Proust à longueur de phrase

Morceau choisi 

Marcel Proust est, entre autres, connu pour la longueur de ses phrases. Cette caractéristique en a découragé plus d’un qui s’en était allé joyeux pour des courses lointaines et qui abandonna toute Recherche après quelques pages. Elle  en a rebuté un plus grand nombre encore qui n’ont même jamais osé s’embarquer, effrayés par ces impressionnants chapelets de mots. J’en ai souvent parlé ici, mais aujourd’hui, je voudrais que vous fassiez cette expérience : voici une des plus longues phrases de la Recherche : « Canapé surgi du rêve… » (391 mots); installez-vous dans un coin où vous ne serez ni dérangé, ni observé ­— les toilettes me semblent un endroit tout à fait approprié car, la plupart du temps, elles répondent à ces deux conditions — lisez le texte à mi-voix ; dégustez et donnez m’en des nouvelles.

« Canapé surgi du rêve entre les fauteuils nouveaux et bien réels, petites chaises revêtues de soie rose, tapis broché de table à jeu élevé à la dignité de personne depuis que, comme une personne, il avait un passé, une mémoire, gardant dans l’ombre froide du quai Conti le hâle de l’ensoleillement par les fenêtres de la rue Montalivet (dont il connaissait l’heure aussi bien que Madame Verdurin elle-même) et par les baies des portes vitrées de Doville, où on l’avait emmené et où il regardait tout le jour, au-delà du jardin fleuri, la profonde vallée, en attendant l’heure ou Cottard et le flûtiste feraient ensemble leur partie ; bouquet de violettes et de pensées au pastel, présent d’un grand artiste ami, mort depuis, seul fragment survivant d’une vie disparue sans laisser de traces, résumant un grand talent et une longue amitié, rappelant son regard attentif et doux, sa belle main grasse et triste pendant qu’il peignait ;  incohérent et joli désordre des cadeaux de fidèles, qui ont suivi partout la maîtresse de la maison et ont fini par prendre l’empreinte et la fixité d’un trait de caractère, d’une ligne de la destinée ; profusion des bouquets de fleurs, des boites de chocolat, qui systématisait, ici comme là-bas, son épanouissement suivant un mode de floraison identique ; interpolation curieuse des objets singuliers et  superflus qui ont encore l’air de sortir de la boîte où ils ont été offerts et qui restent toute la vie ce qu’ils ont été d’abord, des cadeaux du 1er janvier ; tous ces objets enfin qu’on ne saurait isoler des autres, mais qui pour Brichot, vieil habitué des fêtes des Verdurin, avaient cette platine, ce velouté des choses auxquelles, leur donnant une sorte de profondeur, vient s’ajouter leur double spirituel ;  tout cela éparpillait, faisait chanter devant lui comme autant de touches sonores qui éveillaient dans son cœur des ressemblances aimées, des réminiscences confuses et qui, à même le salon tout actuel, qu’elles marquetaient çà et là, découpaient, délimitaient, comme fait par un beau jour un cadre de soleil sectionnant l’atmosphère,  les meubles et les tapis, et la poursuivant d’un coussin à un porte-bouquets, d’un tabouret aux relents d’un parfum, d’un mode d’éclairage à une prédominance de couleur, sculptaient, évoquaient, spiritualisaient, faisaient vivre une forme qui était comme la figure idéale, immanente à leurs logis successifs, du salon des Verdurin. »

Marcel Proust – La prisonnière – A la recherche du temps perdu

NDLR : toujours prêt à en découdre avec le petit Marcel, j’avais publié ici un texte en une seule phrase. Non seulement ce texte contenait 84 mots de plus, mais, au lieu de se contenter de décrire un salon, il racontait une histoire… Cette histoire vous pouvez la retrouver en cliquant sur son titre « Tout est revenu »       Proust, battu !

 

4 réflexions sur « Proust à longueur de phrase »

  1. Prodigieux de subtilité , comme un pinceau , dans une main qui dessine , suggère , et apprivoise, sans façon,presque avec pudeur….

  2. Ah! R-J en rajoute une couche sur le white supremacist locataire de la Maison Blanche la bien nommée du coup. Alors moi aussi je vais y aller d’un couplet en phrases courtes (rien à voir avec Proust):
    Trump serait-il hitlérien?
    On le dirait bien
    Et pas qu’un rien
    Ô combien!
    Dump Trump
    Dispense with Pence

  3. À Proust, pour rester chez les littéraires, (des philosophes allemands ont fait des phrases de plusieurs pages), il faudrait donc opposer Hemingway, connu pour son style télégraphique! Phrases hyper-courtes pour les dépêches du correspondant de guerre aussi pressé d’en sortir qu’il fut d’y entrer!

    Savoir où mettre ses points (ou poings) serait donc une aptitude aussi importante en littérature que sur le ring!

    J’en reste aussi chaos que l’Oval Office chaotique de la Maison Blanche du Grand Germanocrate Dodu!

  4. Heureusement qu’il y a des points-virgules, sinon ce serait « Proust à langueur de phrase ».

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