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Rendez-vous à cinq heures à la chasse

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De nos jours, avouer avoir été chasseur est très mal vu surtout si on ajoute qu’on a aimé ça. En réalité, ses détracteurs ne savent pas ce qu’est la chasse. Des animaux, je n’en ai pas assassiné beaucoup, sauf deux ou trois pour faire plaisir à mon beau-père. Oublié ce chevreuil suicidaire venu à la rencontre de ma cartouche tirée les yeux fermés, oubliés ces canards sauvages impossibles à voir à la nuit tombante, oubliés ces faisans moins tendres que des poulets, oubliés aussi ces sangliers enfuis avant que j’aie eu le temps d’armer mon fusil. La chasse m’a permis de découvrir la nature et je crois ne jamais l’avoir violée. Elle possède une autre vertu que ses détracteurs ignorent : elle abolit les différences sociales. On chasse, on déjeune et on ne parle que de chasse. Entre ouvriers et professeurs, la complicité s’installe immédiatement.

Lorenzo dell’Acqua

Fallait pas !

Vers le début des années 2000, je me mis à chasser de moins en moins car mon nouveau chien n’y trouvait aucun intérêt. Deux ou trois fois par an, j’étais encore invité par un ami pour chasser dans sa propriété du côté de Compiègne. Ces journées là étaient agréables. Faisans, canards, gibier d’élevage, mais abondant et volant haut, invités bien élevés, parisiens ou campagnards, bonne ambiance, bonne table. À part les pigeons que nous tirions au passage et les lapins de garenne que nous chassions parfois au furet, le seul gibier vraiment sauvage dans cette chasse consistait en une douzaine de chevreuils qui vivaient sur place. Chaque année le nombre de bracelets, c’est à dire de bêtes que nous avions le droit de tuer, était de six à huit.

Comme je l’ai dit ailleurs, j’ai beaucoup aimé la chasse, et je l’aime encore aujourd’hui, mais de façon platonique puisque je ne la pratique plus. Pourtant,  au cours de toutes mes années de chasse, je n’ai jamais aimé tirer les chevreuils et je me suis toujours évertué à me trouver, pour moi et pour les autres, une excuse valable pour m’abstenir de faire feu: je n’étais pas en bonne position, le coup de fusil eut été dangereux, je n’étais pas chargé, ou avec un plomb trop petit, l’animal m’avait paru trop jeune ou je ne l’avais tout simplement pas vu. Quand l’excuse risquait de n’être pas recevable, je me débrouillais pour tirer au dessus ou derrière le chevreuil en fuite. Bref, en plus de quarante ans de chasse, j’ai réussi à n’en pas tuer un seul.

Cela ne m’empêchait pas d’accepter ma part de gibier, y compris la pièce de chevreuil à laquelle ma participation à la journée donnait droit. La refuser, ce dont je n’avais d’ailleurs pas la moindre envie, eut été impoli.

Durant cette période, nous avions pour voisins de campagne Paul et Sylvie, un jeune couple dont chacun avait travaillé pour Walt Disney à faire des dessins anthropomorphiques de petits et de grands animaux doués de parole, d’intelligence et de sentiments. Nous étions devenus amis avec ces jeunes gens, si différents de ce que nous connaissions: un peu artistes, beaucoup bohèmes, pas mal buveurs, passionnément fumeurs, à la folie indépendants. Cette année là, ils étaient dans une passe difficile, licenciés tous les deux. Pour d’obscures raisons, un seul des deux avait alors droit au chômage. Nous les invitions souvent à diner, ou bien nous nous invitions chez eux en nous chargeant d’apporter viandes et boissons. Les dîners étaient toujours intéressants et plutôt joyeux, et nous respections mutuellement nos grandes différences de point de vue.

Un beau jour, comme il était prévu que nous devions diner chez eux le lendemain soir, j’apportai, bien emballé dans un papier kraft, un superbe cuissot de chevreuil qui me venait de ma dernière chasse. Quand j’entrai dans la grande cuisine, la maitresse de maison était occupée dans la pièce voisine à dessiner un petit écureuil à casque et scooter.

-Entre, Philippe, entre. Je termine juste un truc et j’arrive. Sers-toi un verre en attendant. Il y a du vin ouvert sur la table.

-Je t’ai apporté le diner de demain soir.

-C’est gentil. Fallait pas…

Je posai la viande sur la table. Nous continuâmes la conversation sur le même ton d’une pièce à l’autre. Quelques instant plus tard, Sylvie entra dans la cuisine, m’embrassa sur la joue et se servit un verre de vin. Puis elle regarda le paquet sur la table :

-Qu’est-ce que tu nous a apporté encore…Fallait pas…

Lorsqu’elle déchira le papier kraft, qu’elle vit le petit sabot noir et brillant, le pelage brun clair et la plaie encore sanguinolente du découpage de la cuisse, elle poussa un petit cri puis resta un instant stupéfaite. Puis elle me regarda et je compris que j’avais tué et découpé Bambi.

C’est vrai, fallait pas !

chevreuil

 

Pan!

Pan! Un coup de fusil, mortel. Le lièvre qui détalait en zigzaguant à travers le sous-bois est mort. Le chien, qui le talonnait, a pris la même décharge dans la tête au moment où il attrapait le lièvre dans sa gueule. Le chien a roulé au sol, stupéfait. Maintenant, il est couché sur le côté, haletant. Celui qui a tiré s’est figé. Il observe malgré lui tous ces détails: le ventre blanc du lièvre, le buisson qui lui a caché le chien, le sapin sous lequel le chien a roulé, le soleil à travers les arbres, le silence après le coup de feu, et maintenant le chien, le chien magnifique, couleur feu, setter d’Irlande, avec son collier en cuir rouge ouvragé, avec ces drôles de bulles roses qui lui sortent du cou, Continuer la lecture de Pan!

J’aime la chasse

J’ai toujours aimé la chasse. Je ne la pratique plus depuis une vingtaine d’années, mais je continue à l’aimer.
J’aime la chasse.
Ce n’est plus très bien porté, mais je l’affirme quand j’en ai l’occasion. Je ne me sens pas obligé de la défendre. Je l’affirme, c’est tout.
J’aime la chasse.
J’ai commencé très jeune, avec mon père, en Sologne. Il chassait alors à Viglain, près de Sully sur Loire. De Viglain, je n’ai pas beaucoup de souvenirs, si ce n’est celui de mon premier coup de fusil sur une plaque de glace appuyée contre un arbre. C’était un fusil à chiens que mon père m’avait fait épauler et m’aidait à tenir en joue (est-il nécessaire de préciser qu’un fusil à chiens n’est pas une arme faite pour tirer sur les chiens, mais un fusil dont les percuteurs sont extérieurs et se situent au-dessus de chaque canon juxtaposé?). Sous l’effet du recul, ces deux méchants crochets métalliques étaient venus heurter mon nez avec une grande vigueur. Bien entendu, je m’étais mis aussitôt à pleurer et à saigner du nez.

Je me souviens mieux de Coullons, au Sud-Ouest de Gien. Nous avons chassé là des années durant. Jusqu’à 16 ans, je n’étais armé que d’un bâton.
Les dimanches de chasse étaient remplis d’une suite de plaisantes étapes, dont la série commençait en fait le samedi.
La préparation de la voiture formait la première d’entre elles. Elle était d’une lenteur voulue, qui exaspérait mon impatience. Mon père, probablement tout aussi excité que moi mais ne voulant pas me le montrer, souhaitait, pour s’occuper, commencer les préparatifs le plus tôt possible, mais ne pas les terminer avant l’heure raisonnable du départ qui lui permettrait d’arriver à l’Hôtel du Cheval Blanc un peu avant l’heure du diner.
Cette étape se déroulait donc le Samedi à partir de deux heures de l’après-midi dans la cour du bureau, sous la surveillance constante de Vercors, notre bâtard à tendance épagneule.
La malle arrière (on ne disait pas encore coffre) de la Peugeot, successivement 203, 403 puis 404, (série de numéros entrecoupée de Vendôme et de FIAT), restait béante tout le temps de la préparation pour recevoir au cours de l’après-midi un ou deux étuis à fusils, une boîte à cartouche, des bottes, un tabouret de battue, une couverture pour le chien. Dans le même temps, une portière arrière restait également ouverte pour permettre à la banquette de recevoir un carnier, une petite valise, un chapeau, une bouteille de Calvados ou un carton de vin.
Quelquefois, au milieu de l’après-midi, un ami ou un invité chasseur venait nous rejoindre, en avance sur l’horaire lui aussi, tout aussi impatient que nous de partir. Il garait sa voiture dans la cour du bureau et on ménageait de la place pour ses bagages sur la banquette arrière de la Peugeot.
Finalement, nous partions vers cinq heures.

Porte d’Orléans, Fontainebleau, Montargis, Gien…Dans la voiture, mon père fume sans arrêt. Une alternance de Favorites et de Mecarillos. Il conduit vite, avec assurance et agressivité. S’il est seul avec moi, il entrecoupe notre conversation de « mais qu’est-ce qu’il fout, celui-là? » et de « mais il va doubler, oui ou non? ». S’il y a un autre passager, un ami ou client, il ne dit rien mais n’en pense pas moins. Quand je suis seul sur la banquette, j’aime me mettre à genoux et regarder par la vitre arrière les feuilles mortes qui poursuivent quelques instants notre course et finissent par abandonner pour  se reposer sur le sol et attendre la prochaine voiture.
Nous arrivons à Coullons vers sept heures et demie.

L’Hôtel du Cheval Blanc est une construction typique solognote, sans charme. Briques rouges et crépi crème. Le bâtiment fait face à l’église. La voiture passe sous le porche et se gare dans la cour. C’est la fin de la première étape.
En tant qu’habitués de l’établissement, nous passons par l’arrière, à côté de la cuisine, pour accéder directement à la salle de café. Les trois ou quatre agriculteurs à casquette et bleu de travail qui sont attablés nous reconnaissent et nous saluent d’un petit mouvement de la tête. « Bonsoir, Messieurs » dit mon père d’une voix mâle et enjouée, tel le comte de Sully entrant dans l’auberge du village dépendant de son château.
Du groupe de parisiens qui chassera demain, nous sommes les premiers arrivés, mais les autres nous suivront de peu. C’est maintenant l’heure du pastis et, pour moi, du jus d’ananas, puis celle de passer à table. « Ce soir, c’est chou farci! » dit la patronne. Notre table s’exclame et la félicite pour ce choix judicieux. A cet âge, je détestais le chou farci, mais je ne l’aurais avoué pour rien au monde. Les hommes rient et boivent, le repas traîne et je suis fatigué. Mais j’écoute ces conversations d’adultes, fier d’y être admis. Par prudence et timidité, je n’interviens presque jamais.
Vers dix heures du soir, notre chambre se libère. Car  nous devons occuper la chambre du boulanger, qui dort la journée et travaille la nuit. Il faut donc attendre qu’il se lève et que la chambre soit faite. Nous sortons les bagages et le chien de la voiture et nous nous installons dans la chambre. Je me couche et m’endors tandis que mon père redescend boire un dernier verre avec ses amis.

Le lendemain matin, le réveil est à sept heures car nous commencerons à chasser à neuf heures précises. Petit déjeuner à sept heures trente. A huit heures, les voitures quittent la place de l’église. Nous n’avons que huit kilomètres à parcourir, mais, avant neuf heures, il faudra avoir  salué tout le monde, fait des commentaires sur l’état de la route depuis Paris, fini de s’équiper, monté les fusils, choisi les cartouches, caressé les chiens, interrogé la cuisinière sur ses intentions pour le déjeuner (du chou farci), flatté le Président, honoré le respectueux garde-chasse d’une parole amicale, …
A neuf heures moins dix, le Président, Monsieur Armengeat, immense septuagénaire empreint d’ironie et de dignité, dresse le programme de la journée et la liste des gibiers interdits. Il rappelle aussi quelques consignes de sécurité et la signification des différentes sonneries de trompe. Enfin, il demande à un invité de bien vouloir ranger son fusil à répétition pour se faire prêter une arme décente, c’est a dire un fusil à deux coups.
Nous partons enfin dans le soleil, sur le chemin en pente douce bordé de genets qui nous mène à l’endroit où « postés » et « marchants » vont se séparer. A partir de là, le silence devra régner dans les rangs.

Pour cette première battue, je marche. On m’a placé entre le garde-chasse et le plus âgé des rabatteurs. Nous sommes disposés en ligne à la lisière d’un bois. Attente, puis long coup de trompe. « En avant ! » crie le garde. Pour moi, c’est l’aventure, presque la charge qui commence. Je suis poussé vers l’avant par l’enthousiasme. J’ai l’impression de sortir d’une tranchée. Je franchis le petit fossé et je commence à taper sur les buissons et les baliveaux sonores en faisant « Brou, brou, allez, allez » comme j’ai vu faire les autres. Le garde maintien la tension en criant: « En ligne, en ligne! »
Le premier bruit froufroutant devant moi signifie l’envol d’un gros oiseau. Le garde donne deux petits coups de trompette et crie : « Faisan à la ligne! ». La marche en avant continue et devient encore plus excitante. Deux coups de feu saluent le passage du faisan annoncé au-dessus de la ligne. Impossible d’ici de savoir si le chasseur a été adroit. Encore quelques dizaines de mètres et les choses s’accélèrent. Les froufrous se multiplient, accompagnés des gloussements de terreur des oiseaux qui s’envolent maintenant vers toutes les directions. Coups de trompettes rapides : « Tututututututut », « Faisan à droite! Poule à la ligne! Perdreau, perdreau! Coq en retour!  » Les coups de fusils se succèdent. On entend des « A vous, à vous! » et des « Apporte, apporte! ». Les marcheurs avancent toujours en se rapprochant de la ligne des fusils postés. Nouveau coup de trompette prolongé: « En l’air et en arrière! Tirez en l’air et en arrière! » Quelques coups de feu plus tard, j’aperçois devant moi à  travers les feuilles une silhouette sombre qui me fait face, fusil au creux du bras, canons vers le sol: j’ai atteint la limite du bois et la ligne des chasseurs qui nous attendent. Derniers coups de trompettes répétés: c’est la fin de la première battue. La tension retombe, le calme revient, la guerre est finie.

Les chasseurs allument des cigarettes et se rapprochent pour discuter et se complimenter. Quelques-uns d’entre eux cherchent au sol leur gibier tombé avec l’aide des chiens et des rabatteurs. Je rejoins mon père, qui faisait partie des postés. Il fume la pipe et tousse en riant avec son ami Eugène. Il a tué un perdreau et une poule faisane. Ça va.
On se rassemble sur le chemin pour faire le tableau: le garde aligne sur le sol les animaux tués par espèce et par genre. Cinq coqs, six poules, un perdreau rouge, huit lapins.
Le tableau est déclaré satisfaisant pour une première battue, pour la saison et compte tenu du temps qu’il fait.

Cette journée de septembre passera comme ça, avec d’autres battues, sous un soleil encore tiède, annonçant pour les années à venir des dizaines d’autres journées semblables, dans la chaleur, dans le brouillard, dans le froid ou sous la pluie.
Une autre fois, je raconterai la suite de ces journées, le casse-croûte de onze heures qui nous arrivait dans une brouette, les épuisantes battues de plaine, le retour vers le « pavillon » en milieu d’après-midi, l’énorme déjeuner dans la salle sombre, pleine de plaisanteries et de fumée, le partage du gibier, les adieux et enfin le retour dans la nuit, la porte de Châtillon derrière laquelle surgissait la perspective de la rentrée du lundi matin et l’angoisse des devoirs non terminés.
De ces journées, je garderai un souvenir de plénitude, de confiance et de reconnaissance envers  ces hommes mûrs  qui me laissaient faire partie de leur groupe et partager, pour la plupart avec une grande bienveillance, leur plaisir du dimanche.
Elles me laisseront aussi pour toujours le tendre souvenir d’un père aimant, joyeux et entouré d’amis.

le piat

 

La Princesse, l’Ours et le Chasseur – Critique aisée 13

Fenêtre sur Cour. Alfred Hitchcock

Tout le monde, du moins je l’espère, tout le monde a déjà vu « Fenêtre sur cour ».
Ces derniers temps, la télévision spécialisée l’a repassé régulièrement en version « longue ». (Cette appellation est ridicule car il ne peut pas y avoir de version « longue » de ce film, il ne peut y avoir que des versions trop courtes.)
Bien que ce film soit, avec La Prisonnière du Désert et La Règle du Jeu, celui que j’ai vu le plus grand nombre de fois, je l’ai regardé à nouveau, deux fois. J’ai beau connaître chaque plan, chaque réplique, chaque ensemble porté par Lisa Carol Fremont, j’ai beau connaître la vie de chaque personnage de cette cour miraculeuse, le pianiste, la danseuse, les jeunes mariés, la femme esseulée, le couple au chien, je suis pris à chaque fois. Avec L.B. Jefferies, j’attends, je suis Jeff. Dans mon demi-sommeil de convalescent, dans la chaleur de l’été new yorkais, j’attends la visite de Lisa. Et quand elle apparait, quand elle sort de l’ombre et du flou de mon demi-rêve, quand son visage se précise en se rapprochant du mien, alors elle est si belle, si douce et si aimante que j’en ai presque les larmes aux yeux.
Et puis, le cinéma reprend ses droits, la caméra devient objective, le gros plan change et on voit de profil les visages de Grace Kelly et de James Stewart se rapprocher pour un tendre baiser. À ce moment, les cinéphiles ne pourront pas ne pas remarquer le très léger ralenti, le très léger saccadé du mouvement qui les rapproche. Je n’ai jamais pu analyser ni vraiment comprendre les raisons de ce choix de réalisateur, ni lire quoi que ce soit qui puisse me l’expliquer, mais cet effet si spécial et si discret, presque subliminal, donne à cette scène de baiser, en principe ultra-classique, une très grande originalité et un aspect féérique. Le beau chevalier endormi est réveillé de son sommeil de cent ans par le baiser de la princesse charmante.
Il n’est vraiment pas souhaitable que je raconte la suite du film. Je ne ferais que l’abimer.
Voyez le, regardez-le, décortiquez le. Appréciez les aphorismes gouailleurs de l’infirmière, les toilettes et les accessoires du top model, les fétiches du grand-reporter, les humeurs du pianiste, celles de la danseuse et tous les détails minuscules qui font vivre les micro-personnages dans le petit tableau de leurs fenêtres accrochées au mur de la cour.
Fenêtre sur Cour est une pièce de théâtre, une comédie de mœurs, une présentation de mode, un film à suspense, un film parfait, qui se boucle sur lui-même avec sa dernière image qui vous invite à reprendre l’histoire à son début.

Marchais est un village de l’Aisne, à quelques kilomètres à l’Est de Laon. En 1975, une aile du château de Marchais a brûlé, laissant cependant la vie sauve à sa propriétaire, Charlotte Grimaldi de Monaco, mère du Prince Rainier III.
Un an plus tard, les assureurs, courtiers et experts qui avaient participé au règlement du dossier d’indemnisation furent invités par le Prince pour une chasse sur le domaine de Marchais. Je fis partie de la bande.
Le grand jour approchait. Nous avions fourbi nos armes, nos voitures et nos habits de chasse. On nous avait instruits de la façon de s’adresser au Prince : Monseigneur, etc…Nous étions une dizaine. Lorsque nous nous retrouvâmes le fameux matin dans la cour du château pour un dernier briefing, le chef du protocole nous apprit que la Princesse Grace avait tenu à participer à cette journée de chasse, accompagnée de sa fille Stéphanie. Elle nous retrouverait à la dernière battue du matin pour déjeuner avec nous. Il nous fut précisé que la formule d’appel pour lui adresser la parole était simplement « Madame ».
Je n’osais pas croire à cette chance extraordinaire qui allait m’être donnée de rencontrer non pas une princesse régnante, mais la jeune mariée du Train Sifflera Trois Fois, la riche héritière de High Society et l’amoureuse de Fenêtre sur Cour, lui parler cinéma, la faire rire peut-être…
Le Prince arriva enfin, accompagné d’une petite fille brune et vive et d’un grand bonhomme. C’était Stéphanie et son garde du corps. Il était dix heures du matin. Les présentations furent faites rapidement et la chasse pût commencer.
Rainier me faisait penser à un gros ours, doux et taciturne. Plusieurs fois au cours de la chasse, je me trouvais placé à côté de lui, et je pu constater que c’était un excellent tireur. Ayant réussi en sa présence un magnifique « coup du roi », j’eu même droit à ses félicitations. Poursuivant la conversation qu’il avait lui-même engagée, banalement je lui demandai :
-« Monseigneur, est-ce que vous venez souvent chasser ici?
-Non, deux ou trois fois seulement dans l’année. »
Après un petit temps de silence il poursuivit:
-« Ici, c’est chez ma mère, vous savez, alors on ne peut pas faire ce qu’on veut…  »
Nouveau silence:
-« J’ai une autre chasse en Sologne, avec un ami. Là, on peut s’amuser… »
Je n’étais pas certain de comprendre ce qu’il entendait vraiment par « s’amuser », et ne le sus jamais, car la battue reprit.
Vers midi et demi, Grace Kelly (je n’arrive pas à penser à elle comme Madame Grimaldi) nous rejoint à la fin de la quatrième battue dans une Range Rover aux armes de la principauté. Les présentations sont faites dans une allée en sous-bois devant les faisans alignés sur le sol.
Elle a quarante-six ans. Dans sa très simple tenue de chasse, elle est simplement magnifique. Elle dit quelques mots, je ne sais plus lesquels. Nous rentrons, ébahis, à pied vers le château qu’elle rejoint en voiture. De là, nous repartons en caravane derrière la Range-Rover. Nous traversons le village de Marchais dont les habitants se découvrent et saluent au passage du convoi. Nous arrivons bientôt dans une auberge de campagne réservée pour cette occasion. Le chef du protocole prend discrètement les choses en main et nous assigne nos places à table. En tant que plus jeune et moins important des invités, je suis placé loin de la Princesse, et, de surcroît, du même côté de la table qu’elle, ce qui fait que, pour la voir, je devrai me pencher impoliment devant mon voisin de gauche. Par contre, j’ai une un très bonne vue sur Rainier, qui ne dira pas grand-chose de tout le déjeuner, et sur Stéphanie, qui ne cessera de discuter à mi-voix et de rire avec son garde du corps.
La préséance a placé de part et d’autre de la princesse l’assureur, l’homme le plus timide de notre groupe, et le courtier, que je connais pour avoir chassé plusieurs fois avec lui. Depuis longtemps, je l’ai surnommé Tartarin de Tarascon, car il ne parle que de chasse et de pêche, avec une forte tendance à insister sur la taille de ses prises et la férocité de ses gibiers. J’imagine les murs de son salon couverts de massacres, de photographies d’Afrique et de râteliers à fusils, et son parquet garni de peaux de bêtes à gueules ouvertes. Il fait partie de ces gens qui sont persuadés que leur secrétaire, leur chauffeur, leur moniteur de ski, leur guide de chasse, le barman du Ritz, et même leur chien, les aiment, et vont le répétant à toute occasion. D’où je suis, en me penchant de temps en temps, j’arrive à voir que Tartarin a entrepris Grace. Il parle, il parle, cet abruti, peut-être de ses exploits et la princesse acquiesce en souriant doucement. Je suis furieux et mortifié. Je hais Tartarin qui, tout en frétillant de la moustache, se rend ridicule et nous rend ridicules aux yeux de cette femme sublime qui ne peut que s’ennuyer auprès de ce goujat.
Le repas se termine, la princesse se lève avant qu’on ne serve le café. Nous nous levons aussi. Elle se déclare désolée de devoir nous quitter déjà. Elle est heureuse d’avoir passé ce déjeuner si agréable en notre compagnie. Sans doute pour couper à de fastidieux au-revoir individuels, elle quitte la salle immédiatement, suivie par sa fille, le garde du corps et le prince Rainier qui la raccompagne à sa voiture.
Le silence règne maintenant dans la salle à manger de l’auberge, puis, les conversations reprennent petit à petit, et j’entends Tartarin qui s’adresse à l’assureur timide :
– » Elle m’adore !  »
A la prochaine battue, je le tuerai.

871-CINEMATOQUIZ 2