Viktor

temps de lecture : 4 minutes 

Saloperiedechieriedebordeldenomdedieudemerdedeputaindebordelaqueue !

L’homme qui vient de lancer vers le ciel cette étrange mélopée, mélange de colère, d’incompréhension et de désespoir, n’a ni le physique ni le costume de son interjection.
Nous nous sommes croisés il y a quelques secondes dans une allée du parc de Saint Cloud et j’ai eu tout le temps de l’observer alors que nous nous rapprochions l’un de l’autre.

Cette matinée de printemps s’annonçait bien. J’avais pris ma voiture et mon chien, j’avais payé l’exorbitant péage du Parc de Saint Cloud et m’étais garé dès la première place autorisée. La température était encore fraîche, le soleil brillait et le ciel bleu était transparent. Depuis le Rond de la Balustrade, la vue à contre-jour sur Paris par-dessus les immeubles de Boulogne était splendide et, maintenant, la grande allée de la Lanterne dessinait sa perspective devant moi.

C’est alors que j’ai vu l’homme qui venait à ma rencontre. Il portait un polo jaune vif à manches courtes de chez Ralph Lauren, un pull-over rouge jeté sur les épaules, un bermuda marron clair, des chaussettes de sport blanches  à double rayure jaune horizontale et des mocassins bordeaux de chez Weston. Le tout était surmonté d’une chevelure blonde mi-longue et mi-négligée et d’une paire de lunettes de soleil de chez Prada. L’ensemble était monté sur une bicyclette Raleigh modèle Town and Country, laquelle était liée par une corde rouge et un collier de cuir brun à motifs noirs à un grand setter irlandais rouge  (rouge est la couleur officielle des setters irlandais, les ignorants disent couleur feu, disons qu’ils sont marrons). L’homme pédalait doucement, droit sur son vélo, regardant devant lui, le chien trottinant sur son côté gauche, la corde formant une jolie parabole entre la poignée du guidon et le cou de l’animal. Nous nous croisâmes sans qu’il me jette un regard et, au passage, j’entendis : « Bien, Viktor, bien ». Viktor tourna légèrement la tête pour ne lancer à Sari qu’un petit coup d’œil que je trouvai un peu méprisant.

Le tableau était admirable en tous points : le costume, sorti tout droit des pages du Figaro Magazine, le vélo, aboutissement mécanique de cent ans d’éducation britannique, la laisse, le collier, tout. Mais ce que j’admirais surtout, c’était le dressage du chien, qui trottait droit devant lui, pelage au vent, sans dévier de sa course, même pour saluer ma chienne. Qui a eu deux Labradors à dresser, dont un sourd, connait les raisons de mon admiration.

Nous venions de nous croiser, et j’en étais là de mes réflexions lorsque le silence du parc fut interrompu par le long cri reproduit plus haut :

Saloperiedechieriedebordeldenomdedieudemerdedeputaindebordelaqueue !

Image de calme, de perfection et de maîtrise de soi trois secondes auparavant, le tableau vivant n’était plus maintenant que désordre, confusion et désolation. L’enchainement des malheureuses circonstances était facile à reconstituer :   Viktor avait perçu la présence d’un message parmi les odeurs du côté droit de l’allée et, jetant aux orties deux années de formation, il avait décidé que le caractère urgent de l’information nécessitait une lecture immédiate. C’est pourquoi il avait coupé au plus court en passant devant le vélo de la gauche vers la droite, ce qui avait entraîné, en même temps qu’une brusque tension de la corde vers la droite, une rotation inattendue du guidon dans la même direction, rotation à laquelle l’équilibre du vélo, bien que britannique, n’avait pas résisté.

Saloperiedechieriedebordeldenomdedieudemerdedeputaindebordelaqueue !

L’homme est à terre, en train de démêler ses mollets du cadre de la machine, puis, debout, il s’occupe à ôter les petits graviers de ses écorchures aux genoux et aux coudes, tout en achevant son imprécation.
Dans la chute, la laisse s’est dégagée du guidon de la bicyclette et le chien libéré a plongé sa tête en remuant la queue de bonheur dans un fourré à quelques mètres de l’allée carrossable, totalement sourd aux insultes de Ralph Lauren. Ayant sans doute achevé la lecture de la missive et certainement pris goût à la liberté, Viktor s’éloigne en gambadant vers d’autres chiens qui passent par là, l’extrémité de sa laisse bondissant derrière lui.
Le maître jette quelques cris vers le fuyard, alternant les ordres virils («Viktor! Ici, aux pieds! »), les douces prières (« Allez, Viktor. Viens, mon chien, on rentre ! ») et les gros mots (voir plus haut). Devant l’échec de ses trois types de tentatives, il se met à courir après son chien, dans l’herbe mouillée, en poussant son vélo d’une main, tandis que de l’autre, il fait tournoyer son pull over rouge au dessus de sa tête.

C’est décidément une belle matinée.

3 réflexions sur « Viktor »

  1. Cet homme, son chien et son vélo Town and Country, j’aurais pu le croiser dans Central Park à New York, dans les jardins de la Villa Borghese à Rome, dans le parc de la tête d’Or à Lyon, ou dans je ne sais quel jardin à Bordeaux tout aussi bien qu’à Saint Cloud où cette rencontre du troisième type s’est produite. Ce genre de snobisme-affectation-raffinement n’est pas une spécialité parisienne, mais seulement une spécificité urbaine, dans le sens de citadine et non dans celui d’aimable. Heureusement qu’il y a des gens comme ça, des gens dont le sens du ridicule, définitivement ou momentanément absent, nous permet d’exercer notre verve critique ou seulement amusée et bienveillante.

  2. Des nouvelles de Paris. J’ai commencé à « connaître » Paris avec Les trois mousquetaires, ses rues et ses hôtels particuliers. Aujourd’hui c’est donc avec Philippe que je parfais ma formation. On ne s’en lasse pas : des parisiens, avec leur petit côté gommeux bien chic, et qui parviennent à se casser la gueule en vélo à la vitesse d’un chien en promenade. Faut pas qu’ils descendent le Tourmalet dis donc !
    On se moque, on se moque, mais va donc retrouver ton chemin dans les rues de Paris.

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