Cours de mythologie 1ère année-Leçon 8

Salade grecque

Avertissement
Vous allez lire une horrible histoire. Elle est horrible mais vraie. Absolument garantie véridique. Elle a été rapportée par un historien réputé et digne de foi, Robert Rank Graves (1895-1985)
Pour une fois, les noms des personnages n’ont pas été modifiés. Ces gens-là s’appelaient vraiment comme ça, et c’est surtout ça qui rend l’histoire incroyable. Et pourtant, elle vraiment vraie. Voyez vous-mêmes :

Dans le quartier de la Phocide, c’est Térée le chef. Il est à la tête d’une bande de petits voyous colériques, sanguinaires et sans scrupules. Il est lui-même le plus coriace, colérique, sanguinaire et sans scrupules de toute sa bande. Il est parvenu à ce poste par la violence, la contrainte et la tromperie. Il est, pour le moment et ce, jusqu’à ce qu’un petit gars plus coriace, colérique, sanguinaire et sans scrupule que lui le détrône, le patron incontesté du jeu, de la drogue et de la prostitution dans son quartier. Il est jeune et vigoureux, mais célibataire. Et ça lui pèse.

De l’autre côté de la rivière, c’est le quartier de l’Attique, et là, c’est Pandion qui est le boss. Beaucoup plus âgé, Pandion est plus calme, plus posé que Térée. Il est aussi beaucoup plus marié et possède beaucoup plus d’enfants : Boutés et Erechthée, deux garçons jumeaux, Philomèle, une jeune fille de quinze ans, et Procné, sa sœur aînée. À part ça, Pandion fait à peu près le même boulot que Térée, mais en mieux.

L’année dernière, Pandion avait invité Térée chez lui pour régler entre gentlemen un petit problème de territorialité. En effet, depuis quelques temps, les filles qui travaillaient pour Térée venaient faire le trottoir du côté pair de la rue Neuve des Muses, alors que tout le monde sait que ce côté fait historiquement partie du quartier de l’Attique. Entre chefs d’entreprise de bonne foi, la chose fut réglée rapidement à la satisfaction des deux parties, et pour célébrer cette guerre évitée, Pandion demanda qu’on fasse péter une roteuse champagne. C’est Procné, la fille aînée de Pandion qui apporta la bouteille et les verres.

Dès qu’il vit la jeune fille, Térée tomba sous son charme. Mais aussi, comment résister à cette silhouette de pin-up pour calandre de semi-remorque, à ces lèvres épaisses et boudeuses, à ce rouge à lèvre violet assorti à la couleur de son bermuda moulant, à ses yeux cernés de fard comme ceux du raton-laveur, à cette poitrine gigantesque débordant d’un chemisier à paillettes de deux tailles trop petit, à cette voix aiguë de fillette dans un corps de femme ? Oui, comment résister à tant de charme et de distinction ?

Térée et Procné se marièrent le mois suivant. Sur le plan sentimental, ce fut un bien beau mariage. Tous les chefs de gang de la ville et des environs vinrent à la noce avec leurs épouses, leurs enfants et leurs gardes du corps. Exceptionnellement, toutes ces demoiselles avaient été autorisées à quitter leur trottoir pendant quelques heures pour assister à la noce. Elles furent bien émues par la cérémonie et les plus tendres d’entre elles écrasèrent une larme quand les nouveaux époux s’embrassèrent sous le riz, avant d’être fermement priées de retourner au boulot.

Sur le plan géostratégique, c’était également un événement intéressant. La réunion des deux quartiers pouvait créer les bases d’un empire considérable. Mais les deux chefs de gang avaient décidé de laisser les choses en l’état, autrement dit, chacun chez soi, au moins jusqu’à la majorité de l’héritier potentiel, lequel ne saurait tarder à paraître dans le cercle de famille.

Effectivement, l’héritier ne tarda pas à paraître dans le cercle de famille en la personne d’Itrys qui vint au monde peu après le délai réglementaire.

Dans les quartiers désormais parents de l’Attique et de la Phocide, les affaires prospéraient dans la paix garantie par les vœux échangés. Rien que dans son territoire, Térée avait ouvert deux nouveaux clubs de jeux clandestins. Quant à Pandion, il venait d’inaugurer sa troisième maison close, la plus luxueuse qu’on ait jamais vue de mémoire d’Attiquois. Tout allait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes de truands.

Mais pour être truand, on n’en est pas moins homme : Térée, un beau soir de Noël, se retrouva seul dans la cuisine avec sa belle-sœur Philomèle. Ça faisait longtemps que la petite, qui croissait chaque jour en sagesse et en volume, lui faisait une forte impression. Il était tombé amoureux d’elle. Mais aussi, comment résister à cette encore frêle silhouette, à cette bouche entrouverte au rouge à lèvre discret, à ces yeux verts au regard timide mais prometteur, à cette poitrine naissante de jeune fille sage, à cette voix douce et hésitante ? Oui, comment résister à tant de charme et de distinction ?

Il décida de la prendre sur le champ et sur la table de la cuisine. Mais elle se refusa à lui en disant : « Mais Térée, tu n’y penses pas ! Et tant que tu seras le mari de ma sœur, je te prierais de ne plus y penser, non mais, sans blague !  » Il se retira sans rien dire, mais il savait ce qu’il lui restait à faire.

La semaine suivante, il emmena sa régulière en voyage. Il lui avait dit : « Viens, Procné, je t’emmène en Mégaride. Je voudrais monter une chaine de maisons d’hôtesses d’accueil avec mon cousin Codros. Il faut qu’on en discute sérieusement tous les deux. Tu pourras aller bronzer à Pagae pendant que je traiterai mes affaires.  » Procné était folle de joie, parce que la Phocide, toujours la Phocide, ça commençait à lui peser.

Arrivé là-bas, Térée expédia Procné  à la plage, tandis qu’il rendait visite à son cousin.

Codros avait une très grosse dette à l’égard de son cousin. Dette de jeu, dette d’honneur, l’histoire ne le dit pas. En tout cas c’était une dette assez antique. Toujours est-il qu’il ne pouvait rien lui refuser. Un peu surpris par la demande, il accepta, contre l’effacement de sa dette, de faire ce que Térée lui demandait : enlever sa femme et la prendre comme membre du personnel  permanent à La Lanterne Rouge, le club très privé qu’il dirigeait d’une main de velours dans un gant de fer. Térée ajouta que Procné devait passer pour morte, qu’elle ne devait donc révéler son identité à personne, et que, pour cela, le plus simple était de lui couper la langue. Ce qui fut fait un peu plus tard dans la soirée.

Térée quitta le territoire de Codros dès le lendemain matin. Quand il arriva chez lui, il prit une mine de circonstances pour aller voir Pandion, son beau-père. Il lui déclara en se lamentant que sa fille avait été assassinée par un petit voyou de la casbah de Pagae. Bien entendu, il avait aussitôt vengé cette mort en étripant le coupable de ses propres mains. Mais, selon les coutumes du quartier, il avait dû enterrer Procné séance tenante. C’était regrettable, mais c’était comme ça.

-Tout ça est bien triste, poursuivit Térée d’un air chafouin. Me voilà veuf, célibataire, abandonné pour ainsi dire ! Mais que vais-je devenir, tout seul dans ma grande maison ? Ah oui, j’oubliais, il y a aussi Itrys, mon fils, ton petit-fils ! Ah-la-la, mais qui va s’en occuper, maintenant ? Tu n’aurais pas une idée, Pandion ?

Pandion en avait une : il pensait aux liens si profitables qu’il fallait absolument maintenir entre les deux quartiers. Il en était exactement là où Térée avait voulu l’amener. Un malin, ce Térée.

-Il me reste une fille, dit Pandion, ma petite Philomèle. Elle sera bientôt en âge de convoler. Bien sûr, il faudra attendre à peu près un an mais, à part ça, est-ce qu’elle te conviendrait ?

De plus en plus chafouin, Térée fit la moue :

-Rien ne pourra remplacer ma Procné, mais enfin, contre mauvaise fortune… faut voir.

-Bon, je te l’envoie demain après-midi, pour que tu lui fasses ta cour.

Le lendemain, Pandion expédia Philomèle chez Térée. Il l’a fit accompagner comme il se doit par trois costauds de confiance, ceux-ci devant jouer le double rôle de gardes du corps et de chaperons.

En ouvrant sa porte à la petite troupe, Térée tua tout de suite les trois chaperons. Puis, il attrapa Philomèle par le bras, l’entraîna à l’intérieur et la viola sans façons sur le champ et sur le tapis de l’entrée.

Ils se marièrent quelques jours plus tard.

Le bruit du mariage de son époux avec Philomèle parvint jusqu’aux oreilles de Procné. Elle, que tout le monde croyait morte, en conçut une certaine rancœur. Ne pouvant téléphoner à Philomèle pour la raison qu’elle n’avait plus de langue, elle prit un mouchoir sur lequel, pour avertir sa sœur, elle broda ces mots : « Procné est pute chez Codros ». Ceci fait, elle convainquit un sbire de Crodos d’expédier le mouchoir à Philomèle comme cadeau de mariage.

Comme beaucoup d’hommes à responsabilités, pour diriger ses affaires publiques et privées, Térée faisait largement confiance aux prévisions d’une voyante, Madame Pythonisse, qui exerçait son commerce du côté du Montparnasse. Un jour qu’il la consultait sur son nouveau ménage et sur sa descendance à venir, elle lui dit que son fils Itrys mourrait bientôt de la main d’un proche parent. Pris d’un coup de folie à cette annonce pour le moins inattendue, il rentra chez lui, prit une hache, et se mit à courir après son père Dryas à travers tout l’appartement. Il finit par le tuer très nettement d’un coup asséné au milieu de la calvitie.

Pendant ce temps, Philomèle, qui avait reçu le colis et compris le message, se rendait avec Itrys  chez Crodos à la recherche de sa sœur. Elle finit par la trouver au milieu des autres prostituées. A la vue de Philomèle et de son fils chéri, Procné se mit à tourner en rond en poussant des cris incompréhensibles parce qu’elle n’avait plus de langue. Scandalisée par l’état dans lequel Térée avait mis Procné, Philomèle se mit à tourner en rond à son tour en se lamentant tout haut :

– Comment faire pour nous venger de Térée ? Comment faire ? As-tu une idée, Procné ? »

Privée de la parole, car elle n’avait plus de langue, mais ne souhaitant pas laisser cette question sans réponse, Procné saisit Itrys, le tua, lui ouvrit le ventre, le vida de ses entrailles et les fit bouillir dans un chaudron en cuivre. Ensuite Procné, Philomèle et ce qui restait d’Itrys rentrèrent à la Phocide. Tandis que Procné se cachait dans un placard de la salle à manger, Philomèle donnait les restes d’Itrys à manger à Térée.

Mais le goût de ce ragout lui rappela vaguement quelque chose, et quand Térée comprit de quoi était fait son repas, il alla à nouveau chercher sa hache et se mit à courir après sa deuxième femme, tandis que la première sortait de son placard pour défendre sa sœur. Alors les trois cinglés se mirent à courir en rond dans la pièce en poussant des cris d’oiseaux, Térée étant quand même le seul à brandir une hache.

Ils coururent de cette manière jusqu’à ce que la police, qui surveillait tout le monde depuis le début, entre dans la salle pour emmener tous ces messieurs-dames en panier à salade.

Fin

Post-Scriptum
En avertissement, je vous avais fait croire que cette incroyable histoire était entièrement authentique.
Eh bien, s’il est exact que ces aventures sont bien arrivées à des personnages qui portaient ces mêmes noms, s’il est vrai qu’elles ont été rapportées par Robert Graves dans son immense ouvrage « Les Mythes Grecs », je dois à la vérité de dire que j’ai complètement inventé la fin de l’histoire. La réalité est bien plus incroyable, et c’est pour cela que je l’ai transformée. La réalité, la voici :
Alors que les trois dingues couraient en rond en poussant des cris de basse-cour, ce n’est pas la police qui est intervenue pour mettre fin au manège, c’est Zeus lui-même. Et comment fit-il pour arrêter la sarabande ? Eh bien, il en transforma les protagonistes en oiseaux : Procné en hirondelle (oiseau sans langue qui vole en rond en poussant des petits cris), Philomèle en rossignol (qui se lamente en faisant « itu-itu-itu», car il n’arrive pas à prononcer Itrys correctement) et Térée en huppe (oiseau qui fait « pou-pou »). Certains disent que Térée fut en fait changé en faucon, mais on ne sait pas vraiment pourquoi.
Etonnant, non ?

Exercice en salle :
1- résumer le texte en moins de 57 mots
2- pourquoi le prénom de Procné est-il ridicule ?

3- quelle morale tirez-vous de cette histoire ?
4- quelle est l’adresse exacte de La Lanterne Rouge ?
5- la plage de Pagae est-elle encore ce qu’elle était ?

2 réflexions sur « Cours de mythologie 1ère année-Leçon 8 »

  1. Eh bé! Pour une grand auteur qui prétend ne pas commenter ce qui se passe sur la scène politique américaine…? C’est très réussi!

    La promenade métaphorique dans le monde ‘underlop’ des voyous du proxénétisme parisien, rive droite, rive gauche confondues, est très réussie! Foi d’un expert en ce mauvais genre qui ne tombera quand même pas dans le piège à Johns de vous révéler ici l’adresse exacte de la Lanterne Rouge!

    Par contre, si l’auteur manipule bien la langue du milieu (même coupée – ce qui, entre proxénètes, diminue sensiblement la valeur de la marchandise!) il se met le doigt dans l’œil lorsqu’il prétend ‘nous avoir fait croire… quoi que ce soit!’

    Un auteur ne contrôle que ce qu’il écrit et parfois, le support sur lequel il l’écrit…
    mais ça s’arrête là!

    L’expression, aussi efficace et performante soit-elle, s’arrête au bout de la plume, de la page ou de la langue (si elle n’est pas coupée). La croyance en la validité, l’authenticité, la véracité, l’isomorphisme avec la réalité des propos de l’auteur est la propriété et donc la responsabilité exclusives de la lectrice ou du lecteur.

    Pour être plus juste, l’auteur devrait dire: ‘J’ai tenté de vous faire croire!’

    C’est exactement comme dans la formule: « l’homme propose, la femme dispose… » (et là, on s’est exfiltré du ‘milieu’ comme de l’univers machiste des ‘Miss monde’ du ‘pimp’ Trump!)

    Non seulement le procès de communication ne se limite pas à l’expression de l’auteur et à la diffusion qui en est assurée par les médias mais elle inclut absolument et, même, repose fondamentalement sur le décryptage qu’en fait le destinataire si, par hasard, il prend les propos de l’émetteur en compte et leur confère une certaine pertinence en plus d’une certaine ou incertaine signification (qui, en général, n’ont rien à voir avec les intentions de l’auteur)!

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