La cerise sur le gâteau

Le réveil sonne. Pas une vraie sonnerie, plutôt un genre de klaxon. Elle déteste ce bruit et sursaute. Il est sept heures trente, il serait temps de se lever, mais avant, elle s’étale encore une fois dans le grand lit tiède où elle est seule : Louis est parti la veille à Toulouse. Il se donne des airs importants quand sa boîte l’envoie en province. Lui et son fidèle attaché-case, cette idée la fait bien rire.

Ce matin, elle ne ressent pas l’élan qui devrait la mettre à bas du lit. Elle est seule, si tranquille. Penser à ce qui l’attend : la foule du métro, les heures au bureau, enfermée avec un travail sans intérêt, les collègues agaçants… Elle les voit déjà : Monsieur Poinseau son chef pointilleux, Simon qui a toujours perdu quelque chose et la dérange constamment, Suzanne et son sourire pincé. Il y a aussi Alma qui se prend pour une star et qui ne s’appelle sûrement pas Alma, plutôt Janine ou quelque chose comme ça…

Non, pas ce matin, elle ne pourra pas les affronter. Impossible de se lever. Ce serait si bon une journée pour elle toute seule, si bon de se lover dans les draps jusqu’à l’écoeurement, de se mitonner ensuite un petit déjeuner digne de ce nom. En cherchant bien, elle trouverait une boîte de cacao, du lait, du pain qu’elle ferait griller, de la confiture… Oui, c’est ça, avec en plus un jus d’orange.

Après, un bain. Un grand bain avec de la mousse. Prendre son temps. Pas de douche rapide avec Louis qui attend derrière la porte…

Une fois sortie de l’eau, elle s’enduirait le corps de crème, essaierait des maquillages, se parfumerait…

Elle reste plongée dans son rêve un moment, mais soudain ses yeux rencontrent le cadran du réveil. Déjà neuf heures, elle devrait être au bureau. Tout ça c’est bien beau, mais que va-t-elle leur dire ? Elle n’a aucune excuse valable pour justifier son absence. On va la renvoyer ! Elle va tous les avoir contre elle, non seulement eux, mais Louis s’y mettra aussi. Il la traitera de folle, parlera des traites de l’appartement, il les lui jettera à la figure, les traites. Elle se sent mal.

Et la voilà debout, affolée. Elle s’habille vite, vite, se coiffe n’importe comment, prend son manteau, son sac et le ventre vide, quitte l’appartement et se jette dans l’ascenseur.

Du sixième étage au rez-de-chaussée, elle a le temps de se regarder dans la glace blafarde de la cabine. Horreur, elle y voit une femme blême, ébouriffée, presque vieille. Est-ce ainsi qu’ils l’ont transformée ? Ils se sont tous ligués contre elle, ils ont tué la jeune fille insouciante qu’elle était ! Elle sort en courant.

Arrivée, tout est comme elle s’y attendait, son chef lui assène que c’est bien la dernière fois qu’il tolère un retard, Simon fouille l’air hagard dans ses dossiers, ladite Alma est en train d’aguicher le petit Julien de la comptabilité, Suzanne, la vieille fille, n’a pas un regard pour elle.

Rien ne va. On a touché à ses affaires, sa table qu’elle range soigneusement tous les soirs est couverte de papiers, son ordinateur débranché, elle cherche en vain sa gomme !

Elle les déteste tous. Tous à jeter. Et pourquoi pas Louis en même temps. Louis et son cartable ! Tous à jeter !

Comment en est-elle arrivée à penser ça de Louis ? Son bel amour des débuts, comment a-t-il pu s’évanouir si vite ? Pourquoi a-t-il joué ce jeu là, leur construire brique à brique une vie réglée, prévue dans ses moindres détails, sans trace de fantaisie. Toujours la même chose…

Et ça va continuer comme ça, continuer de cette façon pendant des jours, des semaines, des années ? Enfermée vivante avec eux, alors qu’ailleurs il y a de l’herbe, des fleurs, des bois ? Elle sera vite la vieille femme entrevue dans l’ascenseur qui partira sans espoir tous les matins et rentrera le soir sans joie ! Déjà, elle ressent une lourde fatigue lui tomber sur les épaules, elle ne s’enthousiasme plus pour rien, bientôt elle rentrera dans leurs rangs immuables, elle sera comme eux…

Elle attend qu’on l’ait un peu oubliée en rangeant son bureau avec soin. Puis, discrètement, serrant son sac contre elle, elle va chercher son manteau. Personne ne la remarque.

Et la voilà qui fuit, fuit très, très vite comme si le diable lui courrait après. Une fois chez elle, elle sort la grosse valise des vacances, la grise, celle avec des roulettes. Elle y entasse d’abord ce qu’elle aime : le pull bleu, le rose, quelques tee-shirts, trois pantalons, la robe à fleurs de ses vingt ans. Puis, comme il reste de la place, elle ajoute tout ce qu’elle trouve : des sandales, des maillots, une veste blanche. Ne pas oublier la trousse de toilette, très important la trousse de toilette ! Elle s’affole, comme si quelqu’un allait la retenir.

Sa tâche terminée, elle referme les placards, les tiroirs, la fenêtre qu’elle avait laissée ouverte le matin. Sans un regard de plus derrière elle, la voilà dans la rue où elle appelle un taxi.

« Gare Montparnasse ! » Elle ne sait pas pourquoi elle a demandé ça au chauffeur, par hasard. Mais une fois qu’elle l’a dit, elle sait qu’elle verra l’Océan.

Le taxi s’arrête un court instant devant la banque où elle vide son compte, sans plus penser aux traites. Adieu les traites, elle plane.

A la gare, elle achète un billet. Pour où ? Elle ne sait d’abord pas. Puis elle se décide : pour très loin, le plus loin possible…

Elle a la tête qui tourne un peu. On la bouscule. Qu’importe, la voilà légère, joyeuse, libre. Son train part dans une heure, elle va aller prendre un café, s’acheter des journaux, du chocolat La vraie vie commence. Elle se mêle à la foule et s’y perd…

 

ET DEMAIN, UNE BELLE BOUTIQUE A ROME

 

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