Incident de frontière – Chapitre 4

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Résumé des chapitres précédents :
Syrie, mai 1970. Jean-Pierre, Françoise, Christian, Bill, Patricia, John, Tavia, Anne et Jenelle vivent à Beyrouth. Ils se sont retrouvés pour passer ensemble un long week-end en Syrie. A Alep, pendant qu’ils visitaient les souks, Christian a enfin réussi à s’isoler du groupe avec Patricia et à l’embrasser timidement, mais sa maladresse l’a empêché de pousser plus loin sa manœuvre d’encerclement. De retour à l’hôtel Le Baron il est parti se coucher de bonne heure, furieux contre lui-même.

Chapitre 4

Quand il se réveilla, il faisait encore nuit noire. Bon sang ! Deux heures du matin ! Il n’aurait jamais dû se coucher aussi tôt. Il s’énervait, se retournait, soufflait. Il avait soif. Et faim aussi. Il ne pourrait surement plus se rendormir, maintenant. Peut-être pourrait-il trouver quelque chose à manger ou à boire dans la cuisine de l’hôtel ? Mais il n’osait pas se lever, de peur de réveiller Bill. Dans le noir absolu, il retenait sa respiration pour tenter de percevoir celle de l’américain. Mais rien ! Peut-être est-il mort ? pensa-t-il, plaisantant à moitié. Il alluma la lumière : le lit de Bill était vide, pas même défait.

Il enfila son jean et une chemise, sortit de la chambre et descendit l’escalier pieds nus. Une lueur provenait de l’office : une lampe était restée allumée dans la cuisine. Silencieusement, il se mit à la fouiller et finit par trouver des côtelettes de mouton froides et une grande bouteille de bière tiède. Il installa le tout sur un plateau et passa sur la terrasse. La nuit était sans lune et l’obscurité était presque complète. La masse noire de la ville, parsemée des quelques rares tâches jaunes de l’éclairage public s’étalait devant lui. Seule la lumière des étoiles et d’un lointain réverbère permettait de discerner le contour des meubles de la terrasse. Il s’installa à la table où ils avaient dîné quelques heures plus tôt.

-Hello Christiane, vous ne peuve pas dormir non plus ?

C’était Jenelle. Elle prononçait le prénom de Christian à l’anglaise et ça donnait Christiane. Il reprit son plateau et se dirigea vers le rond rouge de la cigarette qui brillait à l’autre bout de la terrasse.

-Je me suis couché trop tôt, et j’ai faim. J’ai trouvé ça. Vous voulez que j’aille vous chercher quelque chose ?

-Merci, je me suis déjà repue – c’est comme ça qu’on dit ? – avec le fridge.

Sa voix était plutôt joyeuse et mal assurée. On aurait dit qu’elle venait de raconter une bonne blague.

Les yeux de Christian s’habituaient peu à peu à l’obscurité et il commençait à pouvoir détailler la jeune femme. Elle était allongée sur une sorte de Récamier en rotin, la tête posée sur un oreiller qu’elle avait dû apporter de sa chambre. Elle portait un short blanc et une chemise noire ouverte. Elle fumait une cigarette informe, probablement un joint, et trois bouteilles de bière gisaient à portée de sa main. « C’est vrai qu’elle n’est pas mal, Jenelle, pensa-t-il. Mais pas vraiment mon genre ». Il posa le plateau par terre à côté d’elle et se redressa.

-Vous passez la nuit ici ? Vous n’avez pas peur ?

-Vous savez, mon petit Christiane, j’ai couché – c’est comme ça qu’on dit ? – j’ai couché dans des places un lotte plus dangereuses ! Et puis j’étais trop chaude dans la chambre. Et aussi, une chose, Patricia, she snores, comment vous dites ça, she snores ?

-Elle ronfle. Patricia ronfle ?

-Elle ronfle, mais c’est un secret.

-Mais je croyais qu’elle dormait avec Anne ?

-Oui, mais cette nuit, Anne, elle voulait être seule. Alors voilà. Anne dort seule dans ma chambre, Patricia dort seule dans leur chambre et Jenelle parle avec un joli français sur la terrasse de l’hôtel. Drôle, non ?

-C’est drôle, oui, répondit évasivement Christian, qui ne savait pas trop que penser de cette conversation.

-Voulez-vous une bouffe ? C’est si bon, vous savez ? Spécialement la nuit, comme ça, quand il fait bouillant.

Il mit un petit temps à comprendre qu’elle lui offrait une bouffée de sa cigarette. Il n’avait jamais touché un joint de sa vie, mais il se dit que par une chaude nuit d’Alep, sur la terrasse d’un hôtel légendaire, en compagnie d’une fille disponible, c’était le moment où jamais. Il s’approcha et vint s’asseoir sur le bord de la chaise longue. Entre le pouce et l’index, elle prit sa cigarette d’entre ses lèvres et la plaça entre celles de Christian. Quand les doigts de Jenelle touchèrent ses lèvres, Christian eut un léger mouvement de recul. Jenelle s’en aperçut et eut un léger rire :

-Ne soyez pas peur, Christiane. Je ne vais pas vous manger.

Il tira une bouffée de la cigarette. Il trouva que la puissante odeur était plutôt agréable, bien que cela lui piquât la gorge et l’intérieur de la bouche. C’était un peu comme fumer une de ces très fortes cigarettes, une Boyard ou une Favorite. Luttant contre l’envie de tousser, Christian prit un air d’habitué pour dire :

-Elle est bonne…

Puis, très vite :

-Vous n’avez pas vu Bill ? Il n’est pas dans notre chambre.

-Bill ? Pas vu. Surement, il gambade, I just love this word, il gambade dans les ruines, dit Jenelle en reprenant son joint des lèvres de Christian.

En faisant ce geste, elle avait frôlé sa joue du dos de la main. Il se demanda un instant si c’était involontaire pour finir par conclure qu’elle l’avait fait exprès. D’ailleurs, il commençait à se sentir bien. La nuit était belle, et cette fille était en train de le draguer ouvertement. Il décida d’être drôle et cultivé pour l’impressionner.

-Oui, dit-il, je le vois très bien au milieu des ruines, sautant de colonne dorique en ergastule, avec sa lampe frontale, sa grosse loupe et son petit carnet…

-Ergastule ? Qu’est-ce que c’est, ergastule ?

Christian se sentit rougir. Il avait sorti ce mot du fond de sa mémoire, mais il était incapable de se rappeler sa signification. Il choisit d’improviser :

-Eh bien, ma chère Jenelle, dit-il en affectant un ton professoral et en lui posant la main sur le genou, sachez qu’un ergastule est un autel consacré au dieu Baal. Bien avant l’arrivée des Grecs et des Romains, les Phéniciens y sacrifiaient des taureaux albinos pour se ménager les faveurs de ce terrible dieu. Pour procéder au sacrifice, le prêtre revêtait un habit entièrement fait de plumes blanches et noires, pour rappeler qu’avant de prendre la forme d’un éléphant à deux trompes, le dieu Baal avait été un superbe aigle du Caucase.

Christian, qui s’écoutait parler, ne revenait pas de sa soudaine aisance.

-Vous savez un lotte de choses. Et c’est tout vrai, tout ça ?

Christian éclata de rire :

-Mais non, Jenelle. Je viens de tout inventer. Je n’ai aucune idée de ce que veut dire ergastule et je ne crois pas que Baal ait jamais été éléphant ou oiseau !

La jeune femme enleva délicatement la main de Christian de son genou. Tout à la douce euphorie qu’il ressentait depuis quelques minutes, Christian venait seulement de comprendre la grossière erreur qu’il avait commise : tenter un premier et tendre contact physique avec une jeune femme tout en se moquant d’elle n’était surement pas la meilleure des approches. Tout était à recommencer. Mais il n’en avait plus envie. Il se sentait fatigué. Depuis quelques minutes, une idée imprécise était née dans son esprit, une sorte de pressentiment, un vague soupçon… Il ne pouvait rien formuler de précis, ni s’en débarrasser, mais ça tournait dans sa tête, ça tournait…Il commençait à avoir mal au cœur.

Soudain, pris d’une certitude, il s’est levé d’un bond et il a traversé la terrasse d’un pas rapide. Au moment où il allait pénétrer dans le hall, il a entendu la voix de Jenelle qui disait :

-N’allez pas là-bas, Christiane, n’y allez pas !

A SUIVRE…

Le chapitre 5 paraitra dimanche prochain 15 janvier.

Une réflexion sur « Incident de frontière – Chapitre 4 »

  1. Je savais bien et je vous l’avais dit… que l’on n’avait pas besoin d’aller à Alep pour passer la nuit dans l’hôtel de Bourgogne où Bourvil et de Funès ont passés une nuit blanche dans leur ‘Grande vadrouille!’

    Heureusement, Philippe, sans avoir l’air d’y toucher, a donné un petit tour coquin à la chose. Son voisin de lit vierge (le lit, pas – ou plutôt plus, après cette nuit – le voisin) aurait-il profité du fait qu’il (Christiane alias Philippe) se soit couché tôt pour aller passer la nuit avec sa Belle du jour?

    Si l’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt (et se couchent donc tôt – c’est le prix à payer-) le présent (ici une nana) leur échappe.

    Aurais-je, dans ma possession du futur, défloré l’histoire du 15 Janvier?

    Aucune importance, seul le style compte! Isn’t it?

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