Au petit fer à cheval

temps de lecture : 4 minutes 

Couleur café n°22

 Au petit fer à cheval
30 rue Vieille du Temple Paris 4°

Je ne suis jamais allé dans ce café, et rarement dans cette rue. Le 4ème, ce n’est pas mon quartier. Ce n’est pas que je ne l’aime pas ou que je le méprise ou même qu’autrefois, je l’aie trouvé trop décrépit et aujourd’hui trop bobo, trop « touriste », mais je ne le connais pas et, comme disait Boubouroche, je n’y ai pas mes habitudes.

Pourtant cette photo, prise 16 mai 2017 à onze heures quarante-trois, pourrait bien me donner envie d’en créer, des habitudes.

Regardez-là attentivement. Agrandissez-là au besoin :

Remarquez d’abord les vélos : depuis que la rue a été interdite à la circulation, on ne voit plus que ça, par ici. Remarquez aussi les deux calorifères de terrasse, rangés sur le côté pour le moment, car il fait beau et doux. On ne voit plus que ça aujourd’hui : vélos, terrasses et calorifères, c’est tout le Marais ! Mais maintenant, passons aux choses sérieuses :

Vous voyez ces huit chaises installées sur le trottoir —on n’ose pas dire « en terrasse » tant elle est étroite —, vous voyez ce carrelage à arabesques, ce bar mouluré ? Vous le voyez ce serveur en tenue classique, portant par habitude son plateau de service bien à plat sur sa main gauche, négligemment appuyé contre la maigre colonne et attentivement tourné vers son unique cliente ? Il s’appelle Patrick. Vous la voyez, elle, se détachant sur ce fond de bouteilles d’apéritifs, assise sur ce tabouret de bar et tenant dans ses mains un sandwich jambon-emmenthal ? Elle porte la stricte robe noire légèrement décolletée des vendeuses des magasins chics de la rue. Elle, elle travaille chez Alamy et c’est sa pause déjeuner. Elle a posé son sac sur le tabouret voisin, peut-être par commodité, peut-être pour éviter d’être importunée par un éventuel voisin de comptoir. Elle a déployé un magazine devant elle, mais pour le moment, elle répond gaiment à la plaisanterie que vient de lui lancer le serveur sur le temps qu’il fait. Son nom est Emilie.

Dites-moi : à cet instant, vous n’avez pas envie d’y entrer dans ce cadre, et de vous installer en terrasse, là, à la table de gauche ? Vous vous assoiriez sur la chaise en rotin qui craquerait légèrement sous votre poids. Vous vous retourneriez à moitié vers le serveur en disant « S’il vous plait ?… ». Patrick interromprait à regret sa conversation avec Emilie.
—Et qu’est-ce que ce sera ? vous dirait-il en faisant mine de contourner la colonne tout en essuyant son plateau d’un air professionnel.
—Un verre de Chardonnay, s’il vous plait…bien frais, préciseriez-vous en vous recalant sur votre siège et en éprouvant machinalement la stabilité de la table.

Satisfait par le confort offert par la terrasse, apaisé par le calme de la rue qui s’étalerait immobile devant vous, bercé par la voix d’un commentateur émanant d’une très lointaine télévision, rassuré par la certitude de l’arrivée prochaine de votre verre ballon rempli du beau liquide doré que vous avez commandé, vous seriez presque heureux, en paix avec le monde, prêt à pardonner toutes les offenses qu’on vous aurait faites. Alors, vous sortiriez votre téléphone de votre poche, vous croiseriez votre jambe droite sur votre jambe gauche et, d’un index nonchalant, vous commenceriez à balayer sur l’écran les nouvelles du jour.

Pendant ce temps, Patrick aurait extrait la bouteille choisie de dessous le bar et, interrompant à nouveau sa conversation avec Emilie, il dirait :
—Trois euros quatre-vingt. Il est assez frais ? Vous voulez des glaçons ?
—C’est parfait, merci.

A cet instant de simple et pur bonheur, n’auriez-vous pas envie d’intervenir dans le bavardage en cours ?  Une intervention anodine, à brûle-pourpoint, quelque chose de léger et brillant à la fois, teinté d’humour et de culture, une intervention du genre :
—Et encore, ce serait sans compter les sujets de mécontentement …
ou bien :
—Oui, bien sûr…mais jamais le Dimanche !

Vous avez pris le risque, celui de troubler le petit moment quotidien d’amitié entre Patrick et Emilie, celui de vous faire regarder comme un intrus. Mais c’est une réussite : votre brève de comptoir vous a gagné d’emblée la sympathie de vos deux interlocuteurs et maintenant, ça y est, vous vous sentez dans le cadre. Vous faites partie du tableau. Vous pouvez reprendre tranquillement le compte-rendu des dernières rodomontades de l’Aldo Maccione de la Maison Blanche.

Demain la suite. Etrange, la suite : Couleur café n°23

2 réflexions sur « Au petit fer à cheval »

  1. « Brève de comptoir »… très joli périphrase, très imagée, pour désigner une de ces dames qui attendent l’autobus là où il n’y a pas d’arrêt. Il faudra que je la replace.
    Pourtant, dans ma petite histoire, il n’y a aucune place pour ce genre de brève.
    Mais bien sûr, on sait que dans un texte, chacun peut y trouver ce qu’il y apporte. C’est d’ailleurs ce à quoi j’engage mes lecteurs dans le texte suivant : « Au petit fer à cheval – le commencement ».

  2. Bravo. je sais maintenant ce qu’est « une brève de comptoir! » – Jeune femme en robe noire légèrement décolleté qui n’a pas osé mettre son sac à main sur la chaise du bout gauche de la terrasse quand on rentre! Je suppose! Si elle l’avait fait, je n’aurais jamais su qu’elle en était une… brève de comptoir!

    J’attends avec impatience que le rédacteur en chef m’explique mon erreur!

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