Quatre heures de maths – 1ère partie

Il est huit heures moins treize.

Ce matin comme d’habitude, je suis arrivé avec quinze minutes d’avance. Je ne sais pas pourquoi mais il m’est impossible d’arriver comme les autres, à la dernière minute, essoufflé par une course échevelée le long du trottoir en pente du boulevard Saint-Michel suivie de la montée quatre à quatre des grands escaliers jusqu’à l’étage des Prépas et de la dernière galopade dans le couloir sonore jusqu’à la porte de la salle encore ouverte. Je n’arrive pas à entrer dans la classe, rouge et débraillé, pour rejoindre ma place en faisant mine de tituber d’épuisement, à jeter mon porte document sur mon pupitre et à m’effondrer sur ma chaise en regardant le plafond d’un air béat. C’est plus fort que moi, j’ai beau traîner sur le boulevard depuis l’arrêt du 38, j’arrive toujours dans ce terrible couloir avec un quart d’heure d’avance, la respiration régulière et l’angoisse au ventre.

Je me suis installé à ma place, celle que j’ai choisie en début d’année, une place anonyme, discrète, ni trop près de la chaire où sont les fayots, ni trop au fond où sont les fumistes. J’ai sorti de mon pupitre le carré d’épais tissu qu’on appelle sous-cul et que chaque élève de cette classe dispose chaque matin sous ses fesses. J’ai placé mon cahier de maths devant moi et mon porte-document par terre, debout entre mon bureau et celui de Marchèse, mon voisin pour deux ans. Comme chaque vendredi, la journée s’annonce interminable. Quatre heures de maths ce matin, trois heures de physique cet après-midi, et pour terminer, une colle de math ce soir. Interminable !

Le soleil de ce début mai entre à flots dans la classe par les larges fenêtres. Ses rayons obliques passent par-dessus les marronniers de la cour et viennent frapper le grand tableau vert sur lequel on trouve encore des vestiges du cours de philo d’hier soir. Un rigolo a effacé partiellement la sentence de Rabelais étudiée la veille. De l’écriture nonchalante de Châtelet, on peut lire encore : Science sans cons…. Le rigolo a ajouté en grosses lettres capitales: IMPOSSIBLE ! La plaisanterie est minable, mais c’est le genre de truc qui fait rire les Prépas.

Huit heures moins sept.

Je regarde autour de moi. La classe est encore presque vide. Cinq bureaux de front sur dix rangées font face à l’estrade d’où le bureau du Prof domine toute la salle. Au mur, au-dessus du tableau, on a accroché en début d’année une grande feuille de papier Canson sur laquelle ont été écrits en belles lettres épaisses les noms de ceux qui ont intégré l’année dernière. Intégrer, intégrer le plus haut possible, intégrer quelque part, c’est l’objectif, l’obsession de tous les élèves de Piston B comme de toutes les autres Prépas de ce lycée. Toute l’année, le tableau est là pour vous rappeler que l’année dernière, trois élèves ont intégré à l’X, cinq à Centrale, deux aux Mines, deux aux Ponts, et une demi-douzaine aux T.P. ou aux Gadzarts. Toute l’année, chaque élève suppute ses chances et se demande si l’année prochaine, son nom figurera sur la prochaine feuille Canson et à quelle hauteur. Au sommet, à l’X, ou plus bas ? Ou pas du tout ? Moi, cette liste me fait penser à celle des morts au Champ d’Honneur que l’on trouve sur les places de village.

Huit heures moins six.

J’observe la surface noire et brillante de mon pupitre. Des générations de Prépas y ont gravé leur nom, leurs amours, leurs insultes, leurs grossièretés.

De plus en plus essoufflés, les élèves arrivent maintenant en nombre. Marchèse s’assied lourdement à côté et moi. Son visage est encore un peu rouge du trajet en vélo qu’il accomplit chaque matin entre la porte de La Chapelle et le Quartier Latin, mais la façon dont il me dit « Salut, vieux. Ça va ? T’es affuté, ce matin ? » traduit cette bonne humeur permanente, effet de son immuable sérénité et de sa totale confiance en soi qui m’énervent et que j’admire en même temps.

     -Ta gueule, Marchèse ! C’est pas le moment !

     -Houla, calmos ! Il fait un temps superbe ! Quatre heures avec Fontaine, trois avec Rey ! Tu devrais être content. On est quand même mieux qu’au Luxembourg, non ?

     -Ta gueule, Marchèse ! T’es pas marrant !

     -Bon, bon, je ne dis plus rien… Gaffe ! Fontaine !

Le prof de maths vient d’entrer, comme à son habitude, en coup de vent. Il est huit heures et trois minutes. Nous nous sommes levés dans un grand bruit de chaises. Fontaine a monté les trois marches de l’estrade d’un seul élan. Ignorant les deux élèves qui se sont engouffrés derrière lui, il a dit gaiment :

     -Bonjour Messieurs, asseyez-vous ! Monsieur Naugès, fermez la porte, s’il vous plait. Ce matin, contrôle surprise sur les intégrales triples et les dérivées secondes.

Cette annonce a provoqué dans toute la classe un brouhaha fait de protestations grognonnes, de mimiques de désespoir affecté et de vivats ironiques. Dans le fond à droite, Machuel a fait semblant de s’évanouir, renversé sur sa chaise. Son voisin l’évente avec un cahier. Fontaine ne déteste pas ces manifestations traditionnelles, mais il ne faut pas qu’elles durent. Il y met un terme en disant :

     -Monsieur Marchèse, s’il vous plait, veuillez distribuer le texte du contrôle à vos camarades. Messieurs, vous avez quatre heures. Pour ce qui est de la partie du problème sur les intégrales triples, ça ne devrait pas présenter de difficultés : nous avons pratiquement traité l’exercice à la fin du cours de lundi dernier. En ce qui concerne les dérivées secondes, un peu d’imagination et d’astuce devraient suffire. Messieurs, au travail !

Et puis il s’est assis.

Huit heures neuf.

Je me sens blanchir. Lundi dernier, pendant le cours de Fontaine, je m’étais concentré presque tout le temps sur la révision de la colle de physique que je devais passer le soir. Tout ce que je sais des intégrales triples, c’est que c’est trois fois plus compliqué que les intégrales simples.

Marchèse passe devant moi et dépose avec cérémonie le texte du contrôle sur mon bureau en disant :

     -Si Monsieur veut bien prendre connaissance…

Je saisis nerveusement la feuille ronéotée et regarde le texte de l’exercice. Je ressens un grand vide dans l’estomac. Je lis trois fois la première phrase de l’énoncé sans trouver de sens aux mots que forment les petites lettres violettes manuscrites. Le papier pelucheux m’agace les doigts. Je sens la transpiration qui coule au creux de mes aisselles.

Affolé, je regarde autour de moi.

Fontaine a disposé sur son bureau la serviette de cuir fauve à soufflets que nous lui avions offerte l’année dernière. Il en a sorti sa pipe, une blague à tabac, un journal et une pile de copies et s’est renversé dans son fauteuil. D’un air absent, les yeux au ciel, il a prélevé de la blague une grosse pincée de tabac et l’a pressée de l’index dans le fourneau de la pipe. Tout en la tenant dans la main gauche, en se contorsionnant, il a extrait de sa poche droite une boîte d’allumettes de ménage qu’il a agitée machinalement, comme pour vérifier son contenu. Sans quitter le plafond des yeux, il a poussé d’un doigt le petit tiroir de balsa pour en sortir une allumette qu’il a enflammée sur le grattoir. Il s’est redressé dans son fauteuil, il a approché la flamme de la pipe et, en creusant ses joues, il a aspiré trois fois, expirant autant de petits nuages de fumée grise. Il a ôté son bracelet-montre et l’a posé tout en haut de son bureau. Enfin, tout en jetant un regard sur l’ensemble de la classe, il a déployé bruyamment son journal et s’est plongé dedans.

Absorbé dans ma contemplation de cette calme activité, j’avais oublié un instant la situation dramatique dans laquelle je me trouvais. Mais bientôt, la feuille jaunâtre qui flamboie toujours sur mon pupitre a attiré à nouveau mon regard. Les petites lettres violettes et les grands symboles mathématiques se sont remis à s’entremêler de façon anarchique et incompréhensible.

La suite, demain…

2 réflexions sur « Quatre heures de maths – 1ère partie »

  1. Ah Rabelais! Un écrivain qui savait vivre, lui!

    Ce n’est pas la fin de la seconde phrase de la citation: « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme! » qui est importante. C’est celle qui la précède et que Larousse a eu la sagesse de conserver dans son dico. des citations françaises.

    Cette phrase clef se lit: « Parce que, selon le sage Salomon (qui, ici, n’est pas encore devenu chauffeur de Mr. Pivert incarné par louis de Funes dans ‘Rabbi Jacob’), sapience (sagesse) n’entre point en âme malivole. » (de mauvaise volonté, – précise Larousse -)

    Pourquoi la philo enseingée en classes terminales et en prépas françaises occulte-t-elle cette phrase clef (dans le sens premier du terme: elle ouvre la citation en donnant le sens précis de la seconde phrase)?

    Sans la première phrase on pourrait croire que la ‘science’ (discipline expliquant le fonctionnement de la nature) sans la conscience (con-science= ‘ce qui va avec’ [con] la science: comme la morale et la philo, toutes deux extérieures à l’âme ou au for intérieur de l’être humain) n’est que ruine de celui-ci.

    Avec la première phrase on se rend compte que science et philo se combinent pour donner ‘Sapience’ = sagesse selon Larousse.

    Ce ‘Sapience’ est l’aspect extérieur que l’on peut représenter en le photographiant, ou le concrétiser par l’écriture (incluant les formules algébriques ) le dessin, la peinture, le graphisme ou la sculpture.

    La ‘conscience’ (dont la signification est donnée par la première phrase) ne peut plus être extériorisée, c’est la faculté de décryptage (compétence ou incompétence du récepteur) c’est ma ‘carte écran radar’ ou la weltanschauung des teutons, l’esprit et le cœur des grands bretons… En bref, une faculté indissociable du récepteur-décodeur!

    et Rabelais d’affirmer en français contemporain: « La sagesse n’entre point dans un esprit en proie à la mauvaise volonté. » C’est le refus (suite à l’interdiction imposée par Dieu de consulter l’arbre de la connaissance sous peine d’expulsion du paradis et de condamnation à la vie terrienne) de s’ouvrir aux propos de l’autre et de le respecter. Paradoxalement ou inversement pour Rabelais, ce refus d’ouverture d’esprit, de volonté de compréhension et de respect du locuteur, dû à une mauvaise volonté du récepteur, conduit « à la ruine de l’âme! »

    L’essentiel n’est pas dans le propos clair ou pas du locuteur mais dans la disposition (mauvaise ou bonne) du destinataire!

    Cette citation montre bien que le Judaïsme (anté-Christ) du sage Salomon (qui n’est pas non plus le roi propriétaire de mines africaines) laisse une place énorme au rôle du destinataire dans la construction du sens qui va même jusqu’au refus de l’exposition aux produits communicationnels des autres.

    Il est intéressant de voir que les grands noms de la Renaissance française, dont beaucoup comme Montaigne et la Boëtie se sont secrètement convertis au protestantisme, insistent sur le rôle de cet acteur clef, qu’est le récepteur.

    Encore une fois, la croyance que le sens est ‘dans le texte’ est une pensée dérivée du sacrement catholique de l’Eucharistie qui veut que Dieu soit dans le pain et le vin!

    Cette obsession vaudouesque de l’hostie et du vin de messe (c’est à dire du produit communicationnel: les saintes écritures, le bréviaire, le catéchisme, etc.) a maintenu l’Occident pendant 2000 années dans l’incompréhension du phénomène de la communication.

    Certains éprouvent encore beaucoup de difficutés à s’exfiltrer de ce modèle fétichiste.

    Évidemment Philippe me dira que cette première phrase – que je soupçonne d’avoir été occultée faisait bien partie de la partie de la citation qui a été effacée. Il soutiendra qu’elle était bien sur le tableau durant le cours de philo. Nul ne le saura… à moins qu’il ait effectivement assisté à ce cours et y ait accordé toute son attention et qu’il n’y a pas préparé en catimini son examen du soir en physique nucléaire.

    Mais l’intérêt des œuvres disparues comme, par exemple, la plupart des écrits des Sophistes (les seuls philosophes grecs, – Socrate en étant le dernier mais pas le moindre – de la Démocratie athénienne, les autres, dont Aristote récupéré par le Christianisme, sont des propagandistes des tyrans qui ont suivi ce siècle de lumière) est qu’elles donnent beaucoup de place à l’imagination de celles et ceux qui auraient aimé les prendre en compte!

  2. Je me permets de publier à nouveau ce texte, déjà paru en septembre 2015. Je l’ai un peu allégé en le découpant en trois parties.
    A l’heure tout juste passée de la rentrée scolaire, cette histoire à peine romancée (elle ne s’appelait pas Tavia), vous fera vivre, je l’espère, l’angoisse quotidienne d’un Prépa de niveau moyen en 1960. Il m’arrive encore parfois d’en cauchemarder.
    Mais, comme disait cette rengaine de Franck Sinatra : « When I was nineteen / It was a very good year … »
    Wasn’t it ?

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *