Incident de frontière (texte intégral)

Voici, enfin d’une seule traite, l’histoire d’un long weekend en Syrie.
Je la dédie à ceux de mes amis qui ont inspiré les personnages
.

CHAPITRE 1

Dimanche, 24 mai 1970

Sur la petite route qui serpente entre les collines, deux voitures blanches se suivent de près. Elles ont quitté Alep ce matin et se sont dirigées plein sud. Après un arrêt pour le déjeuner à Homs, elles ont quitté la route qui file vers Damas en obliquant vers le sud-ouest en direction de la mer et du Liban. Dans une heure environ, elles devraient parvenir à la frontière et, sauf imprévu, elles seront à Beyrouth un peu après dix heures, évitant ainsi d’être bloquées dans les énormes embouteillages qui règnent le dimanche soir aux abords de la capitale.

Il fait chaud en cette fin d’après-midi du mois de mai, et des coudes sortent par toutes les vitres ouvertes des portières.

C’est Jean-Pierre Ponti qui est au volant de la première voiture. Il est le chef d’une petite équipe chargée par la Banque Mondiale d’étudier la construction d’autoroutes côtières au Liban. C’est un grand gaillard, simple, calme et tranquille. Il aime lire San Antonio.

Sa femme, Françoise, est assise à côté de lui. Professeur d’éducation physique au lycée de la Haye-les-Roses, elle s’est mise en congé de l’Education Nationale pour suivre son mari à Beyrouth. Elle lit des traités de psychologie enfantine. Aujourd’hui elle est contente parce que, demain, ce sera son premier jour de travail à Beyrouth. Elle a enfin trouvé un poste au Collège Protestant Français. Pour ce long week-end de tourisme, elle a confié leurs deux enfants à des voisins libanais.

Trois passagers se pressent à l’arrière du petit break Peugeot 204 : William, John et Tavia.

William Breed, américain d’une cinquantaine d’années est assis derrière le conducteur. Professeur d’archéologie à UCLA, il a pris une année sabbatique pour écrire une série de conférences sur les civilisations antiques de la Méditerranée que lui a demandées l’Université de Chicago. Il a emporté avec lui tous les livres de Robert Graves. En général, il est plutôt bavard, mais, pour l’instant, il ne se sent pas très bien. Il ne sait pas si cela vient des virages de la route ou du déjeuner pris tout à l’heure à Homs. C’est pourquoi il reste silencieux et passe la tête à l’extérieur de la voiture le plus souvent possible.

Tavia Foster, assise derrière Françoise Ponti, est une jolie fille de vingt-deux ans. Née à Flagstaff, elle était étudiante en Sciences de l’Environnement à l’Université d’Arizona du Nord quand elle a rencontré John dans un groupe de rafting lors d’une descente de la rivière Colorado. Elle a terminé son semestre avant de rejoindre John à Beyrouth. Elle s’est inscrite en Histoire Antique et en Théâtre à l’A.U.B. Tavia est grande, fine et blonde. Son visage est toujours en mouvement. Elle est naïve, gaie, spontanée, entière. Récemment, elle s’est découvert une passion pour Che Guevara. Les murs de l’appartement que John et Tavia partagent dans le quartier chrétien d’Achrafieh sont couverts d’affiches engagées contre la guerre du Vietnam, la ségrégation raciale et la pollution. Tavia a décidé d’épouser John, mais elle lui a fait admettre de ne jamais avoir d’enfant pour, dit-elle, ne pas contribuer à la surpopulation du monde.

Assis entre William et Tavia, John Fulton somnole et, de temps en temps, sa tête vient heurter doucement l’épaule de la jeune femme. Né en 1945 à Brooklyn, il est arrivé à Beyrouth il y a deux mois pour travailler à la First National City Bank. Dans six mois au plus, quand la banque jugera qu’il se sera suffisamment acclimaté au monde arabe, il sera muté à Djeddah pour prendre le poste de directeur adjoint de l’agence locale. John est un garçon intelligent et rationnel, mais réservé et timide. Il parcourt des traités de Dale Carnegie sur la manière de se faire des amis ou de réussir dans la vie. Depuis qu’il est arrivé au Liban, deux pensées occupent son esprit presque en permanence : tout d’abord, il n’en revient pas qu’une fille comme Tavia ait accepté de partager sa vie. Ensuite, il appréhende un peu ce prochain transfert en Arabie Saoudite. Mais pour l’instant, il apprécie surtout la chance qu’il a d’être en poste au Liban plutôt qu’à la guerre au Vietnam.

Tout à coup, le professeur d’archéologie touche l’épaule du conducteur et sur un ton exagérément poli mais tendu, il dit :

– Jean-Pierre, voudriez-vous, s’il vous plaît, arrêter la voiture sur le bord de la route pour quelques instants ? C’est plutôt urgent. Il faut que je marche quelques pas. Ça ira mieux après.

Jean-Pierre ralentit aussitôt et s’arrête sur le bas-côté, suivi en cela par le deuxième break Peugeot. Bill Breed est sorti de la voiture avant même qu’elle se soit arrêtée complètement et, tandis que la poussière retombe, on peut le voir s’éloigner à grands pas dignes mais rapides vers les buissons.

Les autres voyageurs ouvrent les portières et sortent des voitures les uns après les autres en s’étirant bruyamment.

-Qu’est-ce qui se passe encore ? demande Christian Lecomte, agacé.

Christian conduit la deuxième voiture. Il a vingt-huit ans. Né à Grenoble, il est venu à Paris pour passer une licence de Sciences Eco. Il a fait son service militaire au Tchad dans la coopération, puis il est entré dans un bureau d’études international. Après quelques travaux en métropole, il a intégré l’équipe de Ponti comme économiste des transports. C’est sa première mission à l’étranger. Il est plutôt anxieux et timide. Il lit Homère et Raymond Chandler. Il aimerait bien aussi coucher avec Patricia, qui voyage à côté de lui.

Patricia Gallaghan est née à Washington D.C. Elle a vingt-quatre ans. Elle est blonde, coiffée très court. Elle est plutôt petite et elle a l’air fragile. Elle lit Thoreau et Arthur Miller. Elle était secrétaire médicale à Bethesda, une banlieue très chic de Washington. Elle vient de mettre fin à une liaison de deux ans avec son patron. Pour se remettre du choc, elle a décidé de prendre trois mois de vacances en Europe. De passage à Rome, elle s’est rendue compte que Tel-Aviv n’était qu’à quelques heures de vol. Elle a trouvé qu’étant si près, il serait idiot de rater cette destination. C’est à Jérusalem qu’elle a rencontré Anne et s’est liée d’amitié avec elle.

Anne Bronsky est assise derrière Christian. Elle est américaine, elle aussi. Elle a une trentaine d’années. A Beyrouth où elle habite depuis bientôt quatre ans, elle attire beaucoup l’attention. C’est une grande et belle femme à la taille souple et aux longs cheveux auburn. Elle est secrétaire de direction à la First National. Elle habite seule un appartement spacieux dans une tour de la rue Hamra. De temps en temps, elle couche amicalement avec son patron, un célibataire sympathique d’une cinquantaine d’années. Quand Anne a vu cette petite blonde devant le mur des lamentations, si studieuse sous son petit bob blanc, si visiblement solitaire et si évidemment américaine, elle a éprouvé un soudain besoin de la protéger. Elle l’a abordée, sans aucune gêne, à la mode de leur pays commun. Le lendemain, elles ont pris ensemble un avion pour Chypre puis un autre pour Beyrouth où Anne avait proposé à Patricia de l’accueillir pour le restant de ses vacances. Patricia lui fait lire Miller ; elle lui prête Margaret Mitchell.

Assis à côté d’Anne Bronsky, le quatrième passager du break est une passagère. Elle est australienne et s’appelle Jenelle Ripley. Elle est de taille moyenne, rousse et frisée. Elle accomplit un tour du monde qu’elle a commencé par le Chili. Sur sa route vers l’Est, vers l’Afghanistan, elle en est au Proche-Orient. Elle a des adresses dans tous les pays où elle passe. Elle est hébergée partout, par amitié ou contre quelques heures de baby-sitting, ou comme serveuse, vendeuse ou professeur d’anglais. Elle fume un joint de temps en temps. Elle ne lit jamais.

CHAPITRE 2

Jeudi dernier, en début d’après-midi, ils s’étaient tous retrouvés devant l’hôtel Saint-Georges pour embarquer à bord des deux modestes voitures de la Banque Mondiale. Pour rejoindre la route de Damas à travers les banlieues de Beyrouth, ils avaient pu longer Tall ez Zaatar. Le camp palestinien était retourné au calme depuis quelques jours avec la libération de Bachir Gemayel, le fils du député maronite de Beyrouth.  Le passage de la frontière s’était effectué comme d’habitude, dans la cohue et le désordre, mais sans difficulté administrative particulière. En passant devant la grande cimenterie proche de Damas, Christian s’était demandé une nouvelle fois qui pouvait bien avoir eu cette idée saugrenue de tenter de camoufler cette grande usine en la peignant en vert, jaune et marron, comme un vulgaire char d’assaut.

Arrivés à l’Hôtel Sémiramis, on ne retrouvait pas la réservation qu’ils avaient faite par Télex, mais quelques livres syriennes suffirent au concierge pour la retrouver. Ils obtinrent quatre chambres. Les deux couples prirent les deux premières, les filles la troisième et les deux célibataires, la dernière.

Après la visite de la mosquée des Omeyyades, pour laquelle les filles avaient eu à revêtir un simple châle noir, ils avaient erré dans les souks jusqu’à la fermeture des portes. Un diner de becfigues dans le jardin d’un restaurant parcouru de petits canaux dans lesquelles courait rapidement une eau rafraîchissante les avaient conduits jusque tard dans la nuit.

Le lendemain matin, ils avaient pris la route qui file presque tout droit vers le nord en suivant la voie ferrée au milieu de la campagne clairsemée. Tous les vingt kilomètres, ils pouvaient apercevoir sur leur droite une petite gare à la française, où l’on n’aurait pas été étonné de lire « Arrivée » et « Départ » au-dessus des deux portes traditionnelles.

Ils avaient passé Homs sans s’arrêter car ils voulaient arriver à destination bien avant la nuit, mais un arrêt à Hama était devenu inévitable. Il faisait de plus en plus chaud et les filles étaient fatiguées de rouler sans arrêt. On avait trouvé une fraiche terrasse au bord de l’Oronte. Ils avaient mangé des brochettes en buvant de la limonade car, le vendredi, même aux étrangers, on ne sert pas d’alcool. Pendant ce temps, des enfants en chemise se laissaient soulever par les norias et plongeaient dans le fleuve du plus haut des grandes roues à aubes.

Délaissant la citadelle, qu’ils pourraient toujours visiter une autre fois, ils étaient repartis vers le Nord. Encore une cinquantaine de kilomètres et ils atteindraient au but de leur voyage, Alep.

Alep, Aleppo, une des plus vieilles villes du monde, plaque tournante millénaire du commerce, citadelle de Saladin, prison des Croisés, point de mire de l’Orient Express, séjour préféré de Lawrence d’Arabie…

Ils étaient arrivés vers la fin de l’après-midi, et après avoir pris leurs chambres à l’hôtel Baron, ils étaient partis directement à la citadelle, les souks étant fermés jusqu’au lendemain matin. Là, par petits groupes, ils avaient erré sur les remparts, divagué au milieu des vestiges déserts des mosquées, des palais et des thermes romains. Christian avait réussi à se montrer drôle et cultivé devant Patricia, mais il n’avait pas pu la séparer d’Anne, qui les suivait partout comme un chaperon. En bermuda, ample chemise à carreaux, chapeau de paille et sandales de marche, volubile et passionné, le professeur Breed avait arpenté le site en tous sens en prenant des notes et des photographies, entraînant derrière lui les deux Ponti et l’australienne, ravis. John et Tavia avaient passé la plupart du temps assis sur un créneau à contempler la ville et les souks qui s’étendaient à leurs pieds. Inspirés par le spectacle, ils avaient parlé de l’histoire de l’humanité, de son avenir et de leur propre futur. Au coucher du soleil, fatigués, ils s’étaient tous retrouvés à l’hôtel. Un peu plus tard, dans la douceur de la nuit, à la lumière de guirlandes électriques multicolores, ils dînaient sur la terrasse au-dessus de la rue, seuls clients du Baron pour ce soir.

Le diner fut agréable. Le patron avait même accepté de leur servir de la bière. A la fin du repas, Christian tenta vainement d’entraîner Patricia dans une promenade nocturne dans la ville, mais finalement, tout le monde alla se coucher.

Chapitre 3

Le lendemain, les souks n’ouvrant pas avant dix heures du matin, ils firent la grasse matinée et descendirent en désordre pour le petit déjeuner. Ils le trouvèrent tout préparé sur la terrasse : café oriental, café américain, thé à la menthe, pain pita, cornes de gazelles, pâtisseries aux amandes, confitures d’orange, tomates, fromages, limonade, le Baron avait su garder ses traditions d’hôtel international malgré la rareté des touristes depuis la guerre des Six Jours.

Pendant qu’ils déjeunaient, des jeunes gens se regroupaient devant la terrasse de l’hôtel. Par petits groupes, ils arrivaient montés à deux ou trois sur des bicyclettes et des vélomoteurs. Ils commençaient par décrire des cercles au milieu de l’avenue en s’interpellant. Certains s’arrêtaient près des deux petites Peugeot blanches et en examinaient l’intérieur. Ils furent bientôt une douzaine d’adolescents à flâner devant la terrasse.

Bill s’inquiétait :

-Il faudrait surveiller les voitures ; on dirait qu’ils cherchent quelque chose à voler.

Jean-Pierre le rassura :

-Ils ne sont pas là pour ça. En Syrie, il n’y a pratiquement pas de voleurs. Non, tout ce qu’ils veulent, c’est regarder les filles.

Effectivement, les jeunes gens jetaient régulièrement des coups d’œil furtifs vers la terrasse. Un peu plus tard, ils étaient tout bonnement plantés devant l’hôtel à contempler sans vergogne les cinq jeunes femmes qui finissaient leur petit déjeuner.

Au bout de quelques minutes, elles s’habituèrent à cet hommage effronté et personne ne prêta plus attention à leurs admirateurs. La petite troupe partie à pied vers Al Madina, étrange procession d’étrangers suivis par une douzaine d’adolescents affectant l’indifférence. Arrivés à la porte du souk, ils décidèrent de se séparer et se donnèrent rendez-vous pour la fin de l’après-midi au Baron. Tout naturellement le groupe Breed-Ponti-Jenelle se reforma et s’enfonça vers l’Est dans une sombre ruelle. Les autres s’engagèrent dans la rue principale qui descendait vers le Sud. Au bout de quelques minutes, grâce à une habile manœuvre qu’il préparait depuis le matin, Christian réussit à isoler Patricia du reste du groupe. Il avait aperçu dans une étroite ruelle latérale un alignement d’étals de marchands d’épices.  Il prit alors Patricia par la main et l’attira vers la ruelle en lui disant dans un souffle : « Viens ! » La chose dut paraitre romantique à la jeune américaine. Elle se laissa faire et suivit Christian en silence. Le spectacle en valait la peine. La ruelle était juste assez large pour que deux hommes puissent s’y croiser sans se gêner. Le sol pavé de dalles noires et luisantes comportait un caniveau central à peine marqué. Sur les côtés, les deux murs de pierres taillées se rejoignaient vers le haut pour former une voute en plein cintre d’à peine plus de deux mètres de hauteur. A intervalles réguliers, le sommet de la voute était percé d’une trémie carrée de moins d’un demi- mètre de côté. Chaque ouverture, protégée par des barreaux de fer torsadé, laissait passer des pinceaux de lumière dans les quels montaient des volutes de poussière. Dans la pénombre à peine atténuée par des lampes tempête accrochées ici et là, les rayons du soleil éclairaient les étals des marchands, faisant éclater les jaunes, les rouges, les verts les bruns et les noirs des épices. Devant chaque étal, une ou deux silhouettes en burnous gris ou marron, capuche rejetée en arrière, s’occupait à peser ou à réarranger les sacs de jute à moitié ouverts. Les odeurs de poussière sèche et d’épices surchauffés se superposaient dans la chaleur. Tiré par un enfant en guenilles, un âne chargé de lourdes caisses de bois se frayait un chemin au milieu des clients dans le faible espace qui restait entre le mur et les étals. Retenu en arrière par son chargement qui s’était pris dans un obstacle invisible, l’âne s’était mis à braire désespérément. Plantés au milieu du passage, les bras ballants, anachroniques dans leurs vêtements légers, les deux étrangers restaient silencieux. Le moyen-âge leur sautait aux yeux, au nez et aux oreilles. Ils restèrent un moment sans parler à contempler le spectacle. Et puis la main de Patricia vint effleurer celle de Christian. Etait-ce la splendeur du spectacle ou la fraicheur de la peau, Christian sentit la chair de poule naître sur ses avant-bras. Il prit la main presque offerte. Ils s’enfoncèrent plus avant dans la ruelle. Passé un virage à angle droit, il n’y avait plus un seul marchand, plus un seul passant. La ruelle était déserte. Elle filait tout droit vers la lumière de l’allée centrale du souk. Christian marchait devant dans la pénombre, entraînant doucement Patricia derrière lui. Le cœur battant, il s’arrêta et se retourna vers la jeune femme. Sans lâcher sa main, il passa son bras autour de sa taille – Mon Dieu qu’elle était mince ! Si Patricia ne résistait pas, elle ne faisait non plus aucun mouvement vers lui. Sa main libre pendait le long de son corps. Elle le regardait, attentive, comme si elle se demandait ce qu’il allait faire. Comme il n’osait pas la serrer contre son ventre de peur de la choquer, il se pencha un peu en avant et, en léger déséquilibre, il l’embrassa. Elle répondit tout de suite à son baiser, et il en fût un peu surpris. Il la serra contre lui et remonta lentement son autre main de la base de son cou à travers sa chevelure. Lorsque leur baiser s’acheva, ne sachant plus ce qu’il devait faire, il la regarda dans les yeux en murmurant « Patricia » d’un air triste et doux. Elle ne bougeait pas, ne disait rien. Elle attendait, simplement, un demi-sourire aux lèvres. Pour mettre fin à la gêne qu’il sentait s’installer, Christian la libéra et reprit sa marche vers le bout de la ruelle. Un peu surprise, Patricia resta immobile quelques instants avant de le suivre vers la lumière. Mon

Au crépuscule, tous se retrouvèrent à la terrasse du Baron devant du thé à la menthe et des bières glacées. Ils se racontèrent leurs découvertes et se montrèrent leurs trouvailles : le souk des bijoutiers, le quartier des bouchers, les tapis kurdes, les trictracs damasquinés, les portraits sur verre des amants tragiques Antar et Abla, le souk des quincaillers, les valises en métal pour canettes de Coca-Cola, le coiffeur de rue, l’écrivain public, le marchand d’eau… Ils étaient revenus à l’hôtel chargés de leurs achats, inutiles, précieux, magnifiques, hideux, encombrants, pratiques, merveilleux. Bill avait même acheté chez un fripier un énorme manteau de fourrure usagé.

-C’est du loup, affirmait-il. J’ai toujours rêvé de porter un manteau de loup quand je vais à Chicago. Vous savez, il peut faire très froid à Chicago.

-Ce n’est pas du loup, disait Jean-Pierre. A la rigueur de l’opossum, et encore…En plus, c’est un manteau de femme. Vous avez vu la doublure ?

-Peu importe, il n’était pas cher et c’est quand même de la vraie fourrure.

Ils avaient diné de brochettes de mouton dans la nuit tombante. Christian n’avait pas quitté Patricia des yeux.

Vers dix heures du soir, tout le monde était allé se coucher, Christian le premier.

Il rejoignit la chambre qu’il devait partager avec William. Il se déshabilla, se coucha en se tournant rageusement contre le mur. Il ne tenait pas à avoir à discuter avec le « professeur W.C. Breed » de l’intérêt historique d' »Alep, ville de contrastes, carrefour des civilisations… » Il était furieux, furieux contre lui-même de ne pas avoir osé pousser plus loin son début de flirt, furieux contre les autres de ce que, par leur seule présence, ils l’empêchaient d’être avec Patricia comme il l’aurait voulu. Il ressassait toutes les occasions qu’il avait manquées depuis qu’il l’avait rencontrée… Lamentable, il avait été lamentable. Puis il se mit à imaginer toutes les choses drôles ou intelligentes qu’il lui dirait la prochaine fois qu’il serait seul avec elle et il s’endormit plein d’espoir.

Chapitre 4

Quand il se réveilla, il faisait encore nuit noire. Bon sang ! Deux heures du matin ! Il n’aurait jamais dû se coucher aussi tôt. Il s’énervait, se retournait, soufflait. Il avait soif. Et faim aussi. Il ne pourrait surement plus se rendormir, maintenant. Peut-être pourrait-il trouver quelque chose à manger ou à boire dans la cuisine de l’hôtel ? Mais il n’osait pas se lever, de peur de réveiller Bill. Dans le noir absolu, il retenait sa respiration pour tenter de percevoir celle de l’américain. Mais rien ! Peut-être est-il mort ? pensa-t-il, plaisantant à moitié. Il alluma la lumière : le lit de Bill était vide, pas même défait.

Il enfila son jean et une chemise, sortit de la chambre et descendit l’escalier pieds nus. Une lueur provenait de l’office : une lampe était restée allumée dans la cuisine. Silencieusement, il se mit à la fouiller et finit par trouver des côtelettes de mouton froides et une grande bouteille de bière tiède. Il installa le tout sur un plateau et passa sur la terrasse. La nuit était sans lune et l’obscurité était presque complète. La masse noire de la ville, parsemée des quelques rares tâches jaunes de l’éclairage public s’étalait devant lui. Seule la lumière des étoiles et d’un lointain réverbère permettait de discerner le contour des meubles de la terrasse. Il s’installa à la table où ils avaient dîné quelques heures plus tôt.

-Hello Christiane, vous ne peuve pas dormir non plus ?

C’était Jenelle. Elle prononçait le prénom de Christian à l’anglaise et ça donnait « Christiane ». Il reprit son plateau et se dirigea vers le rond rouge de la cigarette qui brillait à l’autre bout de la terrasse.

-Je me suis couché trop tôt, et j’ai faim. J’ai trouvé ça. Vous voulez que j’aille vous chercher quelque chose ?

-Merci, je me suis déjà repue – c’est comme ça qu’on dit ? – avec le fridge.

Sa voix était plutôt joyeuse et mal assurée. On aurait dit qu’elle venait de raconter une bonne blague.

Les yeux de Christian s’habituaient peu à peu à l’obscurité et il commençait à pouvoir détailler la jeune femme. Elle était allongée sur une sorte de Récamier en rotin, la tête posée sur un oreiller qu’elle avait dû apporter de sa chambre. Elle portait un short blanc et une chemise noire ouverte. Elle fumait une cigarette informe, probablement un joint, et trois bouteilles de bière gisaient à portée de sa main. « C’est vrai qu’elle n’est pas mal, Jenelle, pensa-t-il. Mais pas vraiment mon genre ». Il posa le plateau par terre à côté d’elle et se redressa.

-Vous passez la nuit ici ? Vous n’avez pas peur ?

-Vous savez, mon petit Christiane, j’ai couché – c’est comme ça qu’on dit ? – j’ai couché dans des places un lotte plus dangereuses ! Et puis j’étais trop chaude dans la chambre. Et aussi, une chose, Patricia, she snores, comment vous dites ça, she snores ?

-Elle ronfle. Patricia ronfle ?

-Elle ronfle, mais c’est un secret.

-Mais je croyais qu’elle dormait avec Anne ?

-Oui, mais cette nuit, Anne, elle voulait être seule. Alors voilà. Anne dort seule dans ma chambre, Patricia dort seule dans leur chambre et Jenelle parle avec un joli français sur la terrasse de l’hôtel. Drôle, non ?

-C’est drôle, oui, répondit évasivement Christian, qui ne savait pas trop que penser de cette conversation.

-Voulez-vous une bouffe ? C’est si bon, vous savez ? Spécialement la nuit, comme ça, quand il fait bouillant.

Il mit un petit temps à comprendre qu’elle lui offrait une bouffée de sa cigarette. Il n’avait jamais touché un joint de sa vie, mais il se dit que par une chaude nuit d’Alep, sur la terrasse d’un hôtel légendaire, en compagnie d’une fille disponible, c’était le moment où jamais. Il s’approcha et vint s’asseoir sur le bord de la chaise longue. Entre le pouce et l’index, elle prit sa cigarette d’entre ses lèvres et la plaça entre celles de Christian. Quand les doigts de Jenelle touchèrent ses lèvres, Christian eut un léger mouvement de recul. Jenelle s’en aperçut et eut un léger rire :

-Ne soyez pas peur, Christiane. Je ne vais pas vous manger.

Il tira une bouffée de la cigarette. Il trouva que la puissante odeur était plutôt agréable, bien que cela lui piquât la gorge et l’intérieur de la bouche. C’était un peu comme fumer une de ces très fortes cigarettes, une Boyard ou une Favorite. Luttant contre l’envie de tousser, Christian prit un air d’habitué pour dire :

-Elle est bonne…

Puis, très vite :

-Vous n’avez pas vu Bill ? Il n’est pas dans notre chambre.

-Bill ? Pas vu. Sûrement, il gambade, I just love this word, il gambade dans les ruines, dit Jenelle en reprenant son joint des lèvres de Christian.

En faisant ce geste, elle avait frôlé sa joue du dos de la main. Il se demanda un instant si c’était involontaire pour finir par conclure qu’elle l’avait fait exprès. D’ailleurs, il commençait à se sentir bien. La nuit était belle, et cette fille était en train de le draguer ouvertement. Il décida d’être drôle et cultivé pour l’impressionner.

-Oui, dit-il, je le vois très bien au milieu des ruines, sautant de colonne dorique en ergastule, avec sa lampe frontale, sa grosse loupe et son petit carnet…

-Ergastule ? Qu’est-ce que c’est, ergastule ?

Christian se sentit rougir. Il avait sorti ce mot du fond de sa mémoire, mais il était incapable de se rappeler sa signification. Il choisit d’improviser :

-Eh bien, ma chère Jenelle, dit-il en affectant un ton professoral et en lui posant la main sur le genou, sachez qu’un ergastule est un autel consacré au dieu Baal. Bien avant l’arrivée des Grecs et des Romains, les Phéniciens y sacrifiaient des taureaux albinos pour se ménager les faveurs de ce terrible dieu. Pour procéder au sacrifice, le prêtre revêtait un habit entièrement fait de plumes blanches et noires, pour rappeler qu’avant de prendre la forme d’un éléphant à deux trompes, le dieu Baal avait été un superbe aigle du Caucase.

Christian, qui s’écoutait parler, ne revenait pas de sa soudaine aisance.

-Vous savez un lotte de choses. Et c’est tout vrai, tout ça ?

Christian éclata de rire :

-Mais non, Jenelle. Je viens de tout inventer. Je n’ai aucune idée de ce que veut dire ergastule et je ne crois pas que Baal ait jamais été éléphant ou oiseau !

La jeune femme enleva délicatement la main de Christian de son genou. Tout à la douce euphorie qu’il ressentait depuis quelques minutes, Christian venait seulement de comprendre la grossière erreur qu’il avait commise : tenter un premier et tendre contact physique avec une jeune femme tout en se moquant d’elle n’était surement pas la meilleure des approches. Tout était à recommencer. Mais il n’en avait plus envie. Il se sentait fatigué. Depuis quelques minutes, une idée imprécise était née dans son esprit, une sorte de pressentiment, un vague soupçon… Il ne pouvait rien formuler de précis, ni s’en débarrasser, mais ça tournait dans sa tête, ça tournait…Il commençait à avoir mal au cœur.

Soudain, pris d’une certitude, il s’est levé d’un bond et il a traversé la terrasse d’un pas rapide. Au moment où il allait pénétrer dans le hall, il a entendu la voix de Jenelle qui disait :

-N’allez pas là-bas, Christiane, n’y allez pas !

Chapitre 5 

Il a monté l’escalier quatre à quatre. Son cœur battait fort dans sa poitrine. Il s’est arrêté à l’entrée du couloir des chambres et il a allumé la lumière. Il avait envie de vomir. Il a pris une grande inspiration, puis il a marché lentement jusqu’à la chambre où Patricia devait dormir. Il a hésité encore un instant, puis il a frappé deux coups légers à la porte :

-Patricia ?

Dans la chambre, le silence était total. Deux nouveaux coups, à peine plus marqués.

-Patricia ? Vous êtes là ? dit-il en anglais. Je peux entrer ?

Un léger bruit de froissement est venu de l’intérieur.

-Patricia ? Vous êtes réveillée ? C’est moi, Christian. Je peux entrer ?

Et sans attendre la réponse, il a tourné la poignée et poussé la porte. Alors, dans le rectangle de lumière projeté par le couloir, il a vu Bill qui lui faisait face, assis nu sur le bord du lit. Il avait interrompu son geste de remettre son caleçon et il le regardait d’un air désolé. Il a vu le pantalon et la chemise de l’américain jetés au sol. Il a vu la petite robe, le délicat soutien-gorge et le petit slip posés soigneusement sur le pied du lit. Et il vu Patricia, nue, assise dans le lit. Elle avait remonté le drap jusqu’à la taille et elle le regardait d’un air furieux.

Il s’est senti mal ; il s’est retourné et s’est appuyé contre le chambranle pour vomir dans le couloir ; un seul spasme bruyant ; il a refermé la porte derrière lui ; il a fait deux pas vers l’escalier, s’est adossé contre le mur et s’est laissé glisser au sol. Il a fermé les yeux et tout s’est mis à tourner. Il les a rouverts, mais le plancher est venu à sa rencontre ; les murs et le plafond voulaient l’écraser. La lumière du couloir s’est éteinte et ce fut pire. Poussant sur ses deux mains à plat sur sol, il pressait de toutes ses forces son dos contre le mur pour arrêter cette sarabande. Le manège a un peu ralenti et la lumière s’est rallumée. Il a ouvert les yeux.

Anne était penchée sur lui. Jenelle était debout à côté d’elle.

-Je vous avais dit de pas aller ! disait Jenelle

Anne le secouait doucement aux épaules.

-Ça va, Christian ? Vous pouvez vous lever ?

-Ça va aller, merci Anne… je voudrais rester assis juste encore un moment… suis fatigué…je suis désolé…ça doit être ce joint… pas l’habitude…vraiment, j’ai honte…

-Ce n’est pas grave, disait Anne, ça peut arriver à tout le monde. On ne sait jamais comment on va réagir la première fois que ça vous arrive.

Elle l’aidait à se relever.

-Allez-vous coucher maintenant. Demain, vous serez en pleine forme. Je vais vous chercher de l’eau.

Christian rejoignit sa chambre et s’allongea tout habillé sur le lit défait. Quand Anne apporta la bouteille d’eau quelques instants plus tard, elle ne fit aucune remarque sur le lit de Bill, toujours intact.

-Merci, Anne, vous êtes gentille…

-Je sais, je suis gentille.

Elle sortit en éteignant la lumière. Dans le couloir, Christian l’entendit qui disait à Jenelle :

-Pauvre garçon, il n’a pas l’habitude…

Christian se doutait qu’elle ne parlait pas du joint.

Chapitre 6

Le petit déjeuner qu’ils prirent le lendemain matin sur la terrasse fut plutôt silencieux. A un bout de la table, John et Tavia se parlaient doucement l’un à l’autre. Jean-Pierre Ponti et sa femme tenaient l’autre bout de la table. Comme souvent le matin, Jean-Pierre ne disait rien. Françoise observait les autres membres du groupe qui, après les saluts traditionnels, n’avaient plus échangé que de rares paroles. Elle comprenait qu’il s’était passé quelque chose pendant la nuit, mais elle ne savait pas vraiment quoi. Elle essayait sans succès de lancer la conversation sur leur programme du jour, Homs, le Krak des Chevaliers, le passage de la frontière, leur heure probable d’arrivée à Beyrouth. Finalement, découragée, elle se leva avec ostentation et déclara « qu’il était temps que tout le monde aille boucler sa valise si on voulait faire tout ce qu’on voulait faire aujourd’hui ! »

Ils prirent la route vers dix heures du matin. Au moment de l’embarquement dans les voitures, Christian avait un peu hésité, mais finalement, il avait œuvré pour que Patricia monte à nouveau à côté de lui :

-On se répartit comme d’habitude, hein ? avait-il dit d’un ton qui laissait peu de place à la discussion. C’est plus facile comme ça !

Personne ne voyait en quoi c’était plus facile, mais tout le monde fit comme si.

Pendant la première heure de trajet, Christian s’était montré plutôt rugueux. Il répondait aux questions des filles de la façon la plus brève possible, presque uniquement par des oui et des non. Après ses faiblesses d’hier soir, il tenait à affirmer sa virilité en affichant sa mauvaise humeur. Les filles avaient rapidement compris et s’étaient mises à parler entre elles de l’Amérique et de l’Australie. Et puis Christian avait réalisé que l’image qu’il était en train de donner de lui n’était pas celle de l’homme élégant et charmeur qu’il aurait voulu être, mais celle de l’enfant gâté et boudeur qu’il craignait d’être. Il se força alors à se détendre sur son siège et commença à faire comme les autres, c’est à dire comme s’il ne s’était rien passé.

Quand ils arrivèrent à Homs, ils firent un petit tour dans les souks, visitèrent un bout de la citadelle et une mosquée. Mais le cœur n’y était plus. Mentalement, ils étaient sur le chemin du retour et ils avaient tous presque envie d’être déjà arrivés à Beyrouth. Ils déjeunèrent dans un ancien palais sombre et frais et remontèrent dans les voitures.

C’est peu de temps après que Breed demanda à Ponti d’arrêter la voiture pour lui permettre de s’isoler dans les buissons. Christian ne se priva pas de lancer une remarque ironique sur l’incompatibilité des américains et de la cuisine arabe, puis il réalisa que John, Tavia, Anne et surtout Patricia étaient aussi américains et il se mordit les lèvres. Ils repartirent.

Un peu plus loin, la route s’encombra de plus en plus. Ils approchaient d’un village. Des hommes arrivaient de partout, accompagnés de chèvres, de moutons, de chevaux, d’ânes, et de femmes et d’enfants. On pouvait même voir quelques dromadaires. Comme les voitures ne pouvaient plus avancer, ils les garèrent sur le bord de la route et en descendirent pour se mettre à suivre le flot. La foule se dirigeait vers un grand espace en bordure du village, limité par une simple ficelle à laquelle on avait noué de place en place des chiffons de couleur. Le spectacle était grandiose. Sous le piétinement des hommes et des animaux, des nuages de poussière ocre s’élevaient en se mélangeant aux fumées bleutées des marchands de kebabs. Dans la foule, de lents courants se dessinaient, se frôlaient, se croisaient et se contrariaient sans cesse. Des hommes plus pressés que les autres se frayaient un chemin au milieu des troupeaux, faisant naître les cris des bêtes et des propriétaires. Le bruit était immense. Les cris aigus des femmes et des enfants étaient parfois couverts par le braiement d’un âne ou le blatèrement d’un dromadaire. Des paysans discutaient vivement du prix d’un cheval ou d’un troupeau qu’un enfant gardait à lui tout seul. Les neuf étrangers, éblouis par le spectacle, abasourdis par l’agitation, restèrent un moment immobiles, groupés en bordure du marché, sans oser y pénétrer. Et puis, n’y tenant plus, les uns après les autres, ils se mélangèrent à la foule.

L’arrivée de ces jeunes femmes qui portaient des jeans serrés et des chemises ouvertes, qui éclataient de jeunesse et de santé, qui souriaient à tout le monde en se faufilant partout causa un grand émoi dans le marché. Là où elles passaient, les hommes s’immobilisaient pour les contempler sans aucune gêne, les femmes parlaient entre elles et riaient en les regardant de derrière leur foulard, les enfants s’approchaient en hésitant pour toucher leur vêtement ou leur main. Il n’y avait aucune hostilité, aucun signe d’irritation dans leur attitude, seulement de la curiosité.

Les étrangères se sentaient de plus en plus à l’aise. Elles commencèrent à se disperser dans la foule. Patricia parcourait lentement le marché en prenant des photos avec un tout petit appareil. Christian qui l’observait à quelques mètres de distance s’aperçut que Breed n’était pas loin, sans doute pour la surveiller lui aussi. Il vit la jeune américaine s’arrêter devant un petit groupe qui entourait un vieillard assis sur une chaise. Le vieil homme donnait le biberon à une toute petite chèvre qu’il tenait au creux de son bras. Christian regarda Patricia s’avancer, lever son appareil et, de tout près, prendre la photo de la scène.

Aussitôt, l’atmosphère changea. Le groupe qui entourait le vieil homme se mit à parler de plus en plus fort sur un ton de plus en plus agressif. De tous côtés, des gens se joignaient au cercle, des cris, des apostrophes étaient proférés. Quelqu’un prenait Patricia par le bras et tentait de lui enlever sa caméra. Elle résistait. Les choses étaient en train de se gâter et Christian se disait qu’il fallait qu’il intervienne, qu’il devait protéger cette jeune femme en péril. Mais avant qu’il ne se soit décidé, Patricia s’était dégagée et, plantant son appareil dans les mains de Breed qui s’était approché, elle lui dit en se faufilant hors du groupe :

-Tiens ! Débrouille-toi avec eux !

Le ton monta encore d’un cran. C’était maintenant presque une foule qui vociférait, qui arrachait la caméra des mains de l’américain, qui le prenait aux épaules et l’entraînait en arrière.

Christian n’était pas vraiment mécontent de voir Breed en difficulté, mais, ne serait-ce que par solidarité occidentale, il se disait qu’il fallait qu’il aille à son secours. Mais comment faire ? Fallait-il appeler les autres à l’aide ? Fallait-il intervenir seul et s’interposer entre cette foule en colère et l’américain ?

Pendant que Christian hésitait, les hommes avaient soulevé Breed et l’avaient juché sur un âne. Quelqu’un l’avait coiffé d’un keffieh poussiéreux. Christian s’attendait au pire. Et puis il vit le vieux berger s’approcher de Breed, brandir la caméra de Patricia et le prendre en photo. Quand ce fut fait, tout le monde se mit à rire en se donnant de grandes tapes dans le dos. Le vieillard prenait photo sur photo. Bill jouait le jeu en souriant bêtement du haut de son âne et en prenant des poses de plus en plus ridicules à chaque nouvelle photographie. Tout le monde était aux anges et applaudissait l’américain, si beau joueur. La caméra lui fut rendue et le calme finit par revenir.

Christian retourna seul vers les voitures. Il crevait de jalousie. Ce salaud de Bill avait encore eu le beau rôle. Il se disait qu’au lieu d’hésiter comme il l’avait fait, il aurait dû foncer à travers la foule vers Patricia. Alors, ç’aurait été lui que tout le monde aurait salué, et lui que Patricia n’aurait pas manqué d’admirer. Oui, mais voilà, une fois de plus il n’avait pas su se décider à temps.

Quand les autres rejoignirent les voitures, ils trouvèrent Christian qui les attendait, appuyé contre une aile de sa Peugeot, affichant à nouveau sa mauvaise humeur.

-Qu’est-ce que vous avez fichu ? Il faut partir maintenant, disait-il d’un air excédé, sinon on risque de trouver la frontière fermée pour la nuit.

Jean-Pierre lui répondit calmement que la frontière ne fermait qu’à neuf heures et qu’on avait largement le temps, mais que, bon, si on voulait passer au Krak des Chevaliers, il fallait quand même ne pas trop tarder.

Ils remontèrent dans les voitures et repartirent vers l’ouest.

Chapitre 7

Depuis presque une heure, ils n’avaient plus croisé que des camions militaires et le silence s’était installé peu à peu dans les deux voitures. Quand ils arrivèrent au carrefour de la route qui mène au Krak des Chevaliers, elle était barrée par un camion militaire. Loin au nord, ils pouvaient apercevoir la forteresse Croisée qui dominait la plaine du haut de son djebel. Ils arrêtèrent les voitures, mais deux hommes en tenue de combat portant mitraillette au côté leur firent signe de circuler. Ils durent repartir.

Encore une dizaine de kilomètres, et ce serait la frontière. Il faisait encore chaud et les vitres des voitures étaient baissées. Les passagères avaient passé leur tête à la portière pour se rafraîchir, leurs cheveux au vent. Dans une grande ligne droite, les deux voitures se lancèrent dans le dépassement d’un long convoi militaire qui les ralentissait. Les camions n’étaient pas bâchés et ils pouvaient voir les soldats assis dos à dos, leurs fusils tenus verticaux serrés entre leurs genoux.

Les jeunes femmes se mirent joyeusement à faire des signes de la main aux soldats. Mais ce qui au Liban aurait déclenché chez les soldats des vivats et des sifflets admiratifs ne leur valu cette fois que de mauvais regards.

L’ambiance était de plus en plus lourde.

Addabousiyah
Frontière dans 500 mètres
Stoppez à la barrière.

Le panneau, rédigé en arabe et en français, était bien inutile car, un peu plus loin, une jeep de l’armée était arrêtée en travers de la route devant une barrière baissée. De part et d’autre de la barrière, de gros tonneaux métalliques peints en vert et rouge empêchaient de la contourner. Sur la droite, une casemate en torchis arborait un grand drapeau syrien qui pendait dans l’air immobile. A l’ombre d’une toile tendue entre la casemate et quelques piquets, une dizaine de soldats étaient assis autour d’une grande table. Un troupeau de moutons qui traversaient la route en se bousculant empêchait les voitures d’approcher davantage. Elles s’arrêtèrent l’une derrière l’autre à une vingtaine de mètres de la barrière. Tandis que les chauffeurs restaient au volant, les passagers descendirent en s’étirant. Par-dessus le piétinement et les bêlements du troupeau, on entendait un transistor qui devait diffuser des nouvelles. Avant que personne n’ait pu les mettre en garde, Anne et Patricia s’étaient mises à prendre des photos des moutons, des bergers, du poste frontière. Debout à côté d’elles, les mains sur les hanches, Jenelle et Tavia les regardaient faire. Jean-Pierre sortit vivement de la voiture et s’approcha des jeunes femmes :

-Rangez-ça ! leur dit-il d’un ton pressant en désignant les caméras. Rentrez dans les voitures ! Tout de suite !

Mais déjà, les soldats s’étaient levés. Comme les habitants du dernier village traversé, peu habitués aux femmes telles que ces jeunes touristes, ces hommes les contemplaient, immobiles, dans une sorte de sidération.

Au moment où les derniers moutons traversaient la route, un officier surgit du poste frontière et réveilla ses hommes en deux ordres brefs. Puis, il se lança dans ce qui ressemblait à une véhémente diatribe. Christian pensa qu’il devait être en train de leur rappeler que ces filles impudiques et ceux qui les accompagnaient venaient de l’Amérique, l’ennemi de tous les arabes, le suppôt du diable, l’ami d’Israël. Puis il donna un ordre bref en désignant Anne et Patricia. Aussitôt, quatre soldats saisirent les deux américaines par les bras et les entraînèrent vers l’officier. A l’intérieur de la première voiture, les trois hommes firent mine d’ouvrir les portières. Quelques cris et quelques mouvements de mitraillettes les firent renoncer et se renfoncer dans leur siège. Mais Christian qui était dans la deuxième voiture, plus éloignée des soldats, avait réussi à en sortir et commençait à courir vers les soldats qui entrainaient Anne et Patricia. Il criait :

-Laissez-les ! Vous n’avez pas le droit !

Il allait arriver à la hauteur du groupe lorsque l’un des soldats se retourna et lui donna un coup de la crosse de son fusil sur le haut de la cuisse. Le coup n’avait pas paru très violent mais, pour Christian, la douleur fut incroyablement vive. Il sentit le froid l’envahir et la sueur perler à son front. Pendant quelques secondes, il pensa qu’il allait s’évanouir, mais il ne fit que se laisser tomber à genoux au milieu de la route sous l’œil indifférent des autres soldats. Dans la Peugeot de tête, personne n’osait se porter à son secours.

Pendant ce temps, les soldats et leurs prisonnières disparaissaient dans le poste frontière.

Chapitre 8

Trois soldats étaient restés plantés entre les voitures et la jeep qui barrait le passage. Ils avaient fait signe à Jenelle et Tavia se rentrer dans la voiture de Christian. Celui-ci demeurait prostré dans la poussière là où il était tombé. Jenelle, livide, figée sur son siège regardait droit devant elle. Tavia s’était mise à pleurer doucement.

A bord de la première voiture, l’angoisse régnait. Jean-Pierre tentait de se rassurer et de rassurer les autres en disant :

– Non, non, ils vont juste contrôler leur passeport et voiler les pellicules… Au pire, ils garderont les appareils…

Mais il n’y croyait pas lui-même. C’était la deuxième fois qu’il avait des ennuis en Syrie à cause de photographies prises imprudemment. La première fois, c’était à Palmyre. Il était parti là-bas le mois précédent pour un long week-end avec sa femme et ses enfants. Alors qu’il faisait une série de photos du gigantesque temple de Baal, il avait été soudain entouré de quatre ou cinq soldats qui lui avaient arraché son appareil photo des mains en criant très fort. L’un d’entre eux qui parlait bien le français lui avait expliqué qu’il était très grave de photographier les camions militaires qui gardaient les ruines de Palmyre et qu’ils allaient emmener tout de suite tout le monde en prison. Jean-Pierre avait rapidement réalisé que les soldats avaient une grande habitude de cette comédie et qu’ils devaient la jouer souvent devant les touristes pour obtenir un bakchich. Cette fois-là, Jean Pierre s’en était sorti pour une somme raisonnable, mais aujourd’hui, il ne pensait pas pouvoir s’en tirer de la même manière : les filles avaient photographié un poste frontière de la République Arabe Syrienne. Même dans un pays moins paranoïaque que la Syrie d’Hafez el-Assad, la chose aurait été grave. Mais le fait que les photos aient été prises justement par deux Américaines à un moment où la présence d’un important convoi militaire montrait qu’il se passait quelque chose aggravait considérablement la situation.

Il se sentait totalement impuissant et s’efforçait de ne pas imaginer le pire.

Les voitures fournies par la Banque Mondiale n’étaient pas équipées d’autoradios, mais Jean-Pierre avait emporté de Beyrouth un gros poste à transistor. Il l’alluma et commença à chercher une station en anglais ou en français moins pour tenter d’apprendre quelque chose que pour se donner une contenance.

Pendant ce temps, Breed avait entrepris de sortir de la voiture. À moitié courbé en avant, les bras levés, il fixait le soldat le plus proche en avançant lentement vers lui.

-Je vais à mon ami, disait-il en articulant exagérément et en désignant Christian du menton. Je vais voir mon ami… pour secourir, OK ? Je peux aider mon ami ? OK ?

Il avait choisi de parler en français, pensant que le soldat était plus à même de comprendre cette langue que l’américain de Californie. Le soldat ne bougeait pas. Il observait l’homme en bermuda avec indifférence. Bill continuait d’avancer vers Christian en souriant et en répétant : « J’aide mon ami, OK ? OK ? » Lorsqu’il atteignit Christian, le soldat n’avait toujours pas bougé. Bill se mit à genoux à côté du français :

-Ça va, mon vieux ? Quelque chose est cassé ?

-Non, je ne crois pas. Ça va mieux, mais ce salaud m’a fait sacrément mal. Ça a dû me couper la circulation. J’ai bien failli tomber dans les pommes. Mais ça va mieux.

Il se releva péniblement en s’appuyant sur Bill et se mit à boiter vers la voiture de Jean-Pierre.

-Où sont Patricia et Anne ? demanda-t-il.

-On ne sait pas vraiment. Dans le poste, j’imagine, répondit Jean Pierre.

-On ne peut pas les laisser comme ça. Il faut faire quelque chose !

-Et qu’est-ce que tu veux que je fasse ?

-Je ne sais pas moi, Bon Dieu, c’est toi le chef de mission !

-Ecoute ! M’emmerde pas, Christian ! Avec tes conneries, tu as bien failli te faire descendre ! Alors ne m’emmerde pas ! Aujourd’hui, c’est Dimanche, y a pas de mission, y a pas de chef. Mais si tu as une idée, on t’écoute !

-Chut ! Silence ! Taisez-vous !

C’était Françoise qui tournait fébrilement les boutons du transistor depuis quelques minutes et qui venait de trouver une station en français.

-C’est Radio Hamra. Ils parlent d’un incident de frontière. Écoutez !

… très tôt dans les environs de Hasbaya. Alors que l’entreprise Nasnas de Saida procédait à des travaux d’adduction d’eau entre les villages de Rashaya et de Hasbaya, un véhicule de commandement et deux automitrailleuses syriennes ont pénétré sur le territoire libanais pour arrêter les travaux. Le matériel a été saisi et les employés expulsés sans explication. Ils ont pu rejoindre Hasbaya d’où ils ont …

-Ca y est, ça recommence ! dit Jean-Pierre.

-Qu’est-ce qui recommence ? demanda Bill

-Les Syriens créent régulièrement des incidents de frontière. C’est la deuxième fois cette année. Avec leur puissance militaire face à la petite armée libanaise, ils se créent des moyens de pression pour obtenir des concessions de la part du…

-Chut ! Ecoutez-donc, bon sang de bonsoir !

…de 10h07 ce matin que Damas a fait savoir que les forces armées syriennes avaient dû pénétrer en territoire libanais pour mettre fin à une opération de détournement des eaux de la rivière Nahr el-Maalech au détriment de la République Arabe Syrienne sur le territoire de laquelle la rivière prend sa source. Le communiqué précisait que les forces syriennes resteraient sur place tant que le Liban n’aurait pas mis un terme et renoncé définitivement aux travaux en cours…

C’est bien ça : un prétexte totalement bidon et ils occupent un bout de Liban…

…de la République a aussitôt réuni le Conseil des Ministres pour examiner la situation. Selon des sources bien informées, Messieurs Charles Hélou et Rachid Karamé se seraient vivement opposés sur la réponse à donner à l’agression syrienne, pour finalement parvenir à un accord sur la rédaction d’un communiqué conciliant.

-ça, c’est Karamé …

…plus tard, la Présidence décidait de convoquer l’ambassadeur syrien et de mettre l’armée en état d’alerte…

-Et ça, c’est Hélou !

de l’après-midi, de nombreux observateurs signalent des mouvements de troupe tout au long de la frontière. Nous ferons un point complet de la situation dans notre prochain bulletin. En attendant, nous retournons au Casino du Liban pour reprendre la transmission en direct du récital de Narciso Yepes. Ici les studios de Radio Hamra à Beyrouth, à vous Dédé Taieb…

-Vous croyez que c’est la guerre, maintenant ? demanda Bill.

-Pensez-vous ! Ils vont s’arranger, répondit Jean Pierre. Comme d’habitude… Dans deux jours tout sera fini. Mais pour le moment, c’est pas bon pour nous, ni surtout pour les deux filles !

– Qu’est-ce qu’on peut faire ?

– Rien, je pense… Attendre…

Chapitre 9

Malgré la descente du soleil sur l’horizon, la chaleur dans les voitures était devenue insupportable. Dans la Peugeot de tête, le Concerto d’Aranjuez qui s’élevait maintenant du transistor n’arrivait pas à dissiper l’angoisse des passagers. Françoise tenait très fort la main de son mari, tandis que Bill s’agitait sans arrêt sur son siège en s’épongeant la poitrine et le front et que John n’arrivait pas à se décider à sortir pour rejoindre Tavia. Christian avait regagné sa voiture en boitillant. Il y avait retrouvé Jenelle, toujours crispée sur son siège et Tavia, qui paraissait s’être endormie.

-Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda Jenelle en anglais.

-Rien, on attend, répondit Christian sans la regarder.

Les soldats qui gardaient les voitures avaient rejoint leurs camarades autour de la table dans l’ombre de la toile immobile. Le temps paraissait suspendu. Le drapeau pendait le long de son mat. Le soleil semblait s’être arrêté au-dessus des maigres arbres qui limitaient l’horizon. Une minuscule tornade de poussière s’éleva devant les voitures. Un chien traversa la route. En passant devant la Jeep, il leva la patte sur une de ses roues. Un soldat se leva lentement, lui lança mollement une pierre et le manqua, déclenchant les rires de ses camarades.

Soudain, deux silhouettes apparurent à l’angle du poste. Malgré le soleil qui les éblouissait, les passagers des deux voitures les reconnurent immédiatement : Anne et Patricia. Elles marchaient lentement côte à côte. Elles étaient seules. L’éclairage en contre-jour empêchait de voir leurs visages. Elles se baissèrent pour passer sous la barrière, contournèrent la Jeep et se dirigèrent vers les voitures.

Toutes les portières s’ouvrirent pour laisser passer leurs compagnons qui se précipitèrent vers elle, mais leur élan fut vite interrompu par les cris des soldats qui observaient la scène depuis leur abri et qui leur intimèrent de rentrer dans les voitures. Quand les deux jeunes femmes atteignirent la première, elles furent aussitôt assaillies de questions :

-Ça va ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce qu’ils vous voulaient ? Tu n’as pas eu trop peur ? Ça va ? Tu es sûre ?

Les questions se télescopaient, se superposaient, inquiètes. Anne et Patricia répondaient :

-Oui, oui, ça va. Non, non, tout va bien. Oui, un peu, mais ça va maintenant… On va pouvoir passer maintenant, ils nous l’ont dit. Il faut partir, vite, la nuit tombe. Il se passe des choses. Il faut partir, maintenant, tout de suite, avant qu’ils ne changent d’avis. Allez, fichons le camp d’ici…

Déjà, deux soldats avaient poussé la Jeep de côté et un troisième était en train de lever la barrière. Jean-Pierre fit démarrer son moteur. Comme il n’y avait plus de place dans la première voiture, les deux rescapées montèrent dans la deuxième, où elles furent accueillies par les cris et les larmes de joie de Jenelle et Tavia, tandis que Christian, sans poser de question, mettait à son tour le contact.

Presque collées l’une à l’autre, les deux petites Peugeot franchirent lentement la frontière, tandis que l’officier les regardait passer. Elles roulèrent encore au ralenti pendant quelques dizaines de mètres, puis accélérèrent vivement. Dans son rétroviseur, Christian jeta un dernier coup d’œil en arrière : le premier camion du convoi militaire arrivait au poste frontière qui disparut du miroir dans le premier virage.

Un kilomètre plus loin, la barrière du poste libanais était levée. Aucun soldat n’était visible. Ils franchirent la frontière sans s’arrêter.

Chapitre 10

La nuit était tombée. Les occupants de la première voiture mouraient d’impatience de savoir ce qui s’était passé, car Anne et Patricia étaient montées précipitamment dans celle de Christian sans avoir le temps de rien expliquer. Tout en conduisant, Jean-Pierre pensait qu’il n’aurait pas été prudent de s’arrêter en rase campagne pour discuter de tout ça. Ce n’est pas que la campagne libanaise ne soit pas sure, mais avec ce qu’ils avaient appris par Radio Hamra, il valait mieux mettre quelques kilomètres de plus entre eux et la frontière syrienne. Ils avaient eu assez d’ennuis comme ça. Le mieux serait de s’arrêter dans un des cafés de bord de mer à Tripoli. Ils y seraient plus en sécurité. Il accéléra et tenta de se concentrer sur la conduite. C’est Bill qui parla le premier. Il se pencha entre les deux sièges avant et toucha légèrement l’épaule du conducteur.

– Que pensez-vous qu’ils ont fait à elles ? dit-il en français.

Comme tous les autres, Jean-Pierre ne pensait qu’au pire, à ça, au viol, mais il n’était pas question de l’avouer.

– Sais pas, répondit Jean-Pierre, crispé.

– Elles n’avaient pas l’air mal en point, dit Françoise qui cherchait autant à se rassurer elle-même qu’à rassurer les autres.

– Avec ces sauvages, on ne sait jamais ! Mon dieu, quel pays ! Et il parait qu’en Arabie Saoudite, c’est encore pire. Je ne pourrai jamais emmener Tavia dans ce genre d’endroit. Bandes de salopards …

C’était John qui avait parlé. Il commençait à s’angoisser pour sa prochaine situation à Djeddah. Il craignait d’avoir à choisir entre Tavia et son avenir à la First National.

– Ecoute, John, dit Jean-Pierre, on ne sait pas ce qui s’est passé. Encore vingt ou trente kilomètres et on sera à Tripoli. Là, on pourra voir les filles. Elles nous diront. Alors, d’ici, là, tu ne mets pas la panique dans la voiture et tu te calmes, d’accord ?

-Ne vous fâchez pas, Jean-Pierre, intervint Bill. Nous sommes tous inquiets pour nos amies. Anne à l’air d’une fille solide, mais Patricia est tellement fragile, innocente…

-Marrant…, dit Jean-Pierre d’un air entendu.

-Qu’est-ce que c’est, « marrant » ? Pourquoi vous dites « marrant » ?

– Je dis « marrant » parce que c’est marrant que ça soit vous qui disiez que Patricia est si fragile, si innocente ! Alors que vous avez …

Françoise posa doucement sa main sur celle de son mari :

– Jean-Pierre, s’il te plait …

Conciliant, Jean-Pierre s’interrompit et se contenta de répéter :

– Marrant !

– Dites Jean-Pierre ! La nature de mes relations, s’il y en a, avec Patricia, c’est pas de votre business. Par-dessus, elles n’ont rien à voir avec ce qui s’est passé. Par contre, si nous en sommes là, c’est un peu de votre faute.

Jean-Pierre appuya brutalement sur le frein qu’il relâcha aussitôt, évitant ainsi à la voiture de Christian qui le suivait de près de le tamponner par l’arrière.

– Qu’est-ce que vous dites ?

– Doucement, Jean-Pierre, ne t’énerve pas, dit Françoise en posant à nouveau sa main sur la sienne.

Jean-Pierre se dégagea vivement, et se retournant à moitié vers Bill :

– De ma faute, de ma faute ! Non, mais vous dites n’importe quoi, mon pauvre vieux !

– Il faut quand même bien reconnaître que vous étiez le chef de cette expédition. Ce sont bien vos voitures, vos choix, vos itinéraires, vos horaires, vos décisions qui nous ont amenés là.

– Voilà que vous parlez comme Christian, vous ! Vous oubliez que nous ne sommes ici que des touristes, que mes bureaux sont fermés le dimanche et que je ne suis plus chef de rien du tout pendant les week-ends… Vous étiez bien contents qu’on vous emmène. Sans moi, sans nous, vous auriez passé votre week-end tout seul au bord de la piscine du Phœnicia à picoler avec des diplomates et des banquiers américains. Pas très professionnel pour un soi-disant archéologue, non ?

– Jean-Pierre ! Je t’en prie, arrête ! dit Françoise à mi-voix.

Mais Jean-Pierre n’en pouvait plus. Il en avait marre de ces Américains, marre de leurs bermudas, marre de leur inconscience, de leur assurance, de leur ignorance. Malgré lui, il ressentait une sorte de culpabilité. Le stress, l’impuissance, l’anxiété, la pression accumulée depuis des heures, tout ça devait exploser. Ça explosa.

– Mais qu’est-ce que vous croyez, vous, le Californien ? Vous croyez que vous êtes partout chez vous, vous croyez que tout le monde vous aime ? Vous croyez que vous pouvez vous balader en culottes courtes sur les Champs-Elysées ou dans la mosquée des Omeyyades sans choquer personne ? Vous croyez que vous pouvez faire n’importe quoi n’importe où ? C’est aux autres de s’adapter, c’est ça, hein ? Vous n’êtes pas fichus de comprendre que ces gens, ces arabes, sont ici chez eux, qu’il y a un minimum de respect à avoir, que ce pays se considère comme en guerre et qu’ils vous considèrent, vous, comme le meilleur allié de leur ennemi juré, qu’ils sont persuadés d’avoir raison, d’être dans leur droit et d’avoir Dieu avec eux… tout comme vous, finalement…

– Écoutez, Jean-Pierre… risqua Bill

-Non, c’est vous qui écoutez ! Je ne sais pas ce que ces « sauvages » ont pu faire à vos amies et, comme vous, je crains le pire. Mais ne me dites pas que je suis responsable en quoi que ce soit de ce qui leur est peut-être arrivé. Ce sont quand même vos chères compatriotes qui ont excité ces pauvres gamins d’Alep, à se balader devant eux en jeans moulants et T-shirt à manches courtes comme si elles étaient à Santa Monica. Ce sont bien elles qui ont failli déclencher une émeute dans un marché aux chameaux. Ce sont bien elles qui ont photographié le poste frontière d’un pays en guerre. Alors, ne dites pas que je suis responsable, fermez votre gueule et priez pour elles ! Non mais, sans blague…

Bill lâcha le dossier du siège de Françoise qu’il tenait d’une main depuis qu’il avait posé sa malencontreuse question et se rencogna contre la portière. John regardait fixement l’obscurité qui régnait à l’extérieur en se demandant comment faire pour paraitre ne pas avoir entendu la diatribe du conducteur. Françoise comprenait la colère de son mari. Elle se disait aussi qu’il n’avait pas tort, mais qu’elle aurait préféré qu’il garde tout ça pour lui.

Quant à Jean-Pierre, il reprenait lentement son calme et commençait déjà à regretter son éclat.

Chapitre 11

-Laissez-les ! Vous n’avez pas le droit, a crié Christian.

Patricia s’est retournée. Sans comprendre pourquoi, elle voit Christian s’effondrer au milieu de la route. Elle veut se dégager pour aller l’aider, mais elle est entraînée par les deux soldats qui la tiennent fermement par les bras, fortement serrés juste au-dessus du coude. Devant elle, Anne se retourne vers les voitures. Son regard éperdu affole Patricia qui commence à réaliser la situation.

-Ce n’est pas possible, se dit-elle. Ce qui arrive n’est pas possible. Bill, Christian, John, Jean-Pierre sont là. Ils vont faire quelque chose. Ils ne vont pas nous laisser emmener comme ça !

Les jambes de la jeune américaine faiblissent, elle a froid, elle trébuche, elle refuse de continuer à avancer vers cette casemate. Mais elle est trop faible, trop fatiguée, la lumière est trop éblouissante. Anne semble avoir disparu. Alors elle se résigne et se laisse entraîner sans résistance.

Quand elle arrive devant la porte ouverte du poste frontière, elle ne peut rien voir de l’intérieur de la pièce vers lequel les deux soldats la poussent doucement. Elle fait un pas dans l’obscurité et ses yeux commencent à s’habituer à la pénombre. Bientôt, elle distingue la silhouette d’Anne et des deux soldats qui la maintenaient. Sur le côté gauche elle peut voir une table en bois devant une chaise d’écolier. Sur la table, un vieux téléphone, une pile de papiers et un présentoir à tampons. A côté du présentoir, leurs appareils photo dont elle ne se souvient même plus qu’on les leur ait enlevés. Derrière la table, une armoire à portes grillagées contient quelques fusils, une mitraillette et une trousse de secours marquée d’un croissant rouge.  A droite, il y a un vieux lit dont les montants métalliques portent des boules dorées, comme dans les petits hôtels de province qu’elle a fréquentés en Europe. Elle remarque qu’il manque une des quatre boules et que le matelas posé sur le lit est sale. En face, une porte close. Patricia vient se placer à côté d’Anne et lui prend la main. Une longue minute se passe dans un silence complet. Elle entend seulement les battements de son cœur et la respiration d’Anne, bien trop rapide.

La porte s’ouvre sur une silhouette et Patricia croit reconnaître l’officier qui avait ordonné leur arrestation. L’homme dit sèchement quelques mots en arabe aux deux gardiens qui sortent mollement de la pièce. Patricia croit même voir une sorte de grimace sur le visage de l’un des soldats au moment où il tourne le dos à son officier pour sortir du poste. La peur l’envahit de plus en plus et elle n’ose plus lever les yeux du sol de ciment poussiéreux.

Anne a peur, elle aussi. Mais elle regarde droit devant elle. Elle se refuse à se laisser envahir par l’angoisse. Elle se prépare à affronter elle ne sait pas encore quoi. Maintenant, elle regarde ouvertement l’officier. Contrairement aux soldats qui étaient en tenue de combat, il porte une sorte de culotte de cheval écrue et une vareuse vert foncé boutonnée du haut en bas. Pas de cravate, mais quelques décorations sur la poche de poitrine. Il a ôté le képi qu’il portait tout à l’heure. Anne s’étonne de voir que l’homme est presque roux et de teint très clair. Elle pense d’ailleurs qu’il est plutôt joli garçon, à peine plus petit qu’elle et pas mal balancé.

– Bonsoir Mesdames, dit l’officier. Je suis le lieutenant Farés el-Saleh, commandant du poste frontière d’Addabousiyah.

Il a parlé dans un anglais presque parfait avec une agréable trace d’accent britannique.

– Laissez-moi m’excuser pour ce contrôle d’identité un peu plus brutal que je n’aurais voulu, mais mes hommes sont des paysans et j’ai parfois du mal à les contrôler. Veuillez leur pardonner, je vous prie. Voulez-vous quelque chose à boire ?

Les deux jeunes femmes le regardent sans répondre, étonnées.

– Je peux vous offrir du thé ou de la limonade. Je vous préviens, la limonade est tiède. Par contre, je fais du très bon thé. Alors, du thé ?

– S’il vous plaît… Oui, du thé, dit Anne, encore hésitante.

– Et vous, Madame ? dit-il en souriant à Patricia.

– Euh…Moi aussi, du thé… oui…  merci…

-Je vous prépare ça. En attendant, pourriez-vous me remettre vos passeports pour quelques instants, s’il vous plaît. Ce n’est qu’un contrôle de routine comme on dit chez vous. Ah ! J’oubliais : veuillez-vous assoir, bien sûr, dit-il en désignant les deux chaises qui se trouvent devant son bureau.

Il leur tourne le dos pour remplir d’un thé très sombre trois verres épais qu’il pose sur un petit plateau en bois damasquiné. Il présente le plateau aux deux américaines. En prenant sa tasse, Anne esquisse un sourire :

– Merci, dit-elle timidement.

Le lieutenant s’est assis d’une fesse sur son bureau. Il a pris les passeports en main et les feuillette.

– Patricia Gallaghan….Gallaghan… c’est un nom irlandais, non ?

– Oui. Mon grand-père était né à Cork, en Irlande.

– Et vous, Anne ! Bronsky, c’est polonais, ça. Un peu juif, peut-être ? dit-il en souriant.

Puis il ajoute tout de suite :

– Soyez tranquille ! Je n’ai rien contre les juifs. Ma famille est chrétienne et, en Syrie, nous acceptons toutes les religions.

– C’est bien, je vous félicite, réponds Anne plus sèchement qu’elle ne le voudrait vraiment. Mais je vous rassure, je suis catholique, pas juive. J’ai été baptisée à Londres en 1940. Mes parents eux étaient juifs. Ils avaient fui la Pologne juste avant la déclaration de guerre. De là, ils sont partis à New-York. Après la guerre, mon père a été naturalisé américain. Il a travaillé dix-huit ans comme simple policier dans un commissariat du Queens. C’est un quartier de New-York, plutôt populaire…

– Je sais, dit le lieutenant el-Saleh, tout heureux d’avoir pu engager le dialogue. J’ai de la famille là-bas.

Les deux américaines n’en reviennent  pas.

-Vous avez de la famille à New-York ?

– Mon cousin Elie…Il est parti de Wadi al-Nasara en 1965. Il y a un an, il a ouvert un restaurant syrien à New York, dans le quartier de Hell’s Kitchen, à côté de la gare routière. Il parait que c’est très bien comme quartier. Vous connaissez ?

Anne ne lui dit pas que c’est l’un des pires de Manhattan.

– Vous savez, je ne suis pas allée à New York depuis des années et puis les choses vont tellement vite là-bas …

Le militaire a parfaitement compris la finesse de l’américaine. Il semble un peu déçu, mais il continue :

-Mon cousin m’a écrit le mois dernier que son restaurant commence à bien marcher. Il l’a appelé Heaven’s Kitchen, c’est amusant, non ? En tout cas, il m’a demandé de venir l’aider. Je crois que je vais y aller. Dans deux ans et trois mois, j’aurai terminé mon service militaire et je partirai. Si Dieu le veut, dans moins de trois ans, vous pourrez venir déjeuner au Heaven’s Kitchen. Vous serez mes invités. Vous verrez une bonne partie de ma famille.

Farés a tellement de charme, il a l’air tellement sincère et heureux de partir un jour aux USA que les deux américaines se sentent maintenant presque en confiance. Elles sourient :

– Oui, bien sûr, on viendra vous voir, se lance Patricia. J’habite Washington DC, mais ce n’est pas très loin de New York. N’est-pas, Anne, qu’on viendra ?

Farés est aux anges.

– Quel pays extraordinaire que les États Unis d’Amérique ! Une Irlandaise de Washington, une Juive polonaise et un chrétien de Syrie qui vont se retrouver bientôt dans la plus grande ville du monde ! C’est pour ça que je veux partir là-bas. Parce que tout est possible ! Ici, tout est bloqué, fichu, fini.

L’ambiance est maintenant totalement détendue. Ils parlent de New York, de Times Square, de Steve McQueen, de Chicago et de San Francisco. Anne est complétement rassurée. Elle demande :

-Mais pourquoi nous avez-vous arrêtées ?

– C’est vis-à-vis des hommes. Je ne pouvais pas faire autrement. On leur dit depuis leur naissance que les américains sont les ennemis des arabes, que les américaines sont des prostituées, que les étrangers sont des espions. Alors ils le croient.  Je sais que ce n’était pas votre intention, mais vous avez photographié le poste militaire. C’est grave. Il fallait que je réagisse, ils n’auraient pas compris. Ils m’auraient peut-être même dénoncé au général commandant la région.

– Je comprends, dit Anne. Mais est-ce que c’était vraiment nécessaire qu’ils soient aussi violents avec notre ami ? Un Français, en plus !

– C’est dans leur nature, ce sont des paysans, ils sont brutaux. Je regrette pour votre ami, mais je ne peux rien faire. Bon, maintenant, il va falloir que vous partiez. Il y a des évènements en cours qui pourraient encore vous compliquer les choses. Vous voyez cette enveloppe brune, là, sur mon bureau ? Elle est arrivée du commandement il y a moins d’une heure. C’est l’ordre de fermer la frontière. Mais je ne le sais pas, car je n’ai pas encore ouvert l’enveloppe. Il y a aussi probablement l’ordre de retenir prisonniers tous les étrangers qui voudraient passer au Liban. Mais je ne le sais pas non plus car je n’ai pas encore ouvert l’enveloppe. Alors, vous allez partir, maintenant. Quand vous sortirez de cette pièce, ne parlez pas, ne souriez pas, ne me regardez pas. Prenez un air contrit, coupable même. N’ayez pas peur d’en rajouter. Moi, je vous parlerai sévèrement en montrant les appareils photo que je garderai. Je ne peux pas faire autrement, pour la vraisemblance. Il y a deux ou trois de mes hommes qui comprennent quelques mots d’anglais. Et puis ça me fera un souvenir de notre rencontre. N’oubliez pas : Farés el-Saleh, de Wadi al-Nasara, futur associé du célèbre restaurant Heaven’s Kitchen à Hell’s Kitchen, un jour à New York ! Que Dieu le veuille !

Il a copié le nom et l’adresse des deux jeunes femmes sur un carnet, puis il leur a tendu leur passeport. Il a ouvert la porte et crié quelque chose en arabe. Trois soldats sont entrés dans le poste. Devant eux, l’officier a saisi les caméras sur la table en disant d’une voix forte :

-Vous avez de la chance que je ne vous retienne pas pour espionnage ! Et maintenant partez ! J’ai d’autres choses à faire plus importantes. Il faut que je lise ces nouveaux ordres que je viens de recevoir. Partez et ne revenez jamais plus en République Arabe syrienne !

Anne trouva que c’était vraiment très théâtral, mais Farés savait sans doute ce qu’il faisait. Alors, têtes baissées, les deux Américaines, ont marché côte à côte vers les deux petites voitures blanches qui les attendaient dans le soleil couchant.

Chapitre 12

Ils sont arrivés à Tripoli un peu après 8 heures. Jean-Pierre les a conduits directement devant Chez Temporel, un restaurant du bord de mer, un peu à l’écart du port. Il connaissait la patronne et il savait que là, Anne et Patricia pourraient trouver de l’assistance si elles en avaient besoin. Dans sa voiture, plus personne n’avait dit un mot depuis la fin de sa colère. Ce lourd silence avait laissé renaitre l’angoisse qui les étreignait tous quant au sort des deux prisonnières. Mais quand ils ont vu les sourires des quatre jeunes femmes qui sortaient de la voiture de Christian, ils ont compris qu’ils n’avaient rien compris.

Les réactions ont été diverses : Françoise a éclaté en sanglots sur l’épaule de son mari. Bill a explosé d’un énorme rire et s’est précipité sur Anne et Patricia pour les prendre dans ses bras et les entrainer dans un tourbillon désordonné. Tavia s’est jetée dans ceux de John en pleurant, comme si c’était elle qui avait vécu l’aventure. Jean-Pierre est resté immobile, appuyé contre sa voiture, tenant sa femme serrée contre lui. Il regardait par-dessus son épaule le groupe qui se congratulait. Christian regardait Jean-Pierre avec un sourire ironique comme si tout cela n’avait été qu’une bonne blague. Jenelle observait tout le monde en souriant gentiment. Elle pensait quand même que ce gentil idiot de Christian avait été le seul à tenter quelque chose.

Ils dînèrent joyeusement chez Temporel de mezzés et de brochettes de mouton. Anne dû raconter plusieurs fois leur histoire. Patricia qui subissait maintenant le contrecoup de ses émotions restait silencieuse. Pourtant, lorsque Bill et John commencèrent à échanger des plaisanteries sur l’officier syrien, elle réagit vivement :

-Taisez-vous ! Ce lieutenant est un type bien. Si nous étions tombés sur un autre officier, nous serions tous dans une prison à Homs, et Dieu sait ce qui nous serait arrivé avant, à Anne et à moi ! J’aurais aimé que tous les hommes que j’ai rencontrés dans ma vie soit aussi bien élevés, aussi galants que lui. Cet arabe, comme vous dites avec cet accent de supériorité, cet arabe a pris des risques pour nous protéger et nous laisser partir librement. J’espère du fond du cœur qu’il n’aura pas d’ennuis pour ça. Et si un jour, j’apprends qu’il a pu rejoindre son cousin, je jure que j’irai le voir à Hell’s Kitchen ! Je le jure ! Alors, vous deux, …

Elle ne put terminer sa phrase et fondit en larmes. Anne passa son bras autour des épaules de Patricia en lui parlant doucement à l’oreille. Les autres plongèrent leur nez dans leur assiette. Puis les conversations reprirent lentement. Ils parlèrent des souks d’Alep, du déjeuner de Hama, et d’autres choses anodines, mais la gêne s’était installée entre eux.

Jean-Pierre posa avec ostentation sa serviette sur la table.

-Bon ! dit-il en repoussant bruyamment sa chaise sur le sol carrelé, il va falloir rentrer. Avec les embouteillages, nous ne serons sûrement pas à Beyrouth avant minuit et le bureau ouvre à 7 heures demain matin.

Bill et John tentèrent de payer l’addition pour remercier les Français pour ce merveilleux voyage, mais Christian et Jean-Pierre refusèrent, prétextant qu’il restait suffisamment d’argent dans la cagnotte qu’ils avaient constituée en partant de Beyrouth. Il n’y avait pas de raison de changer le système.

Ils arrivèrent devant le Saint-Georges encore plus tard que prévu, car ils avaient dû s’arrêter à deux reprises pour laisser passer des convois militaires qui montaient vers le Nord. Ils se séparèrent sur de vagues promesses de restaurants, de plages et même d’autres week-ends touristiques, mais on voyait bien que personne n’y croyait vraiment.

Dans les mois qui suivirent, ils ne se revirent pratiquement pas. Patricia repartit pour Washington une semaine après leur aventure. Bill quitta Beyrouth presque aussitôt pour s’installer à Amman. Il voulait y rédiger tout un chapitre sur le site de Petra. Bien sûr, Jean-Pierre et Christian se voyaient tous les jours au bureau, mais la mission de Christian touchait à sa fin tandis que celle de Jean-Pierre devait durer encore au moins trois mois.

Jenelle et Christian se rencontrèrent un soir sur la terrasse d’un assureur italien qui donnait une grande fête pour l’anniversaire de sa femme libanaise. Christian était appuyé sur la balustrade de la terrasse. Il agitait doucement un verre de vodka-lime pour en faire tinter les glaçons. Du haut du dix-huitième étage, il contemplait les lumières du port et des innombrables bateaux qui attendaient leur tour pour entrer dans la rade. La mer brillait sous la lune. Derrière lui, la montagne étincelait de tous ses petits villages disséminés dans l’obscurité. Un Boeing de la Syrian Arab Airlines, tous phares allumés, passait juste au-dessus de l’immeuble en direction de l’aéroport tout proche. Le bruit puissant des quatre réacteurs fit trembler les verres vides qui attendaient sur une table métallique, puis il s’atténua et disparut. Les sons lointains de la ville reprirent le dessus.

-Hello, « Christiane », mon joli Français ! Comment êtes-vous aujourd’hui ?

Jenelle avait l’air d’avoir un peu bu, mais pas trop, juste assez pour être gaie et entreprenante.

-Ah, Jenelle, comment vas-tu ? Alors, toujours à Beyrouth ? Qu’est-ce que tu deviens ? Viens, on va s’assoir par là…

La voir faisait vraiment plaisir à Christian et Jenelle s’en aperçut immédiatement. Ils passèrent la soirée puis la nuit ensemble. Au matin, elle lui annonça qu’elle partait le lendemain pour Téhéran. Des amis lui avaient donné l’adresse d’une famille de médecins. Leur fille était l’une des secrétaires de la famille du Shah. Ils habitaient un immense appartement dans le quartier nord de la ville et ils possédaient une grande villa sur les bords de la Caspienne.

– La bonne société, quoi ! Ils m’invitent pour aussi longtemps que je veux.

-Eh bien, tant mieux pour toi, dit Christian, un peu amer.

-Oh, mon petit Christiane, tu vas pas faire la gueule à moi ?  Prends-moi pour déjeuner plutôt ! C’est comme ça on dit, non ?

-Non, c’est pas comme ça on dit, répondit Christian en riant. On dit : Emmène-moi plutôt déjeuner !

CHAPITRE 13

Jenelle ne partit pas le lendemain. Elle n’alla même jamais à Téhéran. Quinze jours plus tard, elle rentrait à Paris avec Christian. Ils ne vécurent ensemble que quelques mois. On proposa à Christian le poste d’économiste pour l’étude du Plan de Transport de Côte d’Ivoire. Il l’accepta. C’était une grosse mission qui commençait, importante pour son avenir professionnel. Mais l’Afrique Noire n’attirait pas du tout Jenelle. Elle refusa de l’accompagner.

Quelques jours avant le départ de Christian pour Abidjan, elle quitta Paris pour Berlin où elle retrouva un groupe de rock néerlandais en tournée. Elle fit une petite carrière de chanteuse. Victime d’un grave accident de la route en Ukraine, elle mourut quelques jours plus tard à l’hôpital général de Kiev.

Après son séjour en Côte d’Ivoire, Christian a enchainé les missions un peu partout dans le monde, comme économiste puis comme chef de mission. Il s’est marié, a eu deux enfants. Pendant trois ans, il a vécu à Bethesda, à côté de Washington, où il avait pris un poste de chef du service économique Afrique à la Banque Mondiale. Il n’y a jamais rencontré Patricia. Par contre, un jour qu’il passait à New York, il a cherché le Heaven’s Kitchen. Il ne l’a pas trouvé. Il vit maintenant à Londres où il termine sa carrière chez Carrington-Lewis en tant que Vice-Président pour l’Europe, l’Afrique et le Proche-Orient.

De retour à Washington, Patricia a trouvé un emploi dans une galerie d’art de Georgetown. Lors d’un vernissage, elle retrouva une vague relation de son ancien amant. Au début de la semaine suivante, le médecin de Bethesda entrait dans la galerie. Elle refusa d’aller prendre un verre avec lui, mais à la fin de la semaine, c’est elle qui lui téléphonait et leur relation recommença tout comme avant. Dans l’année qui suivit, le médecin divorça de son épouse, épousa Patricia et mourut d’une crise cardiaque dans le vestiaire de son club de golf. Avec l’argent de l’assurance, Patricia a ouvert une galerie d’art à Bocca Raton, en Floride. Elle y vit encore aujourd’hui, seule depuis la mort de son mari. La galerie est florissante. Elle va à New-York une fois par an, mais jamais dans le quartier de Hell’s Kitchen.

Après son départ de Beyrouth, Bill Breed ne resta pas très longtemps en Jordanie. Septembre Noir survint quelques semaines après son arrivée à Amman, et l’atmosphère pacifique qui y régnait jusque-là changea du tout au tout. Bill abandonna l’idée de sa monographie sur Petra et quitta la capitale jordanienne dès que ce fut à nouveau possible. Il loua une petite ferme en Crête, où il se retira pendant un an pour écrire le cycle de conférences que lui avait commandé l’Université de Chicago. Régulièrement, il quittait la Crète pour quelques jours pour se rendre à Athènes ou à Rome pour ses recherches. Il finit par retourner à Chicago pour y présenter son travail. Il satisfit grandement le doyen qui lui attribua la chaire d’Histoire Antique. Au bout d’un an, il s’ennuyait ferme. Il donna sa démission pour se retirer dans un mobile-home au sud de Carmel. Inspiré par le « Moi, Claude, Empereur » de Robert Graves, il se mit à écrire frénétiquement une fresque historique qui traversait les âges et les régions de la Méditerranée, vue par les yeux d’une famille dont les membres passaient en quelques générations du statut d’esclave à celui de sénateur romain puis de nouveau au statut d’esclave. Le roman eut un succès considérable, ce qui lui permis d’acheter la magnifique propriété que les héritiers d’une star d’Hollywood venait de mettre en vente à Carmel. Il mourut d’une crise cardiaque le 11 septembre 2001 dans sa chambre d’hôtel de New York d’où il observait fasciné l’effondrement de la tour Sud du World Trade Center.

John n’a pas épousé Tavia. Leur mariage était pourtant organisé avec bénédiction dans la chapelle œcuménique de l’ambassade des Etats-Unis et réception au Phœnicia. Ils devaient même partir dès le lendemain pour un court voyage de noces à Chypre et se rendre ensuite directement à Djeddah où John devait enfin prendre son poste. Mais, le matin du mariage, Tavia n’était pas venue à l’ambassade. Elle ne s’était pas montrée non plus au Phœnicia. Sans laisser aucune explication derrière elle, elle avait pris l’avion pour Chypre. Elle vit maintenant en Australie où elle est responsable de la communication pour Greenpeace. John n’a jamais vraiment compris pourquoi Tavia l’avait quitté, mais il a fini par se fabriquer des explications : tout était de sa faute à lui ; elle était trop bien pour lui, il n’était pas assez intellectuel, pas assez conscient des problèmes du monde, trop américain de base, trop « banquier ». Alors, à Djeddah, il a décidé de s’endurcir, il s’est mis à travailler comme un fou, à apprendre l’Arabe et la haute finance, à faire des rapports, des notes et des suggestions à la Direction Générale. Celle-ci a fini par le remarquer. Au bout de deux ans, il était nommé à Istanbul, puis, deux ans plus tard, à Paris. Là, il a épousé Geneviève, une parisienne, dont il a eu deux enfants. Quand, six ans plus tard, il a été nommé à Atlanta, Geneviève a demandé le divorce pour cruauté mentale. Elle est repartie à Paris avec ses deux enfants et une jolie pension. John est resté à Atlanta où il a pris sa retraite. Il joue au golf et s’initie au pilotage.

Jean-Pierre a soixante-seize ans. Il est veuf depuis douze ans et retraité depuis dix. Après plusieurs missions en Afrique, il avait pris un poste permanent de directeur à Tunis pour une société française de Travaux Publics. Il a dû rentrer en France en 1994 pour faire soigner sa femme. Il a travaillé trois ans chez Colas puis un an chez Eiffage qui l’a licencié. Sa femme est morte du cancer qui la tenait depuis six ans alors qu’il était au chômage. Il est maintenant à la retraite. Il vit à Fontenay-aux Roses. L’un de ses enfants habite Périgueux et l’autre, les environs de Grenoble. Il les voit une fois par an.

Anne Bronsky est heureuse. Depuis vingt ans, elle vit à San Francisco, dans le haut de Castro Street. Elle aime cette ville et ce quartier où elle peut assumer en toute liberté son penchant homosexuel. Depuis cinq ans, elle vit avec une jeune femme de quelques années plus jeune qu’elle. Parfois, quand elle la regarde dans le contre-jour de la fenêtre, elle trouve que sa compagne ressemble à Patricia, une fille qu’elle a connue autrefois. Elle travaille à l’Hôtel de Ville en tant que déléguée à la Culture. En ce moment elle est complètement accaparée par le projet d’agrandissement du Musée d’Art Moderne. L’autre jour, dans le cadre d’une mission officielle, elle s’est rendue à Manhattan pour y rencontrer les administrateurs du MoMa de New York. Après une réunion moins longue que prévue, avant de retourner à son hôtel, elle a pris un taxi et s’est fait déposer à la gare routière de la 42ème rue. Elle a demandé où était Hell’s Kitchen. Un vendeur de rue lui a dit en riant qu’elle était juste devant sa porte. Comme elle ne comprenait pas, il insista : « sa porte ! la porte de la cuisine de l’enfer !  c’est ici ! » Alors elle lui a demandé s’il connaissait le Heaven’s Kitchen. En montrant les hot-dogs et les sandwiches étalés sur sa carriole, avec un sourire éclatant, il lui a dit :

-La Cuisine du Paradis ? Mais vous y êtes, Milady ! C’est ici ! Vous ne voyez pas ?

-Non, je parle d’un restaurant syrien, le Heaven’s Kitchen ?

Le vendeur ne voyait pas mais, serviable, il est allé voir son concurrent de l’autre côté du carrefour en disant :

-Attendez une minute, Milady, je vais voir. Mais, s’il vous plait, gardez un œil sur ma boutique. C’est New-York, ici.

Il est revenu en zigzagant entre les voitures. Effectivement, il y avait eu ici, enfin, un peu plus bas dans la 9ème, un restaurant arabe. Mais il avait fermé il y a une dizaine d’années.

-Oh ! Je vois, dit Anne tristement. Je vous remercie, vous avez été très gentil.

-Ah, mais je n’ai pas fini, Milady. Le restaurant a déménagé plus bas vers Chelsea, toujours sur la 9ème. Il a changé de nom ; maintenant, il s’appelle « La Rose de Damas ». Vous prenez la 42ème en face, et puis à gauche dans la 9ème avenue et vous tomberez dessus. Bonne chance, Milady. Mais, vous savez, ajouta-t-il en riant, la cuisine arabe, ça ne vaudra jamais un bon hot-dog de chez nous !

Lorsqu’elle arriva devant la Rose de Damas, le soleil commençait à descendre. De l’autre côté de l’avenue, la façade du restaurant était dans l’ombre. Le soleil couchant l’éblouissait, mais elle pouvait quand même voir l’enseigne en arabe avec, au-dessus, un grand drapeau syrien qui pendait dans l’air immobile.

FIN

Voilà, c’est tout. Mon histoire est finie, mais c’est ce qu’on appelle une fin ouverte. Est-ce que le restaurant Heaven’s kitchen est bien devenu la Rose de Damas ? Et si oui, est-ce que le gentil lieutenant a bien émigré aux USA ? Et si oui, est-il bien devenu l’associé de son cousin ? …Cette fin ne vous le dit pas mais, selon votre nature ou votre humeur, vous pourrez imaginer tout ce que vous voudrez.

Je vais vous proposer maintenant une fin alternative et j’aimerais bien que vous me fassiez savoir quelle est celle que vous préférez. Et si vous êtes en forme, vous pourriez aussi me suggérer le pitch d’autres fins possibles, des fins dramatiques, parodiques, paroxistiques, optimistes, futuristes, post-apocalyptiques, philosophiques, ironiques, des fins en Cinémascope, des fins en noir et blanc ou en Technicolor, des fins en version originale sous-titrées, des fins d’art et d’essai, des fins musicales, ou noires, ou policières, ou western, ou à l’eau de rose, ou même muettes, enfin, des fins, quoi ?

En attendant, voici ma deuxième fin :

(…)

Lorsqu’elle arriva devant la Rose de Damas, le soleil commençait à descendre. De l’autre côté de l’avenue, la façade du restaurant était dans l’ombre. Le soleil couchant l’éblouissait, mais elle pouvait quand même deviner l’enseigne en arabe. Juste au-dessus de la porte traditionnelle arabique ouverte à deux battants, un grand drapeau syrien pendait dans l’air immobile.

Anne traversa l’avenue, passa la porte et pénétra dans la pénombre de la salle avec hésitation.

— Hello ? Il y a quelqu’un ?

L’endroit semblait désert. Elle continua d’avancer lentement, longeant le bar et ses rayonnages remplis de bouteilles d’alcools et d’un bric à brac de coupes et de fanions de clubs sportifs. De temps en temps, elle répétait :

— Hello ? Il y a quelqu’un ?

Les tables étaient impeccablement dressées pour le prochain repas. Le grand mur du fond était entièrement couvert d’une fresque géante qui représentait, rassemblées et comme tassées les unes sur les autres, sans réel souci d’échelle ni de réalisme, toutes les richesses touristiques de la Syrie. C’est ainsi qu’à côté des colonnades de Palmyre, le Krak des Chevaliers surplombait les norias de Hama qui irriguaient d’un côté les jardins de la mosquée des Omeyades et de l’autre les souks d’Alep. Anne resta quelques secondes à contempler la fresque. L’artiste avait naïvement intégré dans son œuvre deux portes, dont l’une, partiellement vitrée, donnait sur la cuisine. Anne jeta un coup d’œil par l’imposte. Au fond de la pièce, au milieu de marmites fumantes, un homme lui tournait le dos. Armé d’un fin et long couteau, il était occupé à découper un poulet sanguinolent. Elle n’osa pas le déranger.

L’autre porte devait mener au bureau. Anne hésita un instant puis frappa doucement, une fois, deux fois. Elle hésita encore puis poussa la porte.

— Hello ? Il y a quelqu’un ?

La pièce était vide. Un simple bureau, sans fenêtre, avec une lampe allumée posée sur une grande table recouverte de papiers : lettres, factures, catalogues… Elle avança vers la table et se mit à regarder les courriers et les factures, mais elle n’y trouva pas ce qu’elle espérait : le nom du gentil lieutenant d’autrefois. Dans un coin de la pièce, l’air conditionné soufflait fort et il régnait dans le bureau une atmosphère humide et froide qui la fit frissonner. Subitement, elle réalisa que si quelqu’un entrait maintenant, la situation pourrait être embarrassante et elle prit peur. Anne sortit du bureau, traversa en hâte la salle de restaurant, longea le bar presque en courant, pour se retrouver le cœur battant dans la chaleur de la rue.

Eut-elle été moins pressée, eut-elle tourné la tête vers le comptoir, peut-être aurait-elle vu, parmi les bouteilles d’apéritifs, à demi cachés par le fanion d’un obscur club de basketball d’Hoboken, deux petits appareils photos Instamatic, démodés et poussiéreux ?

AUTRE FIN

 

 

Une réflexion sur « Incident de frontière (texte intégral) »

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