A propos de frontières

Marie-Claire                                                                       

Je suis un voyageur immobile : les mûrs de mon petit chez-moi sont tapissés d’affiches, je possède une multitude de guides touristiques, des tonnes d’horaires de trains et d’avions, des monceaux de catalogues d’agences de voyages. Et pourtant, je ne bouge pas. Et je n’ai pas de passeport. Ma vie de vieux garçon s’est enroulée sur elle-même, même lieu, même travail et si peu de gens autour.
Mais voilà, un beau jour, quelqu’un est venu violer ma forteresse !
La première fois, elle a frappé trois petits coups discrets, si discrets qu’ils ne m’ont pas vraiment inquiété. J’ai donc ouvert.
Elle était là, blonde, frêle, l’air un peu gêné, je ne devais pas paraître aimable, je n’ai pas l’habitude des visites- surprise.
Elle a dit :

—Excusez-moi, il n’y a plus d’électricité chez moi et je me demandais si tout l’immeuble était en panne. Mais je vois bien que non, vous avez une lampe allumée !

—Ca doit être votre disjoncteur, il a probablement sauté.

Elle ouvrait ses grands yeux bleus, se dandinait, visiblement ça ne lui disait rien un disjoncteur.

—On appuie sur le bouton et ça marche en général. Il faudra pourtant chercher pourquoi il a sauté. Si vous voulez, j’irai voir.

Mais ça n’avait pas l’air de la soucier vraiment :

—Oh, ça n’est pas pressé ! J’ai compris, je vais regarder le compteur.

Elle arpentait la pièce.

—C’est joli chez vous! Vous avez visité tous ces pays, racontez-moi.

—Non, pas exactement… J ‘y pense, j’ai le temps. Un voyage, ça s’organise !

Je n’allais tout de même pas raconter ma vie à cette inconnue ! Mais elle s’incrustait :

—J’envisage un petit voyage pour cet été, petit à cause du prix ! Vous pourriez peut-être me conseiller ? Vous avez l’air d’avoir tous les renseignements possibles !

Assise maintenant sur mon canapé elle feuilletait allègrement mes guides et je n’aimais pas ça. Elle s’installait. Mais décidément, elle avait de beaux yeux… Il s’échappait d’elle un parfum léger. En fait de parfum je ne connaissais que celui de ma chef, un truc qui me foudroie chaque fois que j’entre dans son bureau ! Non, elle, elle dégageait une odeur de printemps.
Elle bavardait, rêvait tout haut de plages et de soleil, de cocktails inconnus qui nous feraient oublier ce que nous avions laissé derrière nous, de bains sous la lune…  Je restais là, gauche et muet devant elle. Elle continua :

—Un petit voyage… tiens pourquoi pas à Corfou ?  C’est bien Corfou, non ? Pas trop loin…

Elle continuait, de plus en plus volubile :

—Au fait, pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi ? Je suis sûre que vous avez besoin de vacances. D’ici l’été, nous aurions tout le temps de le préparer ce voyage.

Elle s’est levée. Incrédule, je la regardais, vive et souriante. C’était comme si elle m’avait apporté le soleil à domicile, pas besoin d’aller plus loin. Mais il me fallait faire attention, elle allait dépasser les bornes, celles que j’avais installées depuis si longtemps autour de mon royaume.

—Bon, assez bavardé, Je ne veux pas vous déranger plus longtemps. Réfléchissez à ma proposition et puis on regardera les catalogues.

Elle avait l’air d’être sûre de ma réponse, ça me laissait tout étourdi.

—Je rentre régler cette histoire d’électricité, je vous tiendrai au courant. Oh ! c’est drôle « au courant » pour une panne d’électricité !

Si quelqu’un d’autre avait risqué cette plaisanterie, je l’aurais pris pour un crétin, mais à elle, je lui ai trouvé de l’esprit.

C’est comme ça que tout a commencé, elle est revenue souvent. Les murailles qui me protégeaient sont tombées une à une, chacune de ses visites ouvrait une nouvelle brèche, elle entrait dans ma vie.
Nous avons trouvé le voyage à Corfou, nous l’avons étudié, projeté et même payé d’avance.
C’était si bien nos deux têtes penchées sur le même mirage. Nous passions ainsi des heures, nos cheveux se frôlaient parfois, je frissonnais…Elle avait des enthousiasmes de petite fille :

—Regardez cet hôtel, vous nous voyez plongeant dans la piscine !

Nous avions pris l’habitude de partager notre dîner deux ou trois fois par semaine, toujours chez moi, elle n’avait qu’une petite chambre. Je pensais qu’un jour, avant l’été, elle m’y emmènerait. Une petite chambre, elle et moi…

Les semaines passaient.

Et puis, un soir, elle a frappé doucement à ma porte. Joyeux, je lui ai ouvert. Elle avait un gros sac dans une main, une valise dans l’autre. Je ne l’avais jamais trouvée si fragile, si blonde.

—Je suis venue vous dire au revoir. Je pars.

J’ai eu très froid tout à coup, je ne comprenais rien. Elle a repris calmement comme si ça tombait sous le sens :

—Il est revenu, voilà, c’est tout.

—Qui, mais qui ?

—Mon mari, il m’avait quittée mais il est revenu, il m’aime, je l’aime !

—Et alors nous deux ?

—Il n’y a jamais eu vraiment de nous deux. Nous avons chacun meublé le temps. Ce n’était rien notre histoire, rien qu’un voyage, un petit voyage… Vous trouverez bien quelqu’un pour vous accompagner. Je vous laisse mon billet. Prenez soin de vous.

Et elle est sortie. J’ai entendu ses pas dans l’escalier ; J’ai regardé par la fenêtre : un type attendait en bas près d’une voiture. Ils sont montés, ils sont partis.
Rideau. Rideau sur le printemps, sur la mer, sur Corfou. J’ai laissé retomber le rideau, le soleil ne rentrerait plus chez moi. Tant pis, j’ai refermé mes frontières.

2 réflexions sur « A propos de frontières »

  1. Un seul être vous manque… et tout est limité!

    Belle histoire, sobrement narrée!

  2. Tout y est: l’imagination et le style pour que cette petite nouvelle soit touchante.

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