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Suite africaine n°4 – Cent mille chambres à Bobo

Ma chambre au RAN de Bobo-Dioulasso est très différente de celle de Ouagadougou. Elle est petite. Equipée de peu de meubles, tous en métal imitant le bois, il n’y a bien sûr ni télévision ni air conditionné. L’unique fenêtre donne à  l’arrière de l’hôtel sur une petite cour. De mon premier étage, je peux y admirer un taxi-brousse Estafette garé parmi les mobylettes, les casiers à bouteilles et les poulets. Une petite ampoule sous son abat-jour de tôle blanche éclaire pauvrement l’ensemble. Tout ça n’est pas très gai. Il n’y a même plus d’éphémères. Si ce n’était pour l’absence de barreaux à la fenêtre et de serrure à la porte, je pourrais me croire en prison.
La salle à manger de l’hôtel est un peu plus avenante et le menu du soir est à base de civet de lièvre, qui s’avérera être plutôt du lapin. Le menu d’hier soir, encore affiché, proposait un véritable cassoulet toulousain.
C’est étonnant comme ces restaurants pour blancs vous proposent toujours des plats de ce genre, plats d’hiver le plus souvent, plats en sauce, solides plats régionaux, à déguster dans la chaleur humide de la nuit. Nostalgie? Hygiène?

Le repas se termine et je monte dans ma chambre. Une radio se fait entendre confusément à travers la cloison. Je distingue un dialogue en anglais puis de la musique. Avant de descendre diner, j’avais fermé ma fenêtre par crainte des insectes et la chaleur de la pièce est maintenant intenable. J’éteins la lumière  et je vais à la fenêtre pour l’ouvrir.
Le dialogue en anglais devient beaucoup plus clair, entrecoupé de cris d’animaux et de courts moments de musique haletante. Ce que je croyais être l’un des murs de la cour est en fait une grande toile blanche tendue entre des crochets et les images d’un film en noir et blanc y apparaissent en transparence.
Je comprends que l’hôtel est voisin d’un cinéma de plein air dont les spectateurs me font face en regardant une aventure de Tarzan. Bien que le film soit en version anglaise, sans sous-titres, on peut dire que les spectateurs, que je ne vois pas, participent au film plutôt qu’ils ne le regardent. Les cris de surprise, les encouragements et les applaudissements des spectateurs se chevauchent continuellement, ce qui prouve la densité du scénario et la qualité de la mise en scène.
Assis sur le dossier de ma chaise, j’assiste à toute la fin du film en fumant des cigarettes.
Plus tard, je pourrai dire qu’une nuit, en Afrique, j’ai pu apercevoir Tarzan depuis la fenêtre de ma chambre d’hôtel.

Le lendemain matin, mon vrai  travail commence avec un rendez-vous à la Direction de l’Agriculture de la Haute Volta de l’Ouest. Je dois mener une étude de faisabilité économique de l’amélioration de la route Ouagadougou-Bobo-Dioulasso. En d’autres termes, je dois montrer à la Banque Mondiale, qui souhaite prêter de l’argent au pays, que la transformation de la piste en route bitumée entraînerait une diminution des couts de transport et induirait une forte augmentation des échanges commerciaux entre cette région, le reste du pays et la riche Côte d’Ivoire voisine. Cette démonstration passe par une évaluation des flux de marchandises actuels et futurs. Sans jeu de mots facile, ça va être coton ! Je dis « jeu de mots », car l’homme avec qui j’ai rendez-vous ce matin supervise justement les exploitations de coton de la région, et il me dira très vite que « ceux qui font du coton ici sont des cons ». C’est un de ces nouveaux fonctionnaires, jeune et bien habillé d’une saharienne marron claire impeccable, à la fois enthousiasmé par le rôle qu’il a  à jouer et désabusé par les lourdeurs administratives et sociales du pays. Nous visitons une plantation puis nous rejoignons son bureau pour discuter devant un Coca Cola glacé. La conversation est agréable, mais les résultats en termes de volumes de transport et donc de nombres de camions sont plutôt faibles.
Les résultats seront, dans ce domaine,  plus encourageants avec la Brasserie Bravolta qui fabrique la bière et la limonade de Bobo et qui distribue Coca Cola et autres bienfaits liquides de la civilisation. Mais je verrai ça demain.
Le directeur de l’hôtel, au courant de ma mission, m’a signalé l’ouverture toute récente d’une usine qu’il qualifie « d’entièrement noire », voulant dire par là que les capitaux, la direction et la totalité du personnel sont effectivement « entièrement noirs ». Il s’agit de la Société Africaine de Pneumatiques, la SAP.

L’avantage de l’Afrique, c’est que le temps est si large qu’on peut toujours s’insérer dans celui de quelqu’un d’autre sans que cela le dérange vraiment. Cette disponibilité a pour contrepartie que l’on doit toujours s’attendre… à attendre, justement.
Fort de ma connaissance toute récente des habitudes de la région, je me rends à la SAP en fin de matinée sans avoir demandé de rendez-vous.
Le bâtiment est neuf. Il est formé d’un cube de tôle laquée gris, qui doit abriter l’atelier, dans lequel l’architecte a encastré un cube plus petit, blanc et percé de larges baies vitrées derrière lesquelles se trouvent les bureaux.
Je gare mon pick-up à côté d’une 404 noire et brillante de chromes rajoutés et de propreté. C’est la seule voiture présente dans ce parking qui ne rassemble rien d’autre que quelques mobylettes. J’en conclus que le directeur est là.

Le bureau d’accueil est entièrement blanc: carrelage au sol du style station de métro, peinture laquée blanche aux murs, dalles isophoniques blanches au plafond. Ses dimensions sont respectables, mais il n’est meublé que d’un bureau métallique gris à l’opposé de la porte d’entrée et de deux petits fauteuils bas à l’autre extrémité. La température polaire qui y règne renforce encore l’impression de laboratoire en attente de matériel.
Je traverse cette salle des pas perdus pour m’approcher de la secrétaire qui tape à la machine derrière le bureau. Elle est splendide. Africaine, bien entendu, elle est vêtue d’un boubou qui explose de couleurs dans les jaunes et marrons, et d’un foulard rouge brique noué de façon compliquée sur sa tête.
Je demande à voir le directeur et lui explique brièvement mes raisons. Négligeant le gros téléphone noir qui se trouve à côté de sa machine à écrire, d’un mouvement lent et majestueux, elle rejoint et franchit la porte dont tout indique que c’est celle de son patron. A bout d’une ou deux minutes, elle réapparaît et, du même mouvement lent et majestueux, elle retourne se réinstaller derrière son bureau où elle reprend sa frappe.

Depuis que je suis rentré dans le bureau d’accueil, elle n’a pas prononcé un mot.
En France, une telle attitude aurait été le signe d’une très mauvaise éducation ou d’un très grand mépris. Je ne l’ai rencontrée plus tard que lors de mes rares contacts avec la « Grande Distribution ».
Mais ici, à Bobo-Dioulasso, c’était plus vraisemblablement de la part de cette magnifique jeune femme la volonté de cacher sa trop faible expérience dans l’art de recevoir les visiteurs européens sans perdre la face.
D’ailleurs, un peu plus tard, après avoir rejoint la région des fauteuils pour visiteurs et laissé passer un petit temps d’acclimatation en écoutant le ronflement de l’air conditionné, je lui adresse la parole à travers la pièce:

-« Ça fait longtemps que vous travaillez ici ?
-Oh, oui alors !
-Ah bon. Je croyais que l’usine avait ouvert il y a trois mois !
-Eh oui! Ça fait long pour ceux qui travaillent ! »

Notre conversation s’arrête quand le directeur ouvre sa porte et traverse la salle pour me serrer la main. Nous repartons pour nous installer dans son bureau, plus petit que l’accueil mais où il fait aussi froid. Délaissant le lourd bureau en bois de fabrication locale, nous nous installons autour d’une table basse déjà garnie de deux Coca Cola glacés. Je suis gelé depuis déjà longtemps, mais je boirai le mien par politesse, comme si c’était une spécialité locale qu’il serait rustre de refuser.
Le costume traditionnel du responsable voltaïque ne connait que deux variantes. Mon spécialiste cotonnier de ce matin portait la version brousse. Mon directeur d’usine a choisi la version ville: chemise blanche à manches courtes et col ouvert, tombant par dessus un pantalon noir. Les chaussures sont noires et les chaussettes aussi. (Hé non, pas blanches. Vous vous croyez où?)
L’homme est aimable, mais mal à l’aise, donc empressé. Après avoir expliqué l’objet de mon étude, je lui fais comprendre que ce qui m’intéresse, c’est de connaitre les plans de production de la SAP en volume et en poids pour les dix années à venir. Intérieurement, je doute qu’il puisse me répondre, mais il m’affirme qu’il a, là, sur son bureau, toutes les prévisions que je peux souhaiter « en nombre de chambres à air pour véhicules à deux roues », car la production de pneus proprement dits n’est pas encore prévue. Il va chercher sur son bureau un petit document dactylographié sur lequel j’aperçois des tableaux de chiffres. Je suis ravi. J’apprends que la production pour cette année sera de 4.000 unités (nous sommes en phase de démarrage de l’outil de production, me dit-il), pour passer à 20.000 l’année prochaine, à 50.000 dans 5 ans et 100.000 dans dix ans. Tout en le félicitant pour cette belle progression, je me rappelle que je dois convertir ces chambres à air en nombre de camions par jour, à défaut par mois. Aussi, je lui demande de m’indiquer le poids approximatif d’une chambre.

-« Avec ou sans la valve ? »

Je lui explique que, pour moi, le poids de la valve ne changera pas grand-chose au résultat.  Il saisit donc le gros téléphone  qui se trouve sur la table basse entre nous, et appuie sur la touche marquée ‘atelier’:

-« Dis donc, André, c’est quoi le poids d’une chambre ? »

Et j’entends André à travers le combiné:

-« Avec ou sans la valve ?
-Mais, on s’en fout, André !
-Cent cinquante-sept grammes. »

Je note aussitôt les cent cinquante-sept grammes en dessous des productions annuelles que j’avais notées tout à l’heure. Je continue la conversation avec le directeur, maintenant rassuré et à l’aise,  tout en essayant de multiplier mentalement des grammes ramenés en kilos par des nombres annuels de chambres à air, divisés par des nombres de jours travaillés dans l’année, puis par la charge utile du camion voltaïque moyen pour tenter d’arriver à un nombre de camions par jour. Je trébuche sur les unités, arrive à des résultats incroyables et, pour ne pas perdre la face devant mon interlocuteur, je renonce.
Nous nous quittons très satisfaits l’un de l’autre.

De retour au RAN pour déjeuner, je reprends mes notes et ma Hewlett-Packard-à-notation-polonaise-inverse, et je refais tranquillement le calcul.
Voyons, dans dix ans, cent mille chambres de cent cinquante-sept grammes chacune, à raison de deux cents jours de travail par an représenteront une production journalière de soixante-dix huit kilos virgule cinq, soit….. un tout petit bout de camion par jour.

Je me dis que je n’arriverai jamais à justifier auprès de la Banque Mondiale l’amélioration de quatre cents kilomètres de piste avec ça.
J’aurais dû noter le poids de la valve.

 

Suite africaine n°3 – Singing in the rain

Singing in the rain

J’ai quitté Sabou, ses enfants et ses crocodiles et j’ai repris ma route vers Bobo-Dioulasso.
C’est la première fois que je conduis en brousse. On m’avait mis en garde, mais la surprise est quand même là. Les parties défoncées de la piste alternent avec la tôle ondulée sur laquelle tous ceux qui ont lu le Salaire de la Peur savent qu’il faut rouler vite sous peine de casser la suspension ou de se décrocher la mâchoire.
La moitié des véhicules que l’on croise sont des taxis-brousse, Renault Estafettes chargées jusqu’à la calandre de voyageurs, de bagages et de bicyclettes, et portant, peinte au-dessus du pare-brise, une devise supposée rassurer le client ou flatter son fatalisme : « C’est Dieu qui conduit ! » ou bien « S’en fout la mort ! ». Les autres véhicules sont pour la plupart des camions. Ils font la route Abidjan-Ouagadougou-Niamey. Ils ont à peu près le même comportement que les taxis-brousse, mais ils ne l’annoncent pas : ils ne portent pas de devise trompe-la-mort. Ils la sèment sans le dire. Tout ce qui roule sur cette piste tangue sur les parties défoncées et vole sur la tôle ondulée
Presque tous les camions sont bancals et surchargés de marchandises et de voyageurs. Ils penchent dangereusement dans les dévers de la piste. Sur l’une des rares sections en remblai, un camion est sorti de la route. Il a dévalé le talus et a versé doucement sur le côté. Cela a dû se passer il y a plusieurs heures, peut-être même hier. La plupart des passagers sont restés sur place, dans l’espoir d’un prochain dépannage et d’une reprise de leur parcours vers le Niger. Ils ont payé leur voyage au chauffeur et ils ne le lâcheront pas de sitôt. Des toiles ont été tendues et des feux allumés. Un village est peut-être en train de naître..
La route est longue, mais on ne s’ennuie pas. La chaleur monte. Loin vers le nord, des nuages noirs annoncent un orage dont j’espère qu’il abaissera la température. Je n’ai pas vu un village ni croisé une voiture ou un camion depuis des kilomètres. La piste est droite et en bon état. Ça permet de rouler vite, ce qui me détend et rafraîchit un peu la cabine.
Un homme, debout à côté de son vélo sur le bord de la piste, me fait des grands signes. Après un instant d’hésitation, je m’arrête à sa hauteur :
— Bonjour, patron. Je vais par là. Je suis très fatigué. Tu peux me prendre ?
Comme je suis d´accord, il pose son vélo contre le pick-up, grimpe sur le plateau et y tire la bicyclette. Il n’a pas fait mine de vouloir monter dans la cabine. Ça doit être l’usage. La voiture repart.
L’orage approche et je commence à voir de temps en temps de magnifiques éclairs s’étirer entre les nuages. Des bourrasques de vent soulèvent de la poussière, des feuilles et des buissons. Et d’un seul coup, l’averse frappe le pare-brise, énorme.
Je deviens aussitôt très occupé à chercher la commande des essuie-glaces, allumer les phares, fermer les vitres et ralentir très progressivement en essayant de rester sur la piste. Au bout de quelques dizaines de mètres, j’ai trouvé mes repères et je reprends une allure modérée mais régulière. Par-dessus le vacarme que fait la pluie sur le toit de la cabine, je commence à percevoir un bruit anormal, un bruit qui n’est pas mécanique, un bruit qui ressemble à celui que ferait le vent dans un toit ouvrant à demi refermé. Mais mon pick-up n’a pas de toit ouvrant.
Je réalise d’un coup que j’ai un passager sur le plateau et que ce doit être lui qui proteste contre ses conditions de transport. J’arrête la voiture dès que je peux et je sors sous la pluie pour lui proposer de passer à l’abri dans la cabine. Il est debout sur le plateau face à la route, agrippé au cadre métallique qui surplombe la cabine, trempé, hilare. Il me dit qu’il veut rester là.
— Alors, pourquoi tu cries ?
— Je crie pas. Il pleut. Alors, je chante !
Je reprends la route sous la pluie qui est devenue moins violente et il reprend sa chanson au-dessus de moi. La pluie cesse et la chanson aussi. Contrairement à ce que je pensais, l’averse n’a fait qu’augmenter l’impression de chaleur. A l’entrée d’un petit village de cases poussiéreuses, il tape sur le toit de la cabine pour que je m’arrête. Il saute du plateau, attrape son vélo et me sourit largement : « Merci patron! Tu veux venir à la case pour manger quelque chose? ». Je refuse le plus gentiment possible et repars vers Bobo.
Au moment où j’arrive dans la ville, la nuit vient de tomber. Suspendues au-dessus de la piste maintenant goudronnée, des lampes éclairent le sol de leur lumière jaune sodium. Des dizaines d’enfants courent en tous sens sur la route en criant et en brandissant des bassines sous les lampadaires. Je m’arrête pour regarder ce qui se passe: des millions d’insectes volants virevoltent autour des lampes, beaucoup d’entre eux s’y brûlent et tombent, grillés, dans les bassines des enfants, qui les mangent sur place ou les rapportent chez eux. J’apprendrai tout à l’heure qu’il s’agissait d’une émergence d’éphémères, insecte qui ne vit que quelques heures sous sa forme volante et qui, grillé, constitue un met raffiné.
Je trouve facilement mon hôtel. Il porte le même nom que mon hôtel de Ouagadougou, le RAN, mais, lui, il n’a pas de ménagerie. Juste des éphémères, par millions.

Suite africaine n°2 – Les enfants de Sabou

A dix kilomètres de Ouagadougou, le bitume de la route laisse la place à la latérite. Le pick-up Peugeot 404 devient bruyant en bondissant sur la tôle ondulée de la piste. Il est encore tôt et la température est presque fraîche. J’ai quitté l’hôtel RAN de bonne heure car je veux m’arrêter à Sabou avant de poursuivre vers Bobo Dioulasso, à près de quatre cents kilomètres d’ici.
Quand apparaissent les premières cases du village, je tourne à droite et déjà des enfants se mettent à suivre la voiture en courant. Arrivés à ce que tout le monde ici appelle une mare, mais qui pour moi ressemble davantage à un petit lac, ils sont cinq ou six à brandir de chétifs petits poulets attachés par les pattes à de longues ficelles :  » Patron, tu veux voir les crocodiles, moi, moi, c’est cent francs ! « 

Oui, je veux voir les crocodiles parce que nous sommes à la mare aux crocodiles sacrés et que je suis venu pour ça.
Les crocodiles de la mare de Sabou sont sacrés, et donc interdits de chasse, car on dit dans la région que, lorsque l’un de ses crocodiles meurt, un enfant de Sabou meurt aussi.
Je choisis l’un des gamins et le paie après avoir fait semblant de marchander, juste pour le plaisir, le sien. Nous nous approchons de la mare, déserte. A une centaine de mètres au large, ce qui peut être une branche ou un rocher dépasse de la surface de l’eau brune et lisse comme de l’huile. L’enfant fait tourner le poulet au-dessus de sa tête au bout de la ficelle et le lance vers le milieu du lac aussi loin qu’il le peut. Tout le monde se met à crier pour se moquer du faible lancer, pour encourager le poulet qui se débat dans l’eau, pour appeler le crocodile. Cela semble marcher, car on voit tout d’un coup la branche disparaître. Le silence se fait, sans doute par respect pour ce qui approche. L’enfant a ramené lentement le poulet sur la terre ferme. Il le relance, moins loin, à quelques mètres du bord et la bête apparait, tout près du poulet qui continue à se débattre.

L’enfant tire doucement sur la ficelle. Le poulet avance, le crocodile suit. D’une brusque détente, le crocodile tente d’attraper le poulet. Mais l’enfant avait prévu le bond et tire brutalement l’appât vers la berge pour faire durer le spectacle. Il est maintenant temps d’en récompenser la vedette : l’enfant ne bouge plus, le poulet est condamné. Il disparait dans la gueule pleine de dents. Le crocodile envoie le poulet en l’air et le rattrape pour profiter d’une meilleure prise. C’est fini, on ne verra plus le poulet.
Le crocodile monte maintenant sur la berge en se dandinant, tout doucement, et les enfants reculent, tout doucement, moi aussi, tout doucement. La bête me parait énorme, peut-être quatre mètres. Mais l’un des gamins ne bouge pas. Chose incroyable, il s’approche du crocodile, il monte sur son dos, il prend la pose, confiant. A la fois excité et terrifié, je prends la photo tandis que je lui crie de  » descendre tout de suite ! « . Le billet que je lui tends le décide et il vient vers moi sans se retourner, méprisant l’animal comme on voit faire avec ses lions le dompteur du cirque Bouglione.
J’ai perdu cette belle photo, dont je me souviens qu’elle était en noir et blanc et qu’elle montrait le crocodile de profil, dans une pose presque parfaite, la queue recourbée vers l’avant touchant presque la tête du petit noir de Sabou debout sur son dos. J’espère, non, je suis persuadé que, tous les deux, ils ont fait une longue carrière de modèles.

Suite africaine n°1 – La nuit africaine

En ce temps-là, le Burkina Faso s’appelait  Haute-Volta.
Par bonheur, lorsqu’ils ont décidé de changer le nom de ce pauvre pays africain, les hommes politiques alors en place ont conservé les noms magnifiques de leurs deux plus grandes villes, Ouagadougou et Bobo-Dioulasso.
L’hôtel RAN, du nom de la Régie des Chemins de Fer Abidjan-Niger, n’était pas le meilleur hôtel de Ouagadougou, mais il avait le charme de ces hôtels coloniaux de deuxième ou troisième catégorie. N’allez pas imaginer des terrasses en bois tropical offrant la vue sur la boucle d’un fleuve où bailleraient des hippopotames ou sur une large vallée brumeuse et verdoyante; n’allez pas imaginer des salons bien ventilés, remplis de fraicheur et de gros meubles en bois sombre ni des bars en acajou surmontés d’alignements de bouteilles multicolores; ni même des boys nombreux, silencieux et nonchalants, chargés de plateaux portant des verres de formes diverses et remplis de liquides aux tons pastel mélangés et imprécis.
L’hôtel Indépendance lui-même, le meilleur et le seul autre hôtel de la ville, n’était qu’un gros cube rosâtre de six étages dans un jardin sans charme, mais apprécié des expatriés pour son restaurant de plein air bien ombragé et sa belle piscine.

Non, le RAN ne sortait pas de Out of Africa. Il était situé en pleine ville, sur la Route Nationale 4 qui mène à Bobo-Dioulasso et qui, à cette époque, était bordée de grands flamboyants. Ces arbres avaient été plantés par les colons cinquante ans auparavant. Dans quelques années, ils seraient abattus par les révolutionnaires en tant que symboles de la colonisation.
On entrait dans le parc de l’hôtel en passant sous un arc de ciment armé portant fièrement peintes en bleu ciel les trois lettres de la compagnie de chemin de fer. Au bout d’une  allée en terre battue, on arrivait au bâtiment principal, rectangulaire, de couleur grise, avec un seul étage entouré d’un large balcon.
Au rez de chaussée, qui ne comportait aucune porte, on trouvait tout d’abord la réception, avec son carrelage bleu ciel et blanc, son ventilateur de plafond et son bureau derrière lequel était accroché le tableau des clés, puis le bar, meublé de ces inconfortables sièges en fil de fer des années cinquante, enfin la salle de restaurant, sonore et sinistre, le tout d’une propreté luisante du dernier lavage à grande eau. A l’étage, les chambres les plus anciennes, toutes communicantes par le biais du balcon.

Arrivé très tôt le matin par l’avion d’UTA, on m’avait logé dans la partie « motel » du RAN, plus moderne et constituée de bungalows dispersés dans le jardin, fièrement appelé « parc zoologique » parce qu’il comportait quelques cages contiguës aux bâtiments  et renfermant des animaux de la région. Chaque bungalow abritait deux chambres dont les fenêtres, constituées de lamelles de verre cathédrale orientables, donnaient directement sur les cages. En emménageant en milieu de matinée, j’avais pu voir que « ma » cage abritait deux exemplaires d’un échassier à long et large bec, probablement des  marabouts.

Je dînais à l’Indépendance avec les deux autres membres de la mission. La chaleur humide de la nuit était rendue supportable par la très bonne bière de « Bobo », comme on dit quand on a passé plus d’une demie journée en Haute Volta.
Toute la journée, au contact de l’administration voltaïque et de quelques commerçants et serveurs, j’avais été frappé par  la douceur et la gentillesse des habitants de ce pays, en contraste total avec mes expériences précédentes au Tchad et au Cameroun.
Peut-être étais-je aussi en train de devenir un de ces blancs amoureux inconditionnels de l’Afrique? Non, peu probable, à la réflexion.

Légèrement imbibé de bière, je rentrai seul à pied à l’hôtel.
Une fois passé l’arc d’entrée et disparues les lumières de la route nationale, je me trouvais dans l’obscurité presque totale du jardin à la recherche de mon bungalow. J’avançais dans le noir avec précaution. Je finis par longer un bungalow au-delà duquel je crus reconnaître celui qui abritait ma chambre. Alors que j’étais à mi-distance des deux bâtiments, un rire s’éleva dans mon dos, tout près. C’était un rire terrible, pas joyeux du tout  ni moqueur,  bien plus que sardonique : démoniaque, terrifiant. Malgré la chaleur, j’avais littéralement froid dans le dos. Quelles pensées m’ont alors traversé l’esprit, je ne saurai le dire. Je crois qu’au bout d’une ou deux secondes, j’ai dû recouvrer mes esprits et chasser l’idée de sorcellerie, si présente en Afrique.

J’ai alors pensé qu’on se moquait de moi, qu’ on avait voulu me faire peur et que j’allais découvrir quelques boys hilares, ravis d’avoir terrifié le blanc. Je m’avançais avec assurance dans la direction du rire qui avait cessé et je dis d’une voix que je voulais à la fois ferme et gaie : « Bonsoir, les gars ! »
Le même rire me répond, auquel vient s’ajouter un souffle. A la limite de la panique, je me retourne et marche, sans courir, mais à grands pas rapides, vers la porte du bungalow que je pense être le mien et que j’atteins bras tendu  et clé pointée vers l’avant. Par bonheur, elle ouvre la porte sans difficulté.
Le sommeil viendra un peu plus tard,  assez rapidement malgré l’adrénaline, grâce à la fatigue et la bière accumulées.

Le lendemain matin, après avoir salué les marabouts qui lorgnent dans ma chambre, je sors de mon bungalow pour aller prendre mon petit déjeuner. En passant à côté du bungalow voisin, je vois, allongée au soleil dans sa cage, une hyène qui ne lèvera même pas la tête pour me regarder passer.