HHH, NYC, USA (10) – Ricardo Huelva

10-Ricardo Huelva

<<…ça y est, ça va être mon tour…>>

Ricardo Huelva est né en 1965 à Bauta, un faubourg de La Havane. Jusqu’à l’âge de quinze ans, il a vécu là, entre ses parents et ses deux sœurs cadettes, Maria et Helena. Ce fut une vie plutôt tranquille et joyeuse, vie d’enfant, puis d’adolescent, faite d’école, de catéchisme, de football, de copains, de soleil, de nuits sur la plage, de guitares et de filles, mais aussi de pauvreté. Quelques années avant la révolution, le grand-père de Ricardo avait ouvert un commerce de chaussures. Au début des années cinquante, les affaires avaient plutôt bien marché et le commerçant avait commencé à faire construire une grande maison au bord de la mer pour y loger toute sa famille. Mais les troubles de la révolution avaient arrêté le chantier et l’effondrement de l’économie qui avait suivi l’arrivée au pouvoir de Fidel Castro avait définitivement ruiné le marchand de chaussures. A partir de ce moment, le grand-père de Ricardo n’avait plus caché ni sa haine envers le Lider Massimo ni son peu de goût pour le paradis communiste qu’il leur promettait pour demain. Cette attitude de bourgeois obstiné lui avait valu un interrogatoire vigoureux qui avait duré cinq pénibles jours. Après cela, il avait été renvoyé dans ses foyers et classé, lui et sa famille, dans la catégorie des «contre-révolutionnaires irrécupérables». Si, par la suite, on l’avait laissé à peu près tranquille, on lui avait interdit, à lui et à ses fils, l’accès au seul emploi qui leur aurait permis de sortir de la presque misère dans laquelle ils se débattaient chaque jour, un poste de fonctionnaire.

La marque infamante que les Huelva portaient encore vingt ans plus tard finit quand même par leur apporter un avantage. Lorsqu’en 1980 Castro avait décidé d’organiser l’exode vers les Etats Unis de cent cinquante mille cubains irrécupérables, la famille Huelva avait été parmi les premières à embarquer pour la Floride au port de Mariel. Elle fut accueillie en grandes pompes par la ville de Miami. Elle lui attribua une maison parmi les milliers identiques qu’elle avait construites à Hialeah pour accueillir et, si possible, contenir cette vague immense d’immigration. Grace aux lois spéciales applicables aux seuls émigrés cubains, Ricardo avait obtenu sans difficulté la nationalité américaine ainsi qu’une bourse d’études. Il avait choisi de devenir ingénieur en mécanique. A partir de ce moment, il avait tout fait pour oublier son pays d’origine et sa condition de Cubano. Il avait commencé par quitter la Floride pour monter vers le Nord, là où on ne risque pas de rencontrer un émigré au coin de chaque bloc. Il avait aussi changé son nom pour celui de Dick Hullby. Dick n’avait pas tardé à trouver du travail à Detroit. Peu de temps après, lors d’une partie de bowling avec des amis de l’usine, il avait rencontré celle qui, dans le mois qui suivit, devait devenir sa femme. Elle s’appelait Maria comme sa sœur et, comme sa sœur, elle était Cubana. Elle était belle comme le jour et n’éprouvait aucune gêne à évoquer ses origines cubaines. Elle avait une bonne situation à Manhattan dans une agence de publicité sur Madison. Quelques semaines après leur rencontre, elle avait emmené Ricardo à New York. Le mois suivant, il entrait comme délégué commercial chez Anderson Laboratories, d’où HHH le débaucha cinq ans plus tard.

Il n’a pas remis les pieds à Hialeah depuis quinze ans. Il est maintenant Sales Manager pour la région Central-South-America. Il habite Brooklyn, sa femme attend un troisième enfant, et ils viennent de décider qu’elle allait s’arrêter de travailler. Elle est en vacances dans sa famille avec les enfants du côté de Fort Lauderdale, d’où Ricardo est rentré hier soir, uniquement pour assister à cette réunion.

Weissberg continue :

—Dis-moi donc, Rrricarrrdo Rrrouelba ! Pourquoi tu te fais appeler Hullby ? Hein ? Pourquoi ? T’as honte de tes origines ? C’est vrai que Dick, c’est plus chic. Et tu crois que tu trompes ton monde avec ça ? Tu crois qu’on va oublier que t’es arrivé de Cuba tout mouillé sur une poubelle flottante ? Mon pauvre vieux ! Mais jamais personne n’oubliera ça. Surtout pas ceux-là, les Dickinson, les Fagan, les Dunbar, les Huge, les WASP, les « pure americans », les passagers du Mayflower. Pour eux, tu seras toujours un bronzé, un wetback, un Cubano qui profite du fric de l’Oncle Sam. Jamais tu ne seras l’un d’entre eux.

Sous le coup de la vexation, Ricardo ne peut s’empêcher de répondre :

—Et ça, il en sait quelque chose, hein, le sale petit juif de Brooklyn !

—Oh, mais c’est qu’il a du répondant, l’immigré ! Allez, le mécano, va plutôt garer ma Porsche ! dit Harry en lui lançant ses clés à travers la table.

Martinoni n’y tient plus :

—C’est intolérable ! Mais qu’est-ce que fout la Sécurité ? Maintenant, ça suffit, Harry ! Je te somme de sortir de cette salle immédiatement, ou je te sors moi-même !

—Ho, le Rital, la ferme ! T’es pas de taille ! Toi, c’est pas le fric de l’Oncle Sam qui t’intéresse. Ce serait pas plutôt celui de Papa Gallagher, ton cher beau-père ? Fais attention, vieux camarade, il pourrait bien durer plus longtemps que tu ne crois, le vieux tyran. T’as intérêt à être très très gentil avec sa fille, sinon elle pourrait bien divorcer avant d’être orpheline, ta poule aux œufs d’or ! Erlina ! Entre nous, on n’a pas idée de s’appeler Erlina. Bon ! Assis, le gigolo !

—Ecoute, Harry, vraiment, je trouve que tu exagères…

C’est Dunbar qui vient d’intervenir.

—Tiens, voilà le chômeur qui s’en mêle ! Quoi ? Tu le savais pas ? Tiens, j’aurais cru. En tout cas, tu le sauras surement tout à l’heure. T’as bien rendez-vous avec G.H. ? Bon, ben, t’es viré mon gars ! T’es mauvais, alors t’es viré ! C’est comme ça : quand t’es mauvais et que tu es pas actionnaire, t’es viré ! Automatique ! Ecoute, c’est normal, non ? T’es plus au niveau, mon vieux. Tu n’arrêtes pas de dégringoler depuis un an. Alors, t’es viré. Tu as droit à une jolie boite en carton. Tu pourras y mettre toutes tes affaires personnelles : ton saumon empaillé qui dit bonjour quand on passe devant, ta photo avec le vieux Huge, ton stylo Montblanc et la photo de ta femme. A propos, tu nous avais pas dit qu’elle se barrait, ta femme !

Tandis que Dunbar s’effondre sur son fauteuil en se prenant la tête dans les mains, Mary Dickinson s’indigne :

—C’est odieux, c’est insupportable ! G.H., pour l’amour de Dieu, faites quelque chose !

—N’en faites rien, G.H. Cette garce est en train de quitter le navire. Vous ne saviez pas ? Elle a pratiquement signé avec Anderson pour Londres. Elle doit avoir une coquine, là-bas.

Little Bob se lève à nouveau de son fauteuil :

—Vraiment, Harry, tu n’es pas un gentleman. Je vais être obligé de te…

Harry l’interrompt en imitant la voix de Geronimo Huge :

—Robert, je pense qu’il serait préférable que vous restiez assis à votre place.

Puis, revenant à sa voix habituelle :

—Ouais, grand crétin, il serait préférable. Au lieu de voler au secours de Miss Europe-Afrique, tu ferais mieux de t’occuper de ta femme. Ah ! Parce que ça ne va pas, mon vieux, ça ne va pas du tout. Ça fait trois semaines qu’elle couche avec Cosby. Hé oui ! Surprise, surprise ! C’est une question de couleur probablement ; à moins que ce ne soit autre chose. En tous cas, elle couche, mon vieux.

En se relevant brutalement, Cosby renverse son fauteuil qui vient cogner bruyamment la baie vitrée derrière lui.

—Monsieur Cosby, s’il vous plait, murmure G.H.

—Mais enfin, G.H., c’est insupportable ! proteste Cosby

Mais Harry Weissberg reprend aussitôt la direction des évènements :

—Dis donc, Cosby ! T’en veux aussi, toi ? Toi l’homme de couleur comme on aimerait en voir plus souvent, le modèle d’intégration raciale, le passager de l’ascenseur social ? Tu veux que je te dégonfle un peu ? Tu veux que j’explique comment tu l’as payé, ton piège à filles décapotable ? Tu veux que je parle de tes combines avec le patron de l’usine de Greenfield ? Que je raconte comment il prélève de l’héroïne de son labo sans que ça se voie ? Comment il te la refile chaque fois que tu vas dans le nord ? Ou bien comment tu la fourgues à tes petits cousins du Bronx, tu sais, ceux qui alimentent Manhattan nord, après avoir prélevé ta consommation personnelle ? Alors, David, tu veux vraiment ?

Comme un somnambule, Cosby redresse son fauteuil et se rassied, tandis que son voisin de table rassemble ses affaires et se lève. Harry lui adresse un large sourire :

—Aaaah ! Major Fagan ! Vous n’allez pas nous quitter comme ça ?

—Écoutez, G.H., dit Christopher en s’adressant à Geronimo, je ne vois pas l’utilité de prolonger cette réunion tant que cet individu sera là.

Mais Huge reste impassible sur sa chaise et Weissberg reprend la main :

—Major Fagan ! Vous ne voyez pas l’utilité ? Vous voulez parier que vous allez bientôt la voir, l’utilité ? Combien vous pariez ? Mille dollars, dix mille, cent mille dollars ? Encore un peu plus ? Allez, vous pouvez bien allez jusqu’à cinq cent mille. Allez, cinq cent mille dollars ! Adjugé ! Vous pouvez vous le permettre, non ? C’est bien la somme que vous avez touchée du labo Anderson pour leur avoir passé tous les détails du programme Cardiocor. Remarquez que c’est pas cher payé ! Dix années de recherches de la Compagnie pour cinq cent mille dollars, c’est donné. Vous auriez pu obtenir largement plus. Alors, vous la voyez maintenant, l’utilité ?

La salle de réunion est maintenant plongée dans un grand silence. Plus personne ne bouge, plus personne ne respire. Le temps s’est arrêté.

Et puis, Geronimo se lève, contourne la table, et vient se placer derrière le siège de Martinoni.

La suite et la fin après-demain 23 octobre

ET DEMAIN, LE ROSTAND, LA TERRASSE LA PLUS LITTERAIRE DE PARIS

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