Petit paysan – Critique aisée n°100

Petit paysan
Hubert Charuel – 2017
Swann Arlaud, Sara Giraudeau

Je viens de voir un film, « Petit paysan », et j’ai brusquement réalisé que j’avais vécu des centaines et des centaines de week-ends à côté d’un éleveur de vaches laitières, un tout petit éleveur, encore plus petit que celui du film. Sans que je m’en aperçoive, ou plutôt sans que j’y prête attention, pendant ces week-ends et pendant les semaines qu’ils encadraient, mon tout petit paysan travaillait, peinait, s’inquiétait du temps, pourri, du prix du gas-oil, trop cher, de celui du lait, trop bas, des nouvelles normes, incompréhensibles… En fait, mon voisin des fins de semaine s’inquiétait de tout. Est-ce que sa voiture allait tenir encore longtemps, est-ce qu’il faudra vraiment remplacer le tank à lait, est-ce que le toit de l’étable supportera encore un hiver… ? Mais je ne le voyais pas, ou plutôt, je n’y prêtais pas attention. Et puis, après des centaines de week-ends et de semaines intercalées, il a vendu ses vaches laitières et il a élevé quelques veaux. Il a un peu changé d’inquiétudes : est-ce que le prix de la viande va encore baisser, combien va couter la réparation du chauffage de l’étable… Mais toujours : est-ce que ma voiture…, pourvu que le toit…, s’il se met à faire vraiment froid…. Mais je ne le voyais pas, ou plutôt, je n’y prêtais pas attention.

Et puis, il a pris sa retraite. Il a vécu enfin tranquille pendant quelques années, sans trop d’inquiétudes. Mais je ne le voyais pas, ou plutôt, je n’y prêtais pas attention. Et puis il est mort. Sa voiture, son toit, sa chaudière avaient tenu jusqu’au bout.

Toute sa vie de voisin, il avait été aimable, discret, souriant même. Il disait bonjour, ça pousse les enfants, comment ça va dans la banque ? car il me croyait banquier. Je disais bonjour, il fait drôlement froid, hein, vous avez voyagé un peu pour vos vacances ? car je croyais qu’il en prenait. Mais nous ne nous parlions pas, nous ne nous disions rien, que des petites paroles, banales, sans poids.

Voilà, j’ai pensé à tout ça. Je me suis dit que si je l’avais vu plus tôt, ce film, quelques centaines de week-ends plus tôt par exemple, je lui aurais prêté attention, à mon voisin des fins de semaine, un peu plus peut-être. Je lui aurais peut-être dit des choses, il m’aurait peut-être répondu. Va savoir…

Bon, on secoue les épaules et on pense à autre chose. Au film, par exemple. Je ne vous ai encore rien dit du film, ou si peu. Alors disons que le héros, Pierre, est un petit paysan, jeune, 30 ans, éleveur de vaches laitières, vingt-six. Il a une sœur, vétérinaire, des parents, retraités, il a repris leur ferme, des voisins, un gentil vieillard à l’esprit égaré, un autre éleveur, gros celui-là, cinq-cents hectares, un patron de bistrot, chaleureux. Il y a aussi une boulangère, éphémère.

Pierre vit avec ses vaches, par elles, pour elles. Il rêve d’elles, il en est fier, il les soigne, il les lave, il les caresse, il les trait, il ne fait jamais rien d’autre. Mais une méchante épidémie arrive de Belgique. Une de ses vaches est atteinte. Elle devrait être abattue, et le reste du troupeau avec. Mais non, il ne veut pas. Alors…Mais je ne vous dirai rien de plus. Ce n’est pas que l’histoire soit inattendue mais, même prévisible, sa progression est prenante, inexorable, comme celle d’une tragédie antique.

Quand vous irez voir ce film — parce qu’il le faut — ne vous attendez pas à un documentaire d’Arte sur la condition paysanne, avec petit matin brumeux sur pâture luisante, tasse de café et tartines silencieuses sur toile cirée à carreaux, dialogues renfrognés en contre-jour, gadoue et misère latente. Non, Pierre n’est pas renfrogné, il n’est pas pauvre, pas vraiment en tout cas, enfin on n’en parle pas. Il aime ce qu’il fait, il ne fait que ça, il n’a de temps pour rien d’autre. Même qu’il est peut-être heureux. On ne sait pas vraiment. Mais Pierre ne veut pas qu’on tue ses vaches. Alors avec obstination, avec lenteur, avec douleur, il fait ce qu’il ne devrait pas faire…

Film noir, thriller, drame psychologique, le film est tout ça à la fois. Il est dense. Il est tendu sur une action unique, sauver le troupeau. Il n’y a aucune complaisance sur l’éventuelle beauté de la campagne, sur l’hypothétique philosophie bucolique ou une prétendue amitié campagnarde. Mais il n’y a pas non plus de pathos, d’affectation, de cliché. On est toujours dans le sujet et, quand le film diverge brièvement sur un diner au restaurant, une partie de chasse ou une nuit de bowling, c’est pour montrer la perte de temps que ces distractions constituent dans l’itinéraire du petit paysan et faire ainsi monter encore un peu la tension.

Swann Arlaud est tellement convainquant dans son obstination douloureuse qu’on dirait un paysan doué pour le théâtre.

Enfin, j’ai un très gros faible pour Sara Giraudeau. Elle m’avait déjà emballé dans son rôle dans la série « Le bureau des légendes« . Elle est ici sensible et volontaire dans son personnage de sœur-vétérinaire. Et puis, elle ressemble tellement à son père.

On doit voir ce film, même quand on n’a pas de paysan dans ses voisins de fin de semaine.

6 réflexions sur « Petit paysan – Critique aisée n°100 »

  1. Modestement et surtout parce qu’il m’arrive rarement d’être d’accord avec Philippe, je tiens à m’associer à lui pour reconnaître que ces témoignages féminins sur la vie des agriculteurs m’ont beaucoup ému.

  2. C’est étonnant comme le fait d’évoquer le monde paysan dans une simple critique de film a fait naitre chez mes lectrices de beaux commentaires. La première, avec la description précise de ses impressions et de ses émotions pendant la projection ; ensuite la deuxième, puis la troisième avec l’évocation nostalgique des moments de leur enfance passés à la ferme.
    Merci à Martine, Rebecca et Martine.

  3. Mon père était mécanicien, employé dans un garage d’un petit village de 2000 habitants dans le centre des Landes, ce garage avait pas mal d’employés, beaucoup de travail pour les particuliers et pour les agriculteurs du coin, pas d’éleveurs de vache là-bas mais de la production de maïs, d’asperges, d’haricots verts et d’autres légumes sur des immenses étendus,
    j’ai toujours petite côtoyè ce monde là car mon père tous les soirs et les w-e faisait ce que l’on appelle du travail au noir, il avait 3 enfants à nourrir, son employeur le savait mais il fermait les yeux il y avait tellement de travail,
    alors il amenait le w-e à tour de rôle un de mes frères pour leur apprendre le métier et toujours chez des agriculteurs,
    il allait même jusque dans le Gers et quelque fois il m’amenait dans une de ces fermes, pour moi c’était des vacances puisque nous nous ne partions jamais,
    je voyais bien que les gens travaillaient tout le temps mais comme mon père faisait pareil pour moi c’était normal,
    ce que j’ai toujours apprécié dans ces fermes c’est l’accueil des gens, simples, chaleureux, de bonne humeur, toujours à offrir quelques chose à boire et même si cela n’était pas prévu que tu restes manger en un tour de main ils te faisaient une merveilleuse omelette aux lardons, tout est bon, simple, je trouvais une douceur de vivre que je n’avais pas chez mes parents,
    mes 2 frères sont mécaniciens !
    A propos du film je suis sûre qu’il est très beau mais étant très sensible, je vais pleuré tout le film, d’ailleurs je n’aurais jamais pu faire éleveur de quoi que ce soit pour après les amener à l’abattoir, c’est hors de mon entendement, de ma sensibilité, c’est inimaginable pour moi !

  4. J’ai eu la chance de voir la vie paysanne de près, en passant weekends et vacances à Corubert, où l’un des deux fermiers locaux avait des enfants, un fils de mon âge, une fille de l’âge de mon frère, un plus jeune. Tous les enfants de paysans travaillent, et leurs parents avaient fait savoir que nous étions bienvenus pour jouer, mais qu’à l’heure du travail, celui-ci prenait le dessus sur les amusements.

    Aussi, combien de fois ai-je fait la traite des vaches, le nourrissage des veaux au seau à lait, confectionné des pique-nique pour les hommes qui travaillaient aux champs? Et mon frère, combien de fois a-t-il conduit le tracteur, aidé aux moissons?

    Oui, ces quelques heures d’aide ici et là nous semblaient bien agréables, si loin de notre quotidien de citadins banlieusards. C’étaient pour nous plus des jeux utiles qu’un véritable travail. Mener le troupeau à une autre pâture, c’était une promenade dans la campagne environnante. Nourrir les veaux était l’occasion de jouer avec eux. Faire les moissons était un prétexte à construire des cabanes de ballots de paille.

    Mais toujours, au fond de moi, il restait cette impression que, si je jouais, les jeunes paysans, eux, se devaient de faire ces choses par nécessité, et que ce qui nous amusait tant n’était pas toujours de tout repos pour eux. En Normandie, où il pleut tant, même l’été, on rentre la paille ou le foin dès qu’il ne pleut pas, aussi les tracteurs se mettaient souvent en route à quatre heures du matin. De notre lit, nous les entendions passer… mais allions les rejoindre plus tard, après un petit déj au calme devant les bols de chocolat et les longues tartines beurrées.

    Ce fut lors de leur exceptionnel départ en vacances que je compris réellement à quoi ressemblait leur vie, lorsque Odile me dit que ce serait la première fois de sa vie qu’elle partait, à dix ans. Ses parents, eux, n’étaient pas même partis en voyage de noces, ou si peu, à peine deux ou trois jours.

    Aujourd’hui, les frères sont agriculteurs, ayant repris l’un la ferme paternelle, l’autre la ferme du grand-père maternel. Leur soeur, elle, est épouse d’agriculteur, mais n’a pas voulu avoir, contrairement à sa mère, de vaches laitières, et laisse le travail de la terre à son paysan de mari. Tous sont encore dans le même vallon normand avec leurs familles.

    Oui, c’est là un bien beau portrait d’homme de la terre que tu as dressé là, Philippe, sensible et profond. J’aurais, moi aussi, beaucoup aimé l’avoir écrit.
    En tout cas, grâce à ta critique, j’irai voir le film.

  5. les vaches sont blanches et noires,omniprésentes sur l’écran, en plans rapprochés les yeux,les oreilles,les pis, les flans…on est envahi, a l’overdose…et la tension est telle….et ces présences sont telles…que comme il m.arrive quand j’ai peur au cinéma…j’ai mis mes mains devant les yeux un peu écartées pour voir quand même mais il me fallait faire un ecran devant l’écran pour chercher un peu de distance,pour respirer. Cette ambiance qui vampirise…est la force de ce film. Tant les vaches noires et blanches que Pierre et son acharnement , tout oppresse. Je suis sortie..chamboulée…par seulement par l’histoire..mais surtout par la force visuelle et l’intensité des images. A voir sans aucun doute !

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