Encore Conrad ! Critique aisée 18

Souvenirs personnels
Joseph Conrad

Je ne vais pas vous faire un cours sur Teodor Józef Konrad Korzeniowski (1857-1924), mieux connu sous le nom de Joseph Conrad. Il a beau être membre permanent de la secte de mes écrivains préférés, si vous ne l’avez pas lu, je ne saurais pas vous expliquer pourquoi vous devriez.
Si vous ne l’avez pas lu, et si jamais un jour vous vous décidez, puis-je me permettre de vous conseiller de commencer par deux nouvelles : Jeunesse, et Typhon ? Vous pourrez alors prendre les romans, en commençant par La Ligne d’Ombre, Au Cœur des Ténèbres,et Lord Jim ? Après cela, vous ferez bien ce que vous voudrez.. Et si vous ne deviez jamais lire qu’un seul de ses ouvrages, pour moi, ce devrait être La Ligne d’Ombre.

Si, grâce à mes judicieux conseils, vous venez d’entrer dans le club des amateurs de Conrad, ou si, plus probablement, vous en faisiez déjà partie,  alors, maintenant, vous pouvez lire ses « Souvenirs personnels ».
Ce petit bouquin, encore jamais édité en France (sauf je crois dans la Pléiade, collection faite pour beaucoup de choses, mais pas pour être lue) vient de sortir en édition de poche (6,10€ !)
On y trouve un écrivain qui, dans un désordre accueillant, y raconte des morceaux de sa jeunesse, des instants de création littéraire, des aventures napoléoniennes de monsieur Nicholas B. son grand-oncle, son examen de passage pour devenir commandant, les raisons de son choix de l’anglais comme langue d’écriture (le français étant selon lui trop cristallisé), son stage de mousse sur le bateau des pilotes du  port de Marseille, les interminables voyages du manuscrit inachevé de son premier roman, la Folie Almayer…Tout cela est dit avec le style de romancier réaliste qui se retrouve dans toute son œuvre, et auquel il ajoute, pour ses souvenirs, un ton de conteur tranquille de coin du feu et un humour surprenant qui n’apparait pas vraiment dans le reste de son œuvre.
Je reproduis ci-dessous un passage des « Souvenirs » dans lequel Conrad décrit le départ nocturne du bateau des pilotes du port de Marseille sur lequel il fait un stage de mousse. La scène se passe en 1874, au pied du Fort Saint-Jean.
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« Debout près de la barre, il  tire sa montre de sous sa grosse veste et penche la tête vers elle dans la lumière projetée à l’intérieur du bateau. C’est l’heure. Sa voix agréable commande paisiblement, d’un ton voilé : Larguez ! Un bras soudain tendu saisi le fanal sur le quai -et, d’abord mis en mouvement en hâlant une corde, puis par le jeu régulier de quatre rudes rameurs à l’avant, le gros bateau à demi ponté, avec tout son équipage, se glisse , sans un souffle, hors de l’ombre noire du fort. La pleine eau de l’avant-port étincelle sous la lune comme si elle était parsemée de millions de sequins, et la longue digue blanche brille comme une barre massive de pur argent. Dans un rapide grincement de poulies et un unique froissement soyeux, la voile se gonfle sous une petite brise assez fraiche pour être descendue directement de la lune gelée, et le bateau, après le claquement des avirons rentrés, parait s’être immobilisé, entouré d’un murmure mystérieux si faible et irréel qu’on pourrait le prendre pour le frémissement de puissants et clairs rayons de lune s’abattant comme une ondée sur une mer solidifiée, lisse, sans une ombre »

Ce n’est pas l’humour de Conrad que vous aurez trouvé dans cet extrait, mais la puissance évocatrice de ses descriptions, à la fois réalistes et poétiques. Si après avoir lu ça, vous n’avez pas envie d’embarquer avec Marius sur le Courrier de Saigon, alors…

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