Chronique des années passées – 5

Chronique des années cinquante

5 – Le 38

Il y a longtemps, je prenais souvent l’autobus 38.

Pas pour aller à l’école, non. Pour ça je prenais le métro : quatorze stations, avec un changement interminable à la station Chatelet ; au mieux, quarante minutes de transport. Un jour, dans un wagon bondé, compressé entre des adultes, oppressé par la chaleur et fatigué par une journée de classe, je m’étais évanoui entre les pieds des voyageurs. Après cette aventure, mes parents avaient décidé que je ne prendrais plus que des premières classes. J’étais rapidement devenu un habitué des wagons rouges. Les gens y lisaient l’Aurore ou le Figaro, et je fulminais contre ceux qui voyageaient dans mon wagon alors que, visiblement, ils n’avaient pas le titre de transport adéquat.

Je prenais le 38 pour des choses plus agréables que d’aller en classe. Il me permettait de rejoindre le Luxembourg, ses balançoires, ses petits bateaux, et plus tard, ses jeunes filles au pair, et si je descendais une ou deux stations plus loin, j’arrivais tout près d’une dizaine de cinémas. Beaucoup d’entre eux ont aujourd’hui disparu. Ils ont laissé la place à des magasins de disques ou de vêtements.

Le 38 fut l’un des derniers autobus à conserver son receveur, sa chaine et sa plateforme extérieure. C’est par la plateforme qu’on entrait dans le bus. L’accès était barré par une chaine recouverte de cuir que le receveur décrochait d’un geste sec du poignet pour vous ouvrir le passage. On grimpait une haute marche pour monter sur la plateforme, puis une deuxième plus petite pour accéder aux places assises à l’intérieur. Mais moi, je préférais rester dehors, quelque temps qu’il fasse, dans la chaleur ou la bourrasque, avec les vrais hommes, col relevé ou cheveux dans le vent.

Le receveur annonçait chaque arrêt à l’avance : « Osservatoirporoyal ! » Le bus était encore en train de ralentir qu’il décrochait déjà sa chaine pour laisser sortir les passagers qui voulaient descendre. Ensuite, il admettait à bord quelques nouveaux dans l’ordre des tickets que ces candidats au transport avait tirés du distributeur. Alors, d’un ample geste du bras, le receveur enveloppait la taille du dernier passager accepté pour raccrocher la chaine derrière lui. De sa main libre, il saisissait la poignée de bois noirci de l’autre chaine, celle qui pendait du plafond comme une vulgaire chasse d’eau, et d’un geste sec du poignet, il donnait au machiniste, car c’est bien comme cela qu’on l’appelait,  le signal du départ.

Entre deux arrêts, il entreprenait de composter les billets des nouveaux arrivants, en commençant par ceux de la plateforme. C’était à cette époque une opération compliquée, pour le passager comme pour le receveur. Pour le passager, à moins de disposer d’une de ces innombrables cartes de gratuité que la RATP distribuait généreusement, il fallait connaître ou repérer sur le plan affiché à l’intérieur du véhicule le nombre de sections qui correspondait à son voyage, extraire de son porte-monnaie le petit accordéon de papier qui réunissait ses tickets, découper le nombre de tickets correspondant au nombre de sections de son trajet et le remettre au receveur. Alors, à l’aide d’une petite boite en fer qu’il portait sur le ventre accrochée à sa ceinture réglementaire, l’homme de la Régie des Transports procédait au compostage des tickets présentés. Cette opération comportait une suite d’étapes dont l’exécution me fascinait. Il fallait, à l’aide d’un tout petit levier placé sur le dessus de l’appareil, régler à la bonne largeur la fente d’accueil des tickets (leur nombre pouvant aller de un à six, la largeur de la fente pouvait varier de cinq à trente millimètres) ; ceci fait, introduire dans la fente les tickets en veillant à ce qu’ils ne se plient ni ne se chiffonnent ; tourner d’un seul tour la petite manivelle dont le flanc droit de la boite était équipé ; extraire les tickets compostés et restituer au voyageur ses billets qui comportaient maintenant, imprimé à l’encre violette sur une de leurs faces un ensemble de lettres apte à prouver aux yeux d’un éventuel contrôleur que vous n’étiez pas un fraudeur. Ces étapes étaient exécutées par le receveur avec une dextérité admirable, dans un doux bruit de légers cliquetis. On sentait l’homme d’expérience et la mécanique de précision. Un esprit un peu curieux ne pouvait s’empêcher d’imaginer tous les petits mécanismes, engrenages, rouages, bielles et pignons délicats, toutes les petites lettres de l’alphabet et le certainement minuscule réservoir d’encre qui permettait l’impression de ces mystérieux messages sur le titre de transport.

Voilà le spectacle auquel vous pouviez assister autrefois en prenant le 38 à plateforme : celui du travail d’un artisan consciencieux sur un fond de Lion de Belfort, de coupole de l’Observatoire ou de grilles du Luxembourg.

Le 38 a changé. Il n’y a plus de plateforme, plus de machine à composter sur le ventre du receveur, plus de receveur, plus de chaine gainée de cuir. Il y a des portes qui sifflent quand elles se ferment brutalement, des composteurs automatiques dont le bruit pourrait faire croire qu’ils déchiquettent votre billet et des caméras dont l’œil noir vous regarde. Certains disent que de cette manière, le 38 a été déshumanisé.

Mais c’est injuste que de dire cela, car il n’est plus interdit de parler au conducteur. Il y a même des panneaux qui vous recommandent de lui dire bonjour. Il s’ennuie tellement !

5 réflexions sur « Chronique des années passées – 5 »

  1. J’ai en effet encore des tickets de bus vierges qui ont donc au moins 45 ans. Le dernier bus à plateforme utilisé à Paris a terminé sa carrière en 1971. C’était un 21 (information que l’on trouve sur le site « un piéton à Paris » que je recommande). Susan et moi l’empruntions à la station Glacière pour nous rendre en particulier dans un certain restaurant chinois du Quartier Latin portant le nom d’Empire Céleste.

  2. Eh oui, il y a du Blaise Pascal chez Philippe…

    De Pascal, je retiens ce qu’il a piqué à Montaigne; « Plaisante justice qu’une rivière borne! » Les alluvions ayant fait leur œuvre (en un siècle), le lit de la rivière se transforme en chaine de montagne: « Vérité en deça des Pyrénées, mensonge au-delà! »

    Philippe, lui, se retrouve dans la minutieuse description d’ajustements des mécanismes de la boite à composter les accordéons de tickets des passagers de bus ancestraux. Pascal avait dû mettre au point cet engin ventral avant de réaliser sa fameuse machine à calculer.

    Je me souviens avoir pris cette ligne, à moins que ce ne soit la 36, qui faisait sa génuflexion à la Trinité, après un bref arrêt à Pigalle où le machiniste devait satisfaire ses besoins, et se rendait au Boulevard Port Royal où ma mère m’amenait voir Philippe tandis qu’elle papotait défilés de modes ou vernissages avec Denise, sa maman.

    J’aimais aussi le grand air et les fumées de diesel de la plate forme arrière, conforme en tous points à la description délicate qu’en fait Philippe mais, ma mère, de la gente féminine (c’était la seule façon d’avoir des enfants en cette époque biblique), avec son petit à casquette ronde, préférait s’installer à l’intérieur, le voyage étant long (2 fois 5 tickets) et très périlleux.

    Sociologue en herbe – et non ingénieur en puissance -, je ne m’intéressais pas au moulinet du contrôleur mais aux manifs régulières qui effrayaient ma mère et les passagers – beaucoup plus bourgeois que ceux du métro, (première classe exceptée, bien sûr) -. Au carrefour de l’avenue de l’Opéra avec la rue de Rivoli, près des Guichets du Louvre, les manifestants démontaient les écriteaux latéraux (sous les fenêtres des passagers) portant les noms des principaux arrêts. Ils les brandissaient en criant: « Ridgway (général américain) Assassin! » et « U.S. go home! » Ce qui me donna l’envie – quand je serai grand et si Dieu me prêta vie – de venir voir ce qui, de l’autre côté de l’Atlantique, suscitait tant de colère chez mes compatriotes si envieux de Moscou!

    Hélas, le cinéma français ne fait pas honneur au beau souvenir que Philippe évoque avec grande élégance de ces bus au cul bien aéré.

    Le seul film dans lequel je les ai retrouvés est ‘Paris brûle-t-il?’ Ils servent à transporter (50 à 60 par bus) des résistants et d’autres captifs de la Gestapo vers la Gare de l’Est où les SS les attendent pour les expédier vers les camps d’Allemagne. Cette sinistre impression est corroborée par les documentaires sur la seconde guerre mondiale où ces bus sont réquisitionnés par la police parisienne pour transporter les Juifs, tout aussi parisiens, vers le Vel d’Hiv. lors de l’infâme « Rafle » de l’été 1942.

    Pour conclure sur une note ironique et interpersonnelle sans prétention historique, lorsque je lis Philippe qui nous raconte qu’écolier, prenant le métro en première (classe qui lui fut accordée après un simulacre d’évanouissement), il « fulminai[t] contre ceux qui voyageaient dans [s]on wagon alors que, visiblement, (délit de sale gueule) ils n’avaient pas le titre de transport adéquat; » je le ré-entend me dire (lorsqu’il vint récemment à Cassis pour me faire l’éloge de la philosophie) – ce que j’avais alors pris pour de l’humour au second degré – en passant en voiture – pour prendre un ticket d’entrée – devant un guichet réservé aux détenteurs de cartes d’usager que c’était un véritable scandale que ce passage prioritaire puisse être accessible aux cochons de payeurs en monnaie sonnante et trébuchante qui ralentissent ainsi la circulation sur ces voies rapides! (Délit du chauffeur étranger – touriste allemand bien enveloppé sous son collant bermuda souvent photographié)

    Le sociologue Bourdieusien, fera encore une Bourde (ma CER exhibée a le dos large!) en s’étonnant de la façon dont les Héritiers, légitimisent, naturalisent ou biologisent le hasard de la naissance auquel ils doivent leurs privilèges indus!

    Pour rétablir l’exclusivité de son privilège, mon camarade devrait envisager de s’évanouir au volant en passant devant ces guichets trop tolérants!

    L’histoire ne nous dit pas qui l’a ramassé en IIIe classe bondée et qui le ramassera sous le guichet!

  3. Patrick serait-il ce que l’on appelle un conservateur (de tickets) ?

  4. Étonnant que Patrick possède encore des tickets de bus de cette époque.
    Il devrait les mettre dans un cadre.

  5. Philippe c’est le 38, et moi c’est le 21. Même direction Le Luxembourg. Les bus 21 étaient plus anciens, leur démarrage plus lent donc plus facile à rattraper à la course pour sauter sur la plateforme. Les gendarmes et les pompiers s’y accrochaient souvent à l’extérieur quand elle était bondée. J’ai encore des tickets non utilisés.

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