Incident de frontière – Chapitre 6

Ou alors, lisez ça :
Nous sommes en mai 1970, rare et bref temps de paix au Proche-Orient.  Trois Français, Pierre, Françoise et Christian, deux Américains, Bill et John, trois Américaines, Tavia, Patricia et Anne et une Australienne, Jenelle, sont réunis dans deux petites voitures pour un long weekend en Syrie. A Alep, ils sont descendus à l’hôtel Le Baron. La nuit dernière a été agitée : Christian a fumé son premier joint sur la terrasse, a badiné avec l’Australienne, a découvert Patricia dans le lit du professeur Breed. Ça l’a rendu malade, au sens propre comme au sens figuré. Pauvre garçon, il n’a pas l’habitude !

Chapitre 6

Le petit déjeuner qu’ils prirent le lendemain matin sur la terrasse fut plutôt silencieux. A un bout de la table, John et Tavia se parlaient doucement l’un à l’autre. Jean-Pierre Ponti et sa femme tenaient l’autre bout de la table. Comme souvent le matin, Jean-Pierre ne disait rien. Françoise observait les autres membres du groupe qui, après les saluts traditionnels, n’avaient plus échangé que de rares paroles. Elle comprenait qu’il s’était passé quelque chose pendant la nuit, mais elle ne savait pas vraiment quoi. Elle essayait sans succès de lancer la conversation sur leur programme du jour, Homs, le Krak des Chevaliers, le passage de la frontière, leur heure probable d’arrivée à Beyrouth. Finalement, découragée, elle se leva avec ostentation et déclara « qu’il était temps que tout le monde aille boucler sa valise si on voulait faire tout ce qu’on voulait faire aujourd’hui ! »

Ils prirent la route vers dix heures du matin. Au moment de l’embarquement dans les voitures, Christian avait un peu hésité, mais finalement, il avait œuvré pour que Patricia monte à nouveau à côté de lui :

-On se répartit comme d’habitude, hein ? avait-il dit d’un ton qui laissait peu de place à la discussion. C’est plus facile comme ça !

Personne ne voyait en quoi c’était plus facile, mais tout le monde fit comme si.

Pendant la première heure de trajet, Christian s’était montré plutôt rugueux. Il répondait aux questions des filles de la façon la plus brève possible, presque uniquement par des oui et des non. Après ses faiblesses d’hier soir, il tenait à affirmer sa virilité en affichant sa mauvaise humeur. Les filles avaient rapidement compris et s’étaient mises à parler entre elles de l’Amérique et de l’Australie. Et puis Christian avait réalisé que l’image qu’il était en train de donner de lui n’était pas celle de l’homme élégant et charmeur qu’il aurait voulu être, mais celle de l’enfant gâté et boudeur qu’il craignait d’être. Il se força alors à se détendre sur son siège et commença à faire comme les autres, c’est à dire comme s’il ne s’était rien passé.

Quand ils arrivèrent à Homs, ils firent un petit tour dans les souks, visitèrent un bout de la citadelle et une mosquée. Mais le cœur n’y était plus. Mentalement, ils étaient sur le chemin du retour et ils avaient tous presque envie d’être déjà arrivés à Beyrouth. Ils déjeunèrent dans un ancien palais sombre et frais et remontèrent dans les voitures.

C’est peu de temps après que Breed demanda à Ponti d’arrêter la voiture pour lui permettre de s’isoler dans les buissons. Christian ne se priva pas de lancer une remarque ironique sur l’incompatibilité des américains et de la cuisine arabe, puis il réalisa que John, Tavia, Anne et surtout Patricia étaient aussi américains et il se mordit les lèvres. Ils repartirent.

Un peu plus loin, la route s’encombra de plus en plus. Ils approchaient d’un village. Des hommes arrivaient de partout, accompagnés de chèvres, de moutons, de chevaux, d’ânes, et de femmes et d’enfants. On pouvait même voir quelques dromadaires. Comme les voitures ne pouvaient plus avancer, ils les garèrent sur le bord de la route et en descendirent pour se mettre à suivre le flot. La foule se dirigeait vers un grand espace en bordure du village, limité par une simple ficelle à laquelle on avait noué de place en place des chiffons de couleur. Le spectacle était grandiose. Sous le piétinement des hommes et des animaux, des nuages de poussière ocre s’élevaient en se mélangeant aux fumées bleutées des marchands de kebabs. Dans la foule, de lents courants se dessinaient, se frôlaient, se croisaient et se contrariaient sans cesse. Des hommes plus pressés que les autres se frayaient un chemin au milieu des troupeaux, faisant naître les cris des bêtes et des propriétaires. Le bruit était immense. Les cris aigus des femmes et des enfants étaient parfois couverts par le braiement d’un âne ou le blatèrement d’un dromadaire. Des paysans discutaient vivement du prix d’un cheval ou d’un troupeau qu’un enfant gardait à lui tout seul. Les neuf étrangers, éblouis par le spectacle, abasourdis par l’agitation, restèrent un moment immobiles, groupés en bordure du marché, sans oser y pénétrer. Et puis, n’y tenant plus, les uns après les autres, ils se mélangèrent à la foule.

L’arrivée de ces jeunes femmes qui portaient des jeans serrés et des chemises ouvertes, qui éclataient de jeunesse et de santé, qui souriaient à tout le monde en se faufilant partout causa un grand émoi dans le marché. Là où elles passaient, les hommes s’immobilisaient pour les contempler sans aucune gêne, les femmes parlaient entre elles et riaient en les regardant de derrière leur foulard, les enfants s’approchaient en hésitant pour toucher leur vêtement ou leur main. Il n’y avait aucune hostilité, aucun signe d’irritation dans leur attitude, seulement de la curiosité.

Les étrangères se sentaient de plus en plus à l’aise. Elles commencèrent à se disperser dans la foule. Patricia parcourait lentement le marché en prenant des photos avec un tout petit appareil. Christian qui l’observait à quelques mètres de distance s’aperçut que Breed n’était pas loin, sans doute pour la surveiller lui aussi. Il vit la jeune américaine s’arrêter devant un petit groupe qui entourait un vieillard assis sur une chaise. Le vieil homme donnait le biberon à une toute petite chèvre qu’il tenait au creux de son bras. Christian regarda Patricia s’avancer, lever son appareil et, de tout près, prendre la photo de la scène.

Aussitôt, l’atmosphère changea. Le groupe qui entourait le vieil homme se mit à parler de plus en plus fort sur un ton de plus en plus agressif. De tous côtés, des gens se joignaient au cercle, des cris, des apostrophes étaient proférés. Quelqu’un prenait Patricia par le bras et tentait de lui enlever sa caméra. Elle résistait. Les choses étaient en train de se gâter et Christian se disait qu’il fallait qu’il intervienne, qu’il devait protéger cette jeune femme en péril. Mais avant qu’il ne se soit décidé, Patricia s’était dégagée et, plantant son appareil dans les mains de Breed qui s’était approché, elle lui dit en se faufilant hors du groupe :

-Tiens ! Débrouille-toi avec eux !

Le ton monta encore d’un cran. C’était maintenant presque une foule qui vociférait, qui arrachait la caméra des mains de l’américain, qui le prenait aux épaules et l’entraînait en arrière.

Christian n’était pas vraiment mécontent de voir Breed en difficulté, mais, ne serait-ce que par solidarité occidentale, il se disait qu’il fallait qu’il aille à son secours. Mais comment faire ? Fallait-il appeler les autres à l’aide ? Fallait-il intervenir seul et s’interposer entre cette foule en colère et l’américain ?

Pendant que Christian hésitait, les hommes avaient soulevé Breed et l’avaient juché sur un âne. Quelqu’un l’avait coiffé d’un keffieh poussiéreux. Christian s’attendait au pire. Et puis il vit le vieux berger s’approcher de Breed, brandir la caméra de Patricia et le prendre en photo. Quand ce fut fait, tout le monde se mit à rire en se donnant de grandes tapes dans le dos. Le vieillard prenait photo sur photo. Bill jouait le jeu en souriant bêtement du haut de son âne et en prenant des poses de plus en plus ridicules à chaque nouvelle photographie. Tout le monde était aux anges et applaudissait l’américain, si beau joueur. La caméra lui fut rendue et le calme finit par revenir.

Christian retourna seul vers les voitures. Il crevait de jalousie. Ce salaud de Bill avait encore eu le beau rôle. Il se disait qu’au lieu d’hésiter comme il l’avait fait, il aurait dû foncer à travers la foule vers Patricia. Alors, ç’aurait été lui que tout le monde aurait salué, et lui que Patricia n’aurait pas manqué d’admirer. Oui, mais voilà, une fois de plus il n’avait pas su se décider à temps.

Quand les autres rejoignirent les voitures, ils trouvèrent Christian qui les attendait, appuyé contre une aile de sa Peugeot, affichant à nouveau sa mauvaise humeur.

-Qu’est-ce que vous avez fichu ? Il faut partir maintenant, disait-il d’un air excédé, sinon on risque de trouver la frontière fermée pour la nuit.

Jean-Pierre lui répondit calmement que la frontière ne fermait qu’à neuf heures et qu’on avait largement le temps, mais que, bon, si on voulait passer au Krak des Chevaliers, il fallait quand même ne pas trop tarder.

Ils remontèrent dans les voitures et repartirent vers l’ouest.

A SUIVRE … prochain épisode : dimanche prochain

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