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À demain, aux Ides de Mars

La scène se passe à Rome, dans l’office d’une villa.
Servilius, esclave du propriétaire des lieux, travaille à la présentation de plats somptueux et abondants. Entre Diodiros, également esclave.

 

Servilius

-Ah ! Salut, Diodiros, je suis bien content de te voir ! Ce matin, il y a du travail. Tu penses, nous recevons à déjeuner douze personnes, et pas des moindres ! Ils sont déjà là, dans l’atrium. Que des sénateurs !

Diodiros

-Non, Servilius, onze sénateurs et un préteur.

Servilius

-Ah, c’est vrai, j’oubliais que ton maître venait d’être nommé à ce haut poste par César lui-même. Toutes mes félicitations, Diodiros. Tu peux être fier, car l’honneur retombe aussi un peu sur toi.

Diodiros 

-Dans notre maison, pour les esclaves, il y a bien peu d’honneur et beaucoup de coups… A propos, dis-moi, Servilius, comment est-il, ton maître à toi ?

Servilius

-Comment ça, comment est mon maître ? C’est mon maître, c’est tout. Il est de la famille des Junii. Il est sénateur de la République. C’est un homme important à Rome. Peut être l’un des plus importants… après César bien sûr.

Diodiros

-Non, je veux dire, avec toi, il est comment ? Il est doux, il est généreux ? Ou bien il est injuste, violent, il te bat ? Enfin, comment est-il, quoi ?

Servilius

-Le seigneur Brutus est très bon. Il ne m’a jamais battu que quand c’était nécessaire. Non, non, c’est un homme juste et droit et il me traite bien. Il m’a même permis d’avoir une femme. Et je crois bien que dans une dizaine d’années, peut être cinq, il m’affranchira. Et Cassius, ton maître à toi, comment est-il ?

Diodiros

– C’est un méchant homme. Il est aigri et injuste. Quand il est contrarié, il choisit un ou deux de ses esclaves et il les fait fouetter devant lui par le régisseur. Il dit que ça le calme. Hier soir, il était très en colère contre César à cause de son dernier discours au Sénat. Alors il s’est vengé sur moi. Pendant une heure ! Qu’est-ce que j’ai pris! Regarde !

Servilius

-Mais qu’est-ce qu’il a contre César, ton Cassius ? Qu’est-ce qu’il lui a fait, César ? Il est bon, César ! Il traite bien ses propres esclaves, il est proche du peuple, il a rapporté beaucoup d’argent à Rome, César ! Il donne de grands jeux, il fait construire un nouveau forum, et tout le monde l’aime, César. Il s’entend d’ailleurs très bien avec mon maître Brutus. Je l’ai même entendu dire qu’il allait peut-être l’adopter pour lui donner une place encore plus importante dans la République.

Diodiros

-Ecoute ! Moi, César, je m’en fiche. Ça m’est égal qu’il rapporte de l’argent à Rome, et s’il traite bien ses esclaves, c’est tant mieux pour eux. Tout ce que je sais, c’est qu’il met le préteur Cassius en colère, et quand le préteur Cassius est en colère, c’est l’esclave Diodiros qui est  battu.

Servilius

-De toute façon, ce n’est pas nos affaires. Si Cassius t’a amené ici ce soir, ce n’est pas pour que tu passes ton temps à bavarder, mais pour m’aider au service. Va donc vérifier qu’il ne manque rien dans l’atrium. Moi, je vais voir ce qu’ils fichent à la cuisine. Je suis sûr qu’il va falloir que je cogne encore un peu sur ces fainéants de Sidoniens.

Diodiros sort et revient dix minutes plus tard.

Diodiros

-Dis donc, Servilius, ça a l’air plutôt sérieux chez les patrons.

Servilius

-Ah oui?

Diodiros 

-Plutôt, oui ! Pendant tout le temps où je suis resté, c’était Sulpicius Galba qui parlait. Tous autour étaient silencieux. Personne ne pensait à réclamer à boire ou à manger. Cassius fixait Brutus et ses yeux étaient comme des poignards. Galba faisait des grands gestes en parlant de République, d’Honneur, de Tyrannie, de Dictature… Je n’ai rien compris !

Servilius

-Ecoute mon conseil, Diodiros, si tu n’as rien compris, ça vaut mieux pour toi. Un esclave, et surtout un esclave Grec comme toi, moins il en sait, mieux ça vaut pour lui. Alors, finis donc de préparer ces corbeilles de fruits. Moi, je vais apporter les premiers plats.

Servilius sort et revient après un long moment.

Servilius

-Tu avais raison Diodiros, c’est sérieux, très sérieux. J’ai entendu des choses graves, et je…

Diodiros

-Des choses graves, tu veux dire graves pour nous ?

Servilius

-Pour tout le monde, pour eux et pour nous. Ecoute : quand je suis entré dans la pièce, c’était Brutus qui parlait. Il disait qu’il avait le plus profond respect et un amour presque filial pour César, que c’était un grand homme et que tout ce que César voulait c’était la grandeur de Rome dans la République.

Diodiros

-Et alors ? Moi, tu sais, la grandeur de Rome…

Servilius

-Attends, tu vas voir. Alors ton Cassius a dit qu’il ne reconnaissait plus son ami Brutus, lui, le descendant direct du héros qui avait renversé le dernier roi de Rome, Tarquin le Superbe, lui, le meilleur des Junii, le juriste intègre, le soldat courageux, l’homme le plus respecté de Rome, qu’il était devenu lâche, qu’il trahissait les traditions de sa famille, l’honneur des patriciens et la République.

Diodiros 

-Et Brutus se laissait traiter de lâche, de traître, comme ça ? Sans rien dire ?

Servilius 

-Rien ! Il était assis à la table. Il écoutait les yeux fermés, les mains croisées sous le menton. Et puis, Cassius s’est mis à parler de César. La haine faisait vibrer sa voix. C’est vrai qu’il a l’air méchant, ton maître. Il disait que l’orgueil de César grandissait chaque jour, qu’il voulait mettre à bas la République, se faire couronner roi ou même empereur, exproprier tous ses opposants, les bannir ou les faire assassiner, qu’il fallait l’arrêter avant qu’il ne soit trop tard. Il a dit aussi que tous les hommes présents dans la pièce pensaient comme lui, et qu’ils n’attendaient plus qu’une chose : que Brutus devienne leur chef et qu’ensemble, ils renversent César et le chassent de Rome. Et tous les autres approuvaient, criaient, applaudissaient.

Diodiros

-Par Athéna, ils ont dit tout ça devant toi ?

Servilius 

-Tu sais bien qu’ils parlent tous sans faire attention à nous. C’est comme si nous n’étions pas là. Moi, pendant ce temps-là, j’arrangeais les plats sur les tables en me faisant le plus discret possible. Mais je commençais à regretter très fort d’avoir entendu tout ça, et je glissais doucement le long du mur vers la porte de l’office. Au moment où j’allais sortir, mon maître s’est levé de son siège. Il s’est appuyé des deux mains sur la table, et il a parlé d’une voix douce et ferme. Il a dit simplement : Rappelle-toi, Cassius, et vous, nobles sénateurs, rappelez-vous que Brutus aime César comme un fils aime son père et que jamais Brutus ne fera de tort à César. Et il est sorti de la pièce vers le péristyle.

Diodiros

-Et après? Qu’est-ce qui s’est passé après?

Servilius

-Après ? Je ne suis pas sûr, parce que j’étais sorti de l’atrium. Je m’étais caché derrière la tenture qui ferme l’office et je n’entendais plus très bien. Il y a eu d’abord un grand silence, et puis quelqu’un a dit qu’il fallait absolument que Brutus se joigne à eux car lui seul pouvait leur apporter  l’honorabilité indispensable à leur conjuration. S’il n’était pas à leur tête quand ils tueraient César, ils seraient tous considérés comme des assassins. Ils seraient lapidés par la foule.

Diodiros

-Mais alors, César, ce n’est pas le chasser de Rome qu’ils veulent. C’est le tuer !

Servilius

-On dirait, oui. Et c’est bien pour ça que c’est très grave pour nous aussi. S’ils tuent César, ça va déclencher toutes sortes de choses, d’autres meurtres, des massacres, une révolution, peut-être même une guerre civile…Et ça, ce n’est jamais bon pour les esclaves. Mais il y a pire. Un peu après, un autre a dit que maintenant que Brutus était au courant de la conspiration et qu’il ne voulait pas en être, qu’il s’était même déclaré l’ami de César, il fallait le tuer avant qu’il ne les dénonce. Là-dessus, il y a eu encore beaucoup de bruit, de cris, de disputes…Au début, ton maître ne voulait pas qu’on tue Brutus, que Brutus ne savait rien de précis, qu’étant son ami, il ne ferait certainement rien contre eux, que la mort de Brutus rendrait César plus prudent, inaccessible…Tous se sont tus pour réfléchir et puis l’un a dit d’un ton grave : « Il est vrai que Brutus ne sait rien de précis, non, rien, à part tous nos noms…Il doit mourir. » Et tous ont crié : « Brutus doit mourir ! »

Diodiros

-Et mon maître ? Il criait aussi ?

Servilius

-Je ne crois pas, parce que j’ai entendu sa voix qui leur demandait un sursis : qu’ils partent tous, et lui reviendrait voir Brutus un peu plus tard pour tenter à nouveau de le convaincre de se joindre à eux. S’il n’y parvenait pas avant la nuit, il serait d’accord pour que Brutus meure.

Diodiros

-Ça va mal, ça va très mal. Il faut absolument faire quelque chose. Il faut s’enfuir, ou avertir César, ou…je ne sais pas…

Servilius

-Ne sois pas stupide, Diodiros. Tu sais bien que fuir est impossible. Tu n’as pas d’argent. Tu serais rattrapé et crucifié en moins d’une semaine. Et si jamais tu arrivais à approcher César et que tu lui dénonces la conjuration, tu peux être certain qu’il te ferait passer à la question pour s’assurer que tu dis bien la vérité. Non, fuir ou parler à César, c’est impossible pour nous.

Diodiros

-Il faut au moins que tu avertisses ton maître. Ils vont le tuer, et toute sa maison avec, et toi avec…Parle-lui, il saura quoi faire, lui. Dis-lui de faire semblant d’accepter d’entrer dans le complot. Ensuite qu’il aille dénoncer Cassius et ses amis à César. Il les fera arrêter dans la nuit et nous serons tranquilles.

Servilius

-Tu as raison, Diodiros. C’est bien un conseil de Grec, mais tu as raison. Brutus ne pourra pas faire autrement que de dénoncer Cassius. De cette manière, il sauvera sa propre vie et celle de de l’homme qu’il dit aimer comme un fils. César sera nommé empereur, Brutus deviendra gouverneur d’une riche province, et moi, c’est sûr qu’il m’affranchira par reconnaissance pour l’avoir averti. Merci, Diodiros, grâce à ton conseil, tout va rentrer dans l’ordre.

Diodiros

-Oui, mais moi, je vais me retrouver sans maître, probablement exécuté en même temps que lui, ou revendu à je ne sais qui. Il faut que tu fasses quelque chose pour moi. Tu me dois bien ça.

Servilius

-Ecoute. Reviens ici demain matin dès l’aube. Je te cacherai dans le cellier tout le temps qu’il faudra. Quand ton maitre aura été exilé ou exécuté, je parlerai de toi à Brutus et je lui demanderai de te garder comme esclave. Il ne pourra pas refuser. Sois tranquille, tout ira bien.

Bon, va-t’en, maintenant. Il faut que j’aille convaincre Brutus d’entrer dans le complot, ou plutôt de faire semblant. Ça ne devrait pas être difficile.

Alors, à demain, Diodiros, à demain ! Aux Ides de Mars !

Rideau

Note:
Bien entendu, et vous l’auriez compris même sans cette note, cette scène se passe la veille des Ides de Mars, c’est à dire le 14 mars. L’année est 44 avant J.C. C’est aux Ides de mars de cette année que Jules César sera été assassiné dans le Théâtre de Pompée, dont les ruines se trouvent Largo di Torre Argentina à Rome, par des conjurés menés par Brutus et Cassius. Cela fait aujourd’hui exactement 2062 ans, moins 1 jour.

ET DEMAIN, FAUT-IL ÊTRE BON OU MÉCHANT POUR GOUVERNER ?

Le jour où j’ai rencontré César

C’est un samedi d’octobre 1956 que je l’ai rencontré pour la première fois. C’était le tour de la mère de mon ami René-Jean de s’occuper de nous pour toute la journée et, pour l’après-midi, elle avait choisi de nous emmener au Jardin d’Acclimatation. Nous y aimions particulièrement les vraies voitures à essence que nous pouvions conduire nous-même et dont les petits moteurs à deux temps crachaient bruyamment des volutes de fumée bleue. Nous aimions aussi les tirs à la carabine sur des pipes en plâtre blanc qui éclataient sèchement sur leur fond de tôle noire. Mais, vers la fin de la matinée, tandis que nous jouions encore au salon, une grosse pluie d’orage était venue frapper les vitres. C’était fichu pour les petites voitures. Alors, la mère de mon ami s’était plongée dans le journal à la recherche d’un film décent. Nous avions déjà vu Peter Pan, le nouveau Disney, dès sa sortie et il n’était pas question d’aller voir le dernier film d’Eddie Constantine, « La Môme Vert de Gris », ni même « Touchez pas au Grisbi » malgré la présence de Jean Gabin.

Ne restait que « Jules César », qui venait de sortir au milieu de la semaine. Elle dut se dire que c’était une de ces productions américaines, un péplum de plus, un genre de « Quo Vadis ? », et que ça conviendrait très bien à deux garçons de treize ans. C’est en tout cas comme ça qu’elle nous le présenta.

Dans l’immense salle du Paramount Opéra, Continuer la lecture de Le jour où j’ai rencontré César