Flaubert au travail

Morceau choisi

Voici un les 5 versions de travail et la version définitive d’un très court extrait de Madame Bovary. Dans ce passage, Flaubert décrit le panorama de la ville de Rouen découvert par Emma Bovary lorsqu’elle se rend à Rouen pour y rejoindre son amant Léon Dupuis.
L’examen des six versions de ce qui n’est que l’un des paragraphes qui compose la description de ce paysage met en évidence l’ampleur du travail de réécriture, de dilatation puis de condensation  auquel se livrait le grand Gustave avant de se montrer satisfait.

1

Toute la ville apparaissait.

Descendant en amphithéâtre, noyée dans le brouillard… Entre deux lacs, le champ de Mars, lac blanc à gauche, et la prairie de Bapaume à droite, tandis que, du côté de Guivelly, les maisons allaient indéfiniment jusqu’au môle, à l’horizon qui remontait. La rivière pleine jusqu’au bord. Sa courbe. Les bateaux dessus. Forêt de mâts rayant le ciel gris dans hauteur de bord, aplatis, étant vus à vol d’oiseau et avec une immobilité d’estampe. Les îles sans feuilles comme de grands poissons noirs arrêtés….

 

On longeait un grand mur, et la ville entière apparaissait.

Descendant tout en amphithéâtre jusqu’au fleuve et perdue dans le brouillard, elle semblait resserrée entre deux lacs, le champ de Mars à gauche qui était blanc, et la prairie de Bapaume à droite, qui était verte, tandis qu’elle s’étalait (s’élargissait) au-dessous et peu à peu s’éparpillait inégalement, elle se répandait en filets, comme de grandes rainures jusqu’à l’horizon, traversée par une barre d’un livide sombre : la forêt des sapins. Ainsi vue d’en haut et presque à vol d’oiseau (d’horizon), la Seine, pleine jusqu’au bord, arrondissant sa courbe, semblait ne pas couler. Les navires tassés contre les maisons avaient l’air aplatis sur l’eau, et leurs mâts, comme une forêt d’aiguilles, perçaient le ciel gris avec une immobilité d’estampe, et les longues îles sans feuilles semblaient çà et là sur la rivière de grands poissons noirs arrêtés.

3

Enfin, d’un seul coup d’œil, la ville apparaissait.

Descendant tout en amphithéâtre et noyée dans le brouillard, elle s’élargissait au-delà des ponts confusément, qui allaient en s’interrompant çà et là. La campagne prolongeait inégalement ses constructions blanches jusqu’au renflement de l’horizon (jusqu’à l’extrémité du paysage que terminait comme une longue barre verte la forêt des sapins). Ainsi vu d’en haut et presque à vol d’oiseau, le paysage tout entier avait l’air immobile comme une peinture. La Seine, pleine jusqu’aux bords arrondissait (allongeait) sa courbe au pied des coteaux verts. Les navires du port, tassés tous ensemble à l’ancre, aplatis sur l’eau, restaient avec une immobilité d’estampe. Les îles de forme ovale semblaient de grands poissons noirs arrêtés.

4

D’un seul coup d’œil, la ville apparaissait.

Descendant tout en amphithéâtre et noyée dans le brouillard, elle s’élargissait au-delà des ponts confusément ; puis elle rayait (les prairies) la pleine campagne, avec le prolongement multiplié de ses constructions plus blanches, qui s’arrêtaient à la fois inégalement éparpillées, et ensuite, une large surface verte, que coupait comme une barre sombre la forêt de sapins, montait toujours d’un mouvement égal et monotone jusqu’à toucher au loin la base indécise du ciel pâle. Ainsi vu d’en haut (et presque perpendiculairement) le paysage tout entier avait l’air immobile comme une peinture. Les navires du port, que l’on eût crus aplatis sur l’eau, se tassaient dans un coin, amarrés contre les maisons, avec leurs mâts plus serrés qu’un bataillon d’aiguilles. Le fleuve, plein jusqu’au bord, s’arrondissait largement au pied des coteaux, des collines vertes, et les îles de forme ovale semblaient de grands poissons noirs arrêtés.

 5

Elle longeait un mur et la ville entière apparaissait.

Descendant tout en amphithéâtre et noyée dans le brouillard, elle s’élargissait au-delà des ponts, confusément. La pleine campagne que traversait comme une ligne sombre la forêt des sapins, remontait ensuite d’un mouvement monotone, jusqu’à toucher au loin la ligne indécise du ciel pâle. Ainsi vu presque perpendiculairement, le paysage tout entier avait l’air immobile comme une peinture : les navires ancrés avec leurs mâts, tassaient leurs mâts comme une forêt d’aiguilles ; le fleuve plein jusqu’aux bords, s’arrondissait largement au pied des collines vertes et les îles, de forme oblongue, semblaient être sur l’eau, de grands poissons noirs arrêtés.

 

Version définitive

Puis, d’un seul coup d’œil, la ville apparaissait.

Descendant tout en amphithéâtre et noyée dans le brouillard, elle s’élargissait au-delà des ponts, confusément. La pleine campagne remontait ensuite d’un mouvement monotone, jusqu’à toucher au loin la base indécise du ciel pâle. Ainsi vu d’en haut, le paysage tout entier avait l’air immobile comme une peinture ; les navires à l’ancre se tassaient dans un coin ; le fleuve arrondissait sa courbe au pied des collines vertes, et les îles, de forme oblongue, semblaient sur l’eau de grands poissons noirs arrêtés.

N.B. J’ai perdu le nom de l’auteur qui a recueilli ces différentes versions. S’il a lu ces lignes, ce qui serait fort étonnant mais très épatant tout à la fois, qu’il veuille bien m’en excuser et se signaler au Journal des Coutheillas pour que justice lui soit rendue.

 

3 réflexions sur « Flaubert au travail »

  1. Une ouverture intéressante et instructive sur la façon de travailler d’un écrivain…

  2. Cet exercice matinal m’a intéressé et j’ai cherché sur internet pour trouver l’auteur qui a receuilli ces versions de l’arrivée à Rouen. Je ne l’ai pas trouvé, mais j’ai trouvé un site qui analyse le texte et évoque en partie les versions successives. Ce site c’est: amis-flaubert-maupassant.fr. Allez voir, c’est gratuit et instructif.

  3. Aucun doute, la version définitive est la bonne, même si personnellement je préférais le « enfin » au « puis » en introduction, car c’est elle qui fait le mieux embrasser « d’un coup d’œil » le panorama de la ville dans l’imaginaire de lecteur et fait ressentir l’émotion produite sur Emma. Paris Match dira plus tard « le choc des photos, le poids des mots ». Sauf que là, il n’y a pas de photo à voir, que les mots pour créer le choc. Bravo Gustave! Quel dur métier que d’écrire, hein?

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