Lettre d’Elizabeth à Sophie

Bonjour Sophie,

Comment vas-tu ? Depuis que tu as trouvé ce travail si lointain, je pense à toi souvent et je réalise à quel point la vie était légère quand nous étions étudiantes et que nous la découvrions ensemble. Comme nous l’aimions cette vie pleine de choix, d’ambitions, de surprises, nous avancions insouciantes et joyeuses. Tant qu’on n’a pas souffert, quel merveilleux  cadeau que d’exister. Nous étions fières de cette liberté que nous avions arrachée à nos parents, rien ne viendrait l’entraver, nous nous l’étions juré.

Mais François est arrivé et tout a changé. Dès le début, tu t’es méfiée, j’aurais dû t’écouter. Pour lui, j’ai tout abandonné, je l’ai suivi, j’ai consenti à tout. Tu me regardais l’air attristé. Tu avais peur pour moi, effondrée de voir la fille libre et décidée que j’étais, se soumettre aussi facilement. Et il y a deux mois, au bout de cinq années, il m’a quittée. Brusquement, sans explications. Il a gommé toutes traces de lui dans la maison : plus de vêtements traînant partout, ses livres ont disparu, ses disques aussi. Il n’y a plus qu’une seule brosse à dents dans la salle de bain, qu’un seul peignoir, il est parti, parti… Je suis moi aussi seule, horriblement seule pour la première fois de ma vie.

Je ne ressemble plus à la jeune fille tranquille de la photo que je t’avais donnée autrefois. Tu sais, celle avec le petit chemisier à col rond que je portais souvent pour aller à la fac. Je n’ai plus cet air net et sage d’alors. Maintenant j’ai l’aspect négligé et vaincu des femmes désespérées, des idées de suicide hantent mes nuits et mes journées sont longues et vides à périr. Je sais aujourd’hui que l’on peut mourir d’un chagrin d’amour. Autrefois ça me paraissait risible, hors de ma portée, mais c’était faux. J’en suis là.

Quand je l’ai vu devant la porte avec ses valises, j’aurais pu le gifler, le battre, il n’était plus temps de raisonner, mes beaux discours ne servaient à rien. Seul quelque chose de brutal aurait pu m’aider. Mais je suis restée là, impuissante, ne réalisant pas vraiment que c’était sérieux, définitif, affreux…

Et dire qu’à un moment nous avons failli nous marier ! Nous voulions un enfant. L’enfant de deux gamins irresponsables, la belle affaire ! Car nous n’avons jamais pris le temps de devenir des adultes, nous étions incapables de faire des concessions, de penser à l’autre, d’être un vrai couple. Que serait devenu un malheureux gamin là-dedans ? Egoïstement, je ressens maintenant ce manque d’enfant. Si j’en avais un, j’aurais une bonne raison de m’habiller le matin, de faire bonne figure, de vivre… Au début, si j’avais insisté nous aurions vraiment pu nous marier. Nous calculions toutes les bonnes raisons de le faire et  rêvions de désoler notre entourage qui voyait la catastrophe se profiler. Je te le dis, nous étions de sales gosses… Mais des mois se sont écoulés et nous étions passés à autre chose.

Après son départ, je me suis retrouvée avec des envies de meurtre. Tout ce temps perdu à nous faire mal alors que je découvre qu’il m’était indispensable…

Il s’est installé à l’étranger, c’est ce que m’ont affirmé certains de ses amis, et en dépit de tout, je serais prête à me ruiner pour aller le rejoindre. Je suis inguérissable, je ferais n’importe quelle folie s’il me le demandait. Mais il ne le fera pas.

Et je reste chez moi à attendre une lettre, un signe, n’importe quoi… Je n’ouvre même plus les volets, j’ai pris l’habitude de noyer ma peine en buvant un verre, deux verres… Je guette le moment où je flotterai loin de lui, délivrée… Un jour, j’ai peur de boire jusqu’à m’évanouir, jusqu’à mourir.

Oublier, je voudrais oublier. Redevenir petite fille. Je mettrais une robe bleue avec des smocks, de celles que Maman aimait tant et je ne ferais pas d’histoires. Je porterais des chaussettes blanches et des souliers à boucles. J’aurais les genoux écorchés et de l’encre sur les doigts. Je rêverais du Père Noël et du Prince Charmant. J’oublierais le désir de vivre libre qui m’a fait quitter la maison de mes parents. Revenir en arrière, en aurais-tu envie toi aussi ? Nous pourrions, la main dans la main, repartir pour de nouvelles aventures. Recommencer, avec quelques années de plus, mais sans doute aussi, un peu plus de sagesse. J’ai besoin de ta main dans la mienne pour me donner le courage nécessaire.

Voilà, Sophie, ma triste histoire. J’attends ta réponse qui de toute façon me fera du bien. Je te souhaite heureuse et ne m’ayant pas oubliée.

Ton amie, Elizabeth.

 

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