Un 8 novembre

Voici ce qu’écrivait mon grand-père il y a exactement cent-trois ans.

8 novembre
Je viens de passer cinq jours inoubliables. Mon sang froid m’étonne, mais j’ai eu terriblement peur de ne pas pouvoir tenir ma place. Pourtant, je ne sais pas si je pourrai retrouver cette sérénité, ce sang froid maintenant que j’ai vu. Est-ce que dans d’autres pareilles circonstances, des visions terribles ne viendront pas faire assaut à ma raison et me faire faillir ?

Quand j’écris ces notes, le dimanche 8 novembre, j’ai eu une nuit de repos, j’ai bien déjeuné et j’ai l’esprit en repos. Je ne suis presque plus sous l’impression déprimante d’hier qui m’a abattu et où la seule idée de retourner aux tranchées me faisait frémir. Aujourd’hui, je l’envisage avec plus de fermeté, cependant sans désir d’y retourner.

Le 2 novembre, nous sommes partis pour les tranchées. La route est extrêmement pénible, car, comme nous devons traverser un plateau complètement découvert, il faut ramper sous une grêle de balles. C’est seulement le début. Nous arrivons aux étroits boyaux qui desservent les tranchées. La marche est difficile. Je suis couvert de sueur. On me place en soutien de mitrailleuse à cent mètres des boches.

La nuit est calme.

Au petit jour, nous apercevons les Allemands qui creusent une tranchée. Toute la journée, ce sera une fusillade ininterrompue sur toute la ligne. Quand une balle frappe les tôles des guetteurs ou un camarade, comme au stand de tir, les autres indiquent. Les Allemands en font autant. Cette façon très crâne nous donne confiance et petit à petit, cela nous empoigne : j’ai vu des gens d’ordinaire très peureux se placer gaillardement dans un créneau et faire le coup de feu.

La nuit, il fait un clair de lune merveilleux et on distingue très bien les tranchées allemandes. Silence sur les lignes.

Aujourd’hui, 3 novembre, j’ai 36 ans. Ce matin, il fait du brouillard et je pars avec un sergent et quatre zouaves pour planter des piquets et tendre des fils de fer devant les tranchées. Le courage est comme tout, communicatif, et c’est sans hésitation que je suis mes camarades.

Nous restons sortis près de trois quarts d’heure, et ce n’est que vers la fin que les Boches nous devinent et tiraillent de notre côté. Mais ils tirent trop haut et nous rentrons indemnes.

A 8 heures, le soleil chasse la brume et à 10 heures, un Taube nous survole. A midi, l’artillerie allemande commence ses tirs de réglage. Ils sont à peu près bons.

A 3 heures, c’est le bal complet : éclatements, lueurs, chocs, sifflements. C’est fou, ahurissant, sinistre ; la terre tremble, des souffles nous couchent dans les tranchées. Les Allemands envoient sur nous des grenades et des fusées lumineuses.

Nous sommes debout, baïonnette au canon, prêts à l’attaque que nous attendons d’un moment à l’autre, car les tranchées allemandes sont silencieuses. C’est de mauvais augure. Les officiers passent dans les tranchées en nous recommandant de nous tenir sur nos gardes. Un caporal et quatre zouaves se portent à vingt mètres en avant pour servir de petit poste. Une méprise se produit et l’un des zouaves tue un des nôtres qui rampait en avant vers le petit poste.

10 heures, coliques

11 heures, le petit poste se replie sous le feu et nous annonce l’arrivée des Allemands. Ils sont en colonne par quatre. C’est absolument déconcertant et effrayant.

Les Zouaves, qui ont déjà assisté à de pareils assauts, sont calmes et nous donnent des conseils. Nous commençons à tirer.

Malgré cet ouragan de feu, les colonnes avancent toujours. Nos obus de 75 tombent dans leurs lignes et y produisent des effets effroyables. La mitrailleuse marche, mais ils avancent toujours. Avec une acuité étrange, je sens tout le danger de notre situation, je sens qu’il faut résister à tout prix, et tous sont comme moi : nous tirons avec rage.

Ils sont sur nous. Nous sommes obligés d’évacuer les tranchées. Mais à peine étions nous en arrière qu’un officier s’élance en tête et commande : « A la baïonnette ! »

Alors, c’est la ruée générale, c’est une lutte effroyable. Nous reprenons nos positions et, emportés par l’élan, nous nous portons sur les positions allemandes et nous les enlevons. Les tranchées sont si étroites que nous nous battons à coups de crosse, à coups de poings, à coups de tête.

Le jour s’est levé pendant l’attaque et nous ne pouvons plus nous replier vers nos anciennes tranchées, car le terrain que nous venons de franchir est balayé par l’artillerie et par le feu de l’infanterie allemande qui s’est retranchée sur la crête. De la tranchée où nous sommes, nous sortons les corps de cinquante-neuf Allemands, que nous plaçons en avant. Derrière nous, il reste environ deux cents corps allemands et une vingtaine des nôtres. Certains sont blessés, mais il nous est impossible de leur porter secours.

A la nuit, nous repoussons une contre-attaque. Pendant toute la journée et toute la nuit, nous travaillons au creusement d’un boyau pour rejoindre nos anciennes tranchées.

Clair de lune. Nous relevons cinq blessés français et quelques Allemands.

Journée de bombardement. Vers 5 heures, nous rejoignons nos camarades. Sentiment de délivrance.

 

ET DEMAIN, UNE CHAMBRE AVEC VUE, DU CANTAL A LA SAUCE HOLLANDAISE

 

Une réflexion sur « Un 8 novembre »

  1. Quelques chiffres, les pertes humaines pendant la guerre de 14 :
    18,6 millions de morts dont 9,7 millions de morts chez les militaires et 8,9 millions de morts chez les civils, on estime à 1 milliard le nombre d’obus tirés par les belligérants,
    pertes humaines pendant la guerre de 40 :
    entre 62 et 75 millions de morts, entre 40 à 55 millions de civils tués, entre 22 à 25 millions de militaires tués dont 5 millions sont morts en captivité.
    Rien ne sert de leçon puisque depuis la nuit des temps l’homme fait la guerre et continuera !

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