L’homme des plages

Morceau choisi

(…) Drôles de gens. De ceux qui ne laissent sur leur passage qu’une buée vite dissipée. Nous nous entretenions souvent, Hutte et moi, de ces êtres dont les traces se perdent. Ils surgissent un beau jour du néant et y retournent après avoir brillé de quelques paillettes. Reines de beauté. Gigolos. Papillons. La plupart d’entre eux, même de leur vivant, n’avaient pas plus de consistance qu’une vapeur qui ne se condensera jamais. Ainsi, Hutte me citait-il en exemple un individu qu’il appelait  » l’homme des plages « . Cet homme avait passé quarante ans de sa vie sur des plages ou au bord de piscines, à deviser aimablement avec des estivants et de riches oisifs. Dans les coins et à l’arrière-plan de milliers de photos de vacances, il figure en maillot de bain au milieu de groupes joyeux mais personne ne pourrait dire son nom et pourquoi il se trouve là. Et personne ne remarqua qu’un jour il avait disparu des photographies. Je n’osais pas le dire à Hutte mais j’ai cru que  » l’homme des plages  » c’était moi. D’ailleurs je ne l’aurais pas étonné en le lui avouant. Hutte répétait qu’au fond nous sommes tous des « hommes des plages » et que « le sable — je cite ses propres termes — ne gardent que quelques secondes l’empreinte de nos pas. »

Patrick Modiano – Rue des boutiques obscures – 1978

… ET DEMAIN, UN TEXTE COURT : « MAREE MONTANTE »

 

 

2 réflexions sur « L’homme des plages »

  1. Après le suicide de mon fils Mickäel à 27 ans par pendaison, dans sa chambre qu’il n’avait pratiquement jamais quitté, dans l’appartement familial en 2013,
    au bout d’un an mon mari me dit : « qu’il faudrait quand même ranger sa chambre »,
    j’en était incapable, c’est lui qui l’a fait,
    et dans tous ces petits bouts de papier où il avait écris quelque chose, que je n’ai évidemment pas jeté, je lis une phrase : « Nous ne sommes que quelques instants d’éternité », cette phrase m’a touché en plein cœur, et je l’ai toujours gardé dans ma tête,
    fin août de cette année, je me rends à la librairie Goulard à Aix (que j’adore) pour leur demander s’ils ont en rayon le livre de Bernard Ravet « Principal de collège ou Imam de la République ? « , il est en rupture de stock, ils me mettent en liste d’attente pour m’en garder un lors de sa réédition,
    je traine dans le magasin comme j’aime toujours le faire dans cette grande librairie et très rapidement un livre m’interpelle « Un zeste d’éternité » de Jacques Salomé, je l’achète, je le dévore en un rien de temps,
    c’est exactement le livre dont j’avais besoin pour qu’enfin je puisse me dire « Ose ta vie, toi seule la vivra »,
    je crois aux signes que m’envoye mon fils et il me dit « Maman continue de vivre  »
    voilà ce que m’évoque ton beau texte et son joli commentaire avec « Nous rêvons d’éternité… »

  2. Très beau texte, très belle chute! Surtout enjolivé par sa chute!

    Nous rêvons d’éternité… nous avons même, un peu partout, inventé des dieux éternels pour palier cette incontournable limite imposée au genre humain par peu importe qui ou quoi!
    L’homme a fait ses dieux à l’inverse de son image! (ils sont éternels, omniscients, omniprésents, justes, cléments, aimants, etc. bref, tout ce dont nous sommes incapables!)

    Si, après notre décès qui, pour nous, sera l’apocalypse, la fin du monde, la fin de tout, nous persistons (au travers de quelques photos ou quelques lignes) dans la mémoire de quelques uns de nos semblables, ce sera de façon ‘reconstruite’ où Shakespeare se confond avec Victor Hugo, à en croire ce que l’on pouvait lire, hier dans le J.d.C.

    Vivons intensément nos vies! Il n’y en a pas d’autres, ni au Ciel ou en Enfer, ni dans la mémoire hypercréative de celles et ceux qui nous survivrons.

    Écrivons des romans, des essais, des poèmes ou n’importe quoi pour notre seul plaisir (- si les autres les prennent en compte, ils y projettent d’autres significations et y trouvent d’autres styles que ceux que nous croyions y avoir investis, ce qui,de notre vivant, nous semble fort regrettable, mort on s’en moquera -) et non dans l’espoir que la mer ou le temps n’effacera pas nos traces sur le sable des plages ou la silice et autres terres rares des smartphones!

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *