui se prénomme d’ailleurs George, qu’il n’arrive pas à se faire à l’idée qu’on est mercredi (et n’allez pas déduire de ce deuxième exemple que le comique de l’absurde doit nécessairement mettre en scène des animaux africains).

Analyser  les raisons du comique est un exercice dangereux qui a en général pour résultat de tuer le sujet. Aussi je m’arrêterai là. Après tout, tout le monde n’est pas Bergson. Je préfère donc laisser la parole à G.K. Chesterton: « (le nonsense) c‘est de l’humour qui abandonne toute tentative de justification intellectuelle, et ne se moque pas simplement de l’incongruité de quelque hasard ou farce, comme un sous-produit de la vie réelle, mais l’extrait et l’apprécie pour le plaisir. »

Vialatte a beaucoup usé du nonsense (l’usage voudrait que l’on imprime systématiquement les mots « et abusé » après le mot « usé », mais je ne saurais appliquer ce syntagme figé et désobligeant au frère de Jacques Perret et père de Pierre Desproges -dans la famille Spirituel, je voudrais le frère et le père-). Par exemple, il terminait systématiquement ses chroniques par « Et c’est ainsi qu’Allah est grand ! », ceci quel que soit le sujet traité.

Il aimait dire, hors de propos : « Le loup est appelé ainsi à cause de ses grandes dents » (mais y-a-t-il un propos qui permette, à propos, d’affirmer une telle vérité ?)
Dans sa « Chronique du Diable et de la Cérémonie » parue le 23 juin 1959 dans La Montagne (Vialatte a d’abord écrit 898 chroniques hebdomadaires pour ce journal  et puis il est mort.), il a écrit :
(…) Rien de plus cérémonieux que l’homme (sauf le Chinois). C’est même, je crois, le seul animal cérémonieux. Il y a bien le tétras d’Amérique qui organise des danses prénuptiales en défrichant un cercle herbu pour parader devant les dames, et même un oiseau d’Australie qui bâtit une maison complète pour sa fiancée, un kiosque turc, avec des murs et des jardins, au pied d’un arbre, pour lui donner la collation comme M. Jourdain aux marquises, mais le Chinois est encore pire ; pire que le tétras et l’oiseau d’Australie. Il se coupe les pieds pour satisfaire à l’étiquette quand son suzerain lui donne une porte à garder ; il montre ainsi qu’il ne reculera pas ; ce qui fait bien des jaloux ; les jaloux coupent les têtes et les apportent au suzerain pour avoir le droit aussi de se faire couper les pieds. Il ne sert le poisson que la queue tournée vers le convive, le ventre à gauche en hiver, le ventre à droite en été. Et son respect pour les points cardinaux est une véritable obsession ; ce ne sont que portes de l’Est et Dragons du Soleil levant, tortues du Nord, tigres blancs de l’Occident. Il n’est pas jusqu’au oui que le Chinois ne torture et n’éloigne du naturel : il enseigne aux garçons dès leur plus tendre enfance à le dire d’un ton décidé, aux filles à le dire d’un ton humble. Résumons-nous, l’homme est cérémonieux. J’ai entendu (à la Chaise Dieu) une dame dire à son mari : « Tu as parlé au chien impoliment » (il s’agissait d’un affreux basset qui s’appelait Truffe !) Résumons-nous : l’homme est cérémonieux (…)   (Chroniques de La Montagne, Robert Laffont éditeur.)

Si vous n’avez rien compris à ce texte mais que vous avez ri au moins trois fois, c’est que, chez vous, le Vialatte est inné.
Si non, il va vous falloir l’acquérir.

Et c’est ainsi qu’Allah est grand.