La bulle

Il y a des moments où je me demande depuis combien de temps je suis là, immobile, coincée, littéralement comprimée à raison de dix-sept kilogrammes par centimètre carré avec des millions d’autres semblables pour former cette immense galette plate et ronde qui constitue mon univers.

Comment je suis arrivée là, j’en ai perdu le souvenir. Suis-je née là, m’y a-t-on amenée, je l’ignore. Peut-être ai-je toujours été là ? Peut-être y suis-je pour toujours ? Comment savoir ?
Comment savoir aussi pourquoi je suis là, pourquoi nous sommes toutes là, depuis une éternité, sans qu’il ne se passe rien, jamais ? A quoi sert-on ? Servira-t-on un jour ? Quel est le sens de tout ça ?

J’ai essayé de communiquer avec mes voisines d’à côté, de devant, de derrière, mais elles sont comme moi, exactement comme moi, elles ne savent rien, rien de rien.
Comme j’ai la chance d’être à la surface, j’ai eu des occasions de me frotter à l’univers du dessus. Eh bien, croyez-moi si vous voulez, là-haut, elles ne se posaient même pas la question.

C’est au moment où je me demande pour la cent millième fois d’où je viens, qui je suis, où je vais et toute cette sorte de choses, qu’un évènement extraordinaire se produit. Ma galette se met à bouger, celle du dessus aussi, tant et si bien que je rencontre de nouvelles voisines. Mais je n’ai pas le temps de faire connaissance, car une lumière apparait, tellement vive que je ne vois plus la galette du dessus. Cette lumière ! Incroyable ! Blanche, toute blanche ! Et moi aussi je suis blanche, et mes voisines, et tout l’univers ! Et puis, quelle vue splendide ! Du blanc, du bleu foncé, encore du blanc, encore du bleu foncé ! Ma parole, on tourne ! C’est ça, on tourne ! Ah, qu’est-ce que je suis contente d’être en surface ! Ce que c’est chouette !

Mais qu’est-ce que c’est que ce truc, là, en dessous, ce truc qui monte lentement vers moi ? Qu’est-ce que c’est que cette chose bizarre, cette surface qui ondule doucement ? Et d’un seul coup, je sais. Je sais ce que c’est, je l’ai toujours su. Ce doit être l’instinct. C’est cette chose enfouie tout au fond de ma mémoire, cette chose magnifique, cette chose que j’ai connue autrefois, cette chose qui va me faire vivre ma vie. C’est l’Eau. Enfin, voici l’Eau !

J’ai dû être la première à la toucher. J’en avais tellement envie. Ça m’a fait tout drôle. Tout d’abord une sorte de frisson dans les liaisons, puis une sensation de plaisir, un plaisir de plus en plus intense au fur et à mesure que des inconnues venaient se frotter à moi. Elles hésitaient un peu, tournaient autour de moi, jusqu’à ce que l’une d’entre elle se décide, qu’elle s’approche et qu’enfin elle se mélange. L’extase…

Maintenant, je me sens toute chose, comme si j’étais une autre, différente, tellement différente que j’ai envie de larguer les amarres, de quitter pour toujours ce monde ennuyeux et surpeuplé. Je me sens légère, indépendante, importante, je me gonfle de moi-même et, miracle, je me détache, je me libère, je m’élève, je m’envole !

Je suis un peu déçue quand je m’aperçois que je ne suis pas la seule à monter au ciel. Je peux en voir une bonne demi-douzaine qui zigzaguent au-dessus de moi et j’en sens aussi deux ou trois qui me poussent par derrière. C’est devenu une sorte de course. Je fais ce que je peux pour passer devant les autres. On se démène, on se bouscule, on se dépasse… Qu’est-ce qu’on rigole !

Je me demande jusqu’où on va monter comme ça. Mais j’aperçois la surface. Je l’avais oubliée celle-là. C’est vrai qu’il s’est passé tellement de choses depuis que je l’ai traversée…Je vais bientôt y arriver. Je vois celles qui sont devant moi la crever, s’y accrocher un court instant, devenir de plus en plus grosses et disparaître d’un seul coup.

Mais que se passe-t-il là-haut ? Que devient-on de l’autre côté ? Est-ce qu’on meurt, est-ce qu’on disparait à jamais quand on sort de l’Eau ? D’un seul coup, j’ai peur, je ne veux plus monter, je veux rester là, dans l’Eau, avec les autres, à gigoter, à faire la course, à m’amuser… Mais c’est impossible, je n’arrive pas à redescendre, ni même à faire du sur place. Alors je comprends qu’il est inutile de lutter, qu’on ne revient pas arrière, qu’il vaut mieux se laisser aller, que ce sera moins pénible comme ça. Je ne résiste plus, j’accepte de monter, j’accepte d’atteindre la surface, je l’atteins, je la franchis… Et là, d’un coup, j’embrasse un nouveau monde, un monde immense, un monde lumineux, un monde dans lequel je sais que je vais vivre une nouvelle vie, une vie meilleure, une vie merveilleuse.

Alors je lâche tout, et j’éclate de joie.

 

2 réflexions sur « La bulle »

  1. Ce texte date de l’hiver dernier. Il résulte d’une séance d’atelier d’écriture un peu particulière. Ce soir-là, l’animatrice plaça devant chacun des participants un verre rempli d’eau et y laissa tomber un cachet effervescent. Elle nous demanda alors d’observer le phénomène qui se produisait et d’en tirer un texte court. « La bulle » est ce que j’en ai fait.
    On ne manquera pas de remarquer que la fin de ce texte est ouverte : après qu’elle ait éclaté, la bulle vivra-t-elle une nouvelle vie comme elle le croit, ou bien sera-t-elle définitivement dissoute dans le néant ? Avec l’autorisation de l’auteur, le lecteur choisira la métaphore qui lui convient.

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