Anna, une vie brève

Anna, une vie brève

1

Un vacarme continuel, une odeur de soupe et partout de la laideur. Voilà ce qu’Anna se rappelle lorsqu’elle pense à son enfance. Elle revoit aussi ses frères galopant dans l’escalier, sa mère pleurant et son père vociférant en vain. Et pas un coin où on puisse être seul, où on échappe à la promiscuité.

Pire que tout, il y avait l’abattoir planté là-bas, juste au bout du jardin. Son père y travaillait. Elle n’a jamais pu effacer de sa mémoire la peur des animaux, leurs cris et le sang, le sang qu’elle avait vu deux ou trois fois, par un malheureux hasard.

Elle a quinze ans. Elle est toujours petite et frêle mais les garçons lui jettent maintenant des regards obliques.  Elle essaie de leur échapper, rase les murs, marche vite.  Ces changements lui font un peu peur mais elle se trouve jolie.

Elle voudrait tant qu’autour d’elle cela change aussi : plus d’affreux abattoir, de gens vulgaires, trop gros, trop maigres. Si seulement elle avait quelque chose de beau à se mettre sous les yeux…

2

La chambre immense est froide.  Anna ne s’attendait pas à ça. Dans la famille de Marc, «  on la réserve aux jeunes mariés » a dit sa belle-mère.  Elle ne sait ce qui est pire : l’affronter ou voir ses parents si étranges parmi ces gens raffinés…

Mais la voilà dans cette chambre somptueuse avec son lit garni de velours et ses tapis moelleux. Elle tremble, elle a peur. Faut-il vraiment en passer par là pour fuir sa triste enfance ?

Marc entre. Il est tout rouge et affiche un grand sourire.

—Enfin, il n’y a plus que nous deux, ils sont tous partis.

Il enlève sa veste, ses chaussures, sa cravate, et avant de continuer, il ajoute :

—Je t’aime Anna !

Mais il a bu, il titube un peu. Peut-être a-t-il peur lui aussi ? De sa main où brille l’alliance elle lisse le drap brodé inlassablement. Elle voudrait pouvoir lui dire qu’elle l’aime aussi, tout serait plus facile, mais elle ne peut pas.  Ce sont des mots si nouveaux pour elle, presque dénués de sens…

Tout va très vite : il est sur elle, elle a mal, il s’écarte. Anna tient un coin du drap serré dans sa main crispée. Alors c’est çà l’amour ? Elle a envie de pleurer.

Marc dort, étalé. Elle se fait toute petite sur le bord du lit. Elle a toujours froid.

3

Elle se regarde dans la glace et fait l’inventaire : son ventre rose est plus mou, sa poitrine moins ronde. Les grossesses sont passées par là.

Il a aimé, désiré ce corps mais c’est fini, elle ne veut plus de ça.

Aussi elle se laisse grossir, comme nourrie de sa rancune. Elle jette aux quatre vents les robes qu’il aimait. Ses armoires s’emplissent de vêtements informes, de sortes de housses noires qu’elle porte crânement.

De cette façon, elle aura ce qu’elle voulait : il n’aura plus envie d’elle, il n’y aura plus ça entre eux. Un à un, elle aura dénoué les liens que Marc avait réussi à créer.

Après ça, elle poussera les enfants à partir dès que ce sera possible. Elle fera de leur vie à tous un désert avec elle au milieu, observant le naufrage…

Par moments, elle pense qu’elle devient peut-être folle.

En attendant, pour se calmer, elle s’occupe à faire des confitures. A la maison personne ne les mange mais elle aime contempler le bouillonnement rouge de la gelée de groseille, l’éclat de la lumière à travers les pots alignés. Le rouge des fruits, le sang des animaux se rejoignent et provoquent en elle une sorte de douleur exquise.

Anna s’enfonce dans son fauteuil, chaque jour un peu plus profond. Les fleurs du tissu qui le recouvre s’effacent sous l’usure. Elle pensait, il y a quelques mois, à le retapisser, mais à quoi bon ? Les projets n’existent plus, à part celui de les faire souffrir davantage.

Une idée qui se cachait timidement, là-bas, tout au fond d’elle-même, explose enfin. Ça n’est d’abord pas très clair et puis ça vient : elle effacera ses visions de sang par un autre spectacle sanglant.

Elle se lève péniblement. Dans la salle de bain, elle fouille au fond d’un tiroir et en ressort un paquet de lames de rasoir.

Elle défait lentement le papier un peu collant qui les recouvre, en pose une sur le rebord du lavabo et la regarde un moment, l’œil fixe. Puis elle avance la main, délicatement, la prend en tremblant, la fait tomber. Elle en saisit une autre qui tombe aussi, elle recommence…

En bas, on l’appelle, on la cherche, ils vont venir…

Ils l’obligent à faire vite, tant pis pour eux… Anna applique la lame, bien droite sur sa peau, ferme les yeux. Qu’importe, elle est déjà loin.

ET DEMAIN, LE RETOUR DE LA PRINCESSE PALATINE 

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